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vendredi 15 février 2013

Les passions, selon J.-B. F. Descuret, 1841


CHAPITRE I

S'il y a tant de confusion dans les choses,
c'est qu'on en laisse beaucoup trop dans les mots

Le mot passion, d'après son étymologie (Πάθος), désigne une souffrance ou du moins une émotion produite en nous, tantôt par une impression venue du dehors, tantôt par une impulsion engendrée dans notre intérieur. Dans les deux cas, cette émotion ébranle plus ou moins le cerveau, organe intermédiaire entre l'âme et le corps, et par lui est renvoyée sur tous les points de l'économie, à l'aide de nombreux conducteurs appelés nerfs.
Toutes les affections vives, toutes les passions, ayant le triste privilège de rendre le corps malade non moins que l'esprit, ces deux termes s'emploient également en parlant du physique et du moral : ainsi l'on dit que les affections organiques du cœur sont souvent le résultat d'affections morales, et anciennement l'on donnait les noms de passion hypochondriaque et de passion hystérique à des maladies qui ont leur siège dans les hypochondres ou dans l'utérus.
Les passions, disent quelques auteurs, sont ainsi nommées, parce que l'homme ne se les donne pas, niais qu'il les subit, qu'il est soumis à leur action, qu'il y est passif.
« Nous appelons passions, dit le docte et judicieux Bergier, les inclinations ou les penchants de la nature poussés à l'excès, parce que leurs mouvements ne sont pas volontaires : l'homme est purement passif lorsqu'il les éprouve ; il n'est actif que quand il y consent ou qu'il les réprime. »
Si les moralistes sont d'accord sur l'étymologie de ce mot, il n'en est pas ainsi de l'acception qu'on doit lui donner, et par conséquent de sa définition.
Le chef de l'école stoïcienne, Zénon, définit la passion , un trouble d'esprit contre nature, qui détourne la raison de sa voie.
Galien, d'après les idées d'Hippocrate et de Platon, considère les passions comme des mouvements contre nature de l'âme irraisonnable, et il les fait toutes provenir d'un désir insatiable. H ajoute qu'elles font sortir le corps de l'état de santé.
Descartes les considère comme des mouvements produits par les esprits vitaux émanés de la glande pinéale (siège de l'âme, selon lui) et qui viennent diversement agiter toutes les parties du corps humain.
Le plaisir nous émeut agréablement : nous nous portons vers lui ; la douleur produit sur nous un effet contraire : nous la fuyons. Cette attraction et cette répulsion ont été appelées mouvements de l'âme, non que l'âme puisse changer de place (un être immatériel n'occupant pas de lieu), mais seulement pour indiquer que, dans son amour et dans son aversion, l'âme s'unit avec les objets ou s'en sépare, de même que le corps s'en approche ou s'en éloigne. D'après ces considérations , Bossuet et d'autres moralistes chrétiens définissent les passions, «des mouvements de l'âme, qui, touchée du plaisir ou de la douleur ressentie ou imaginée dans un objet, le poursuit ou s'en éloigne. »
Selon Gall et Spurzheim, les noms d'affection et de passion ne conviennent nullement aux facultés primitives de l'âme. Le premier doit s'appliquer uniquement aux modifications que présentent les facultés, et le second à l'excès de leur activité. Ainsi l'affection ne serait qu'un mode de qualité, la passion qu'un mode de quantité.
Certains moralistes ont confondu les affections et les passions ; d'autres ont cru devoir rassembler, sous le titre de passions, une foule de travers d'esprit habituels, et jusqu'à des caprices aussi futiles que passagers. La plupart cependant ont réservé le nom d'affections aux sentiments en quelque sorte passifs, tels que la tristesse, le chagrin, la crainte, et ils ont seulement qualifié de passions les sentiments éminemment actifs, tels que l'amour, la haine, la colère, l'ambition.
Quelques savants médecins prétendent que le besoin d'exercer les facultés de l'intelligence peut bien donner naissance à des goûts très-vifs, tels que celui de la poésie, de la peinture, de la musique ; mais que ces goûts ne sont jamais poussés jusqu'à la passion. Malgré mon respect pour leur autorité, je ne puis admettre une opinion que des faits assez multipliés m'ont paru complétement détruire. J'ai eu, en effet, maintes occasions d'observer des peintres, des poètes, et surtout des musiciens, qui montraient pour leur art un penchant, un goût, une ardeur qui allait jusqu'au délire, jusqu'à une véritable et violente monomanie, terminaison funeste et malheureusement trop fréquente des grandes passions.
Ce désaccord qui règne entre les écrivains sur l'acception que doit avoir le mot passion provient bien certainement de ce que son étymologie lui donne un sens trop vague et même illimité. En effet, qui dit passion, dit souffrance, d'où il suivrait que toute émotion éprouvée serait une passion.
Pour faire cesser une pareille confusion, il est absolument nécessaire de restreindre la signification de ce mot, et de bien préciser le sens qu'il doit avoir. Sans cela, l'un dira d'une manière absolue que les passions sont bonnes ; un autre, qu'elles sont nécessairement mauvaises ; un troisième, qu'elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, et que leur qualité dépend de l'usage qu'on en fait. « Toutes nos passions, dit Rousseau, sont bonnes quand on en reste le maître ; toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir. »
Avant d'indiquer la définition à laquelle je m'arrête, je crois devoir présenter succinctement quelques considérations, dans le double but de justifier ma préférence, et de dissiper l'obscurité répandue sur ce point fondamental de la science.
L'homme est un être éminemment actif ; il est sollicité a l'action tantôt par des impulsions intérieures, tantôt par des impressions venues du dehors et transmises à l'âme par les sens. De ces impulsions et de ces impressions résultent pour lui des besoins nombreux, mobiles de toutes ses actions. L'animal et l'enfant obéissent immédiatement à la stimulation du besoin ; l'homme, j'entends ici l'homme complet, n'agit, ne satisfait habituellement ce besoin qu'après avoir jugé s'il peut ou s'il doit le satisfaire. L'homme est donc conduit par deux guides, le besoin et la raison : l'un qui le sollicite et le pousse, l'autre qui l'éclaire et le retient. Aussi la vie humaine n'est-elle, comme nous l'avons déjà vu , qu'une lutte presque continuelle entre le devoir et le besoin. Ajoutons que tout besoin trop violemment senti provoque en nous un désir d'une égale violence, nous fait agir instantanément, aveuglément, contre notre devoir, notre intérêt, notre volonté : eh bien! voilà la passion , qui n'est autre chose que la tyrannie d'un besoin.
Je dis d'un besoin : en effet, nous le verrons plus tard, l'homme n'est qu'un composé de besoins, et, pendant la fièvre de la passion, son esclavage, sa position passive, n'existe le plus souvent que parce qu'il n'a pas satisfait d'une manière harmonique ses autres besoins, qui, dans l'état normal, peuvent toujours servir de contre-poids à celui qui l'entraîne habituellement. Aussi, parmi les hommes privés de toute éducation, l'on voit constamment dominer les besoins de l'animal ; chez ceux qui n'exercent qu'une partie de leurs besoins supérieurs, autrement dit de leurs facultés intellectuelles, l'on voit ces facultés privilégiées se développer, par l'exercice , au détriment de celles qu'on a imprudemment négligées : c'est ainsi que la mémoire et l'imagination courent les rues, tandis que le jugement et le sens moral sont excessivement rares. Enfin, les individus qui satisferaient exclusivement leurs besoins sociaux se trouveraient privés d'une foule de jouissances intellectuelles, et surtout de l'élément religieux, qui seul peut sanctionner la moralité de leurs actes.
En résumé, les passions ne sont que des besoins trop violemment sentis, que des désirs immodérés, que la tyrannie d'un besoin qui ordinairement fait taire les autres, quand il ne les contraint pas à le servir.
Voyons maintenant la distinction qu'il faut établir entre les émotions, les sentiments, les affections, les vertus, les vices et les passions.
Les émotions sont des excitations plus ou moins vives de notre sensibilité ; elles sont agréables ou pénibles. Dans les deux cas, elles peuvent aller jusqu'à briser les ressorts de l'organisme ; elles agissent alors à la manière des passions violentes, et deviennent même, par l'habitude, de véritables passions : aussi un moraliste judicieux, M. de Lévis, a-t-il remarqué que «de tous les besoins factices, le plus dangereux est celui des émotions. »
Les mots sensations, sentiments, perceptions, désignent également les impressions que les objets font sur l'âme, avec cette distinction, généralement admise, que la sensation s'arrête aux sens, que le sentiment va au cœur, et que la perception s'adresse à l'intelligence. Tous les trois déterminent en nous des ébranlements nerveux, des émotions de plaisir et de joie, de douleur et de tristesse, sources premières de nos passions.
De même que le mot sentiment, celui d'affection (dérivé du verbe afficere, toucher, faire impression) indique simplement un modo de sentir, une manière quelconque d'être affecté. L'affection, dont le caractère habituel est une douce activité, se montre à chaque instant susceptible de divers degrés, et se métamorphose en ardeur, en impétuosité, en déraison, en passion. Chez la femme mère surtout, il n'est pas rare de voir l'affection portée jusqu'au dévouement, sorte de consécration qui la fait s'oublier elle-même pour se donner tout entière à l'être qui lui doit la vie.
Généralement parlant, on donne le nom de vices à la dégradation de nos sentiments, et celui de vertus à leur perfection. Quand les vices ne constituent pas des passions, ils n'en sont guère éloignés. La théologie les nomme péchés. Ce sont autant de retours vers l'animalité. Nous verrons ailleurs que les progrès du vice sont infiniment plus rapides que ceux de la vertu, et que leur habitude est également beaucoup plus forte et plus tenace.
Considérée sous le point de vue social, la vertu est la conformité de notre volonté particulière à la volonté générale ; c'est aussi une préférence habituelle de l'intérêt général à l'intérêt particulier.Cette préférence généreuse ne s'acquiert pas sans livrer de nombreux combats à notre égoïsme ; elle atteste la force de l'âme, et c'est précisément pour cela qu'elle mérite le nom de vertu (1). Elle devient tous les jours de plus en plus rare dans nos sociétés modernes.
Aux yeux de la religion , la vertu est le triomphe de la volonté sur nos mauvaises inclinations ; c'est aussi la santé de l'âme, conservée par l'innocence, ou recouvrée par le repentir.
Les moralistes admettent quatre vertus principales, qu'ils ont appelées cardinales, parce qu'ils les regardent comme le fondement de toutes les autres : ce sont la prudence, qui les dirige ; la justice, qui les gouverne ; la force, qui les soutient, et la tempérance, qui les circonscrit dans de justes limites.
Les trois vertus théologales du chrétien sont la foi, l'espérance, et la charité, qui embrasse les deux autres, parce quelle est le lien d'amour qui unit l'homme à l'homme, en unissant l'homme à Dieu.
Une remarque faite depuis longtemps, c'est que la plupart des vertus sont placées entre deux vices comme entre deux écueils ; aussi, en voulant éviter l'un on tombe souvent dans l'autre, si l'on ne se tient pas ferme dans cet étroit milieu qui les sépare.
Comme tous nos penchants naturels ou factices, les vertus mêmes peuvent donc dégénérer en passions, lorsqu'elles sont poussées à l'extrême, lorsqu'il y a excès dans leur exercice. On reconnaît qu'elles sont arrivées à ce degré quand elles faussent le jugement ou qu'elles le paralysent.

CHAPITRE II

Il faut classer les passions pour les étudier, tout en
reconnaissant que leur classification restera toujours imparfaite.

Les combats intérieurs de l'homme, cette lutte incessante qui règne entre ses penchants et sa raison, ont conduit Pythagore et Platon à reconnaître dans notre âme deux parties : l'une , forte et tranquille, assise dans la citadelle du cerveau, comme dans un olympe placé au-dessus des orages ; l'autre, faible et farouche, agitée par les tempêtes des passions, et, comme la brute, se vautrant dans la fange des voluptés.
Cette division de la nature de l'homme, en raisonnable et en irraisonnable, a aussi été adoptée par saint Paul, saint Augustin , et plusieurs autres Pères de l'Église ; Bacon, Buffon, Lacaze, l'ont également admise, et on la trouve reproduite dans la distinction des deux vies animale et organique établie par Bichat. Quelques philosophes anciens ne se bornèrent pas à distinguer dans l'homme deux âmes, l'une supérieure et l'autre inférieure ; ils en admettaient une troisième, et les localisaient de la manière suivante : l'âme raisonnable avait son siège dans le cerveau ; l'âme animale ou concupiscible, dans le foie; la vitale ou irascible, dans le cœur.
Suivant les stoïciens, les passions dérivent de l'opinion, soit de deux biens, soit de deux maux ; ce qui constitue quatre passions primitives : le désir et la joie, la tristesse et la crainte ; ils les subdivisaient en trente-deux passions secondaires.
Les épicuriens réduisaient toutes les passions à trou : la joie, la douleur, le désir.
Pendant le moyen âge, la philosophie péripatéticienne, qui était en vogue, fit classer les passions d'après l'ordre de leur génération établi par Aristote : 1° amour et haine ; désir et aversion ; espérance et désespoir ; crainte et audace ; colère ; 6° enfin, joie et tristesse.
Saint Thomas d'Aquin, dans sa Somme théologique, admet onze passions, qu'il classe dans l'ordre suivant : l'amour, la haine, le désir, l'aversion, la joie ou délectation, la douleur ou tristesse, l'espérance, le désespoir, la crainte, l'audace, et la colère. Les six premières, qui n'ont besoin pour être excitées que de la présence ou de l'absence de leur objet, y sont rapportées à l'appétit concupiscible, parce que le désir (concupiscentia) y domine. Les cinq autres, qui ajoutent la difficulté à l'absence ou à la présence de leur objet, sont rapportées à l'appétit irascible, parce que la colère (ira) ou le courage (2) y trouve toujours quelque obstacle à surmonter.
Après avoir mentionné cette division, qui fut longtemps adoptée dans les écoles, Bossuet pense, avec saint Augustin et le père Senault (3), que toutes les passions peuvent se réduire à une seule, qui est l'amour. Ainsi, « la haine qu'on a pour quelque objet ne vient que de l'amour qu'on a pour un autre ; le .désir n'est qu'un amour qui s'étend au bien qu'il n'a pas, comme la joie est un amour qui s'attache au bien qu'il a ; l'audace est un amour qui entreprend ce qu'il y a .de plus difficile pour posséder l'objet aimé ; l'espérance est un amour qui se flatte de posséder cet objet, et le désespoir un amour désolé de s'en voir privé à jamais ; la colère est un amour irrité de ce qu'on veut lui ôter son bien, et qui s'efforce de le défendre, etc. ; enfin, ôtez l'amour, il n'y a plus de passions , et posez l'amour, vous les faites naître toutes » (De la Connaissance de Dieu et de soi-même).
Toutes les affections, que Bossuet rapporte à l'amour, considéré comme besoin de posséder ce qui nous est agréable, La Rochefoucault, Helvétius, et d'autres moralistes les ont réduites à l'amour-propre, ou plutôt à l'amour de soi, à l'intérêt personnel.
Descartes reconnaissait six passions primitives, savoir : l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse.
D'après de La Chambre, premier médecin de Louis XIII, les passions humaines, soit qu'elles s'élèvent dans la volonté ou appétit intellectuel, soit qu'elles se forment dans l'appétit sensitif, peuvent être divisées en simples et en mixtes. Les simples, qui ne se trouvent que dans la partie irascible, ou bien dans la partie concupiscible, sont au nombre de onze, savoir : l'amour et la haine, le désir et l'aversion, le plaisir et la douleur, l'espérance et le désespoir, la hardiesse et la crainte, enfin la colère. Les passions mixtes, qui procèdent à la fois des deux parties irascible et concupiscible, sont les neuf suivantes : la honte, l'impudence, la pitié l'indignation, l'ennui, l'émulation, la jalousie, le repentir, et l'étonnement.
Quelques psychologistes avaient cru pouvoir admettre des passions simples et des passions composées, des passions physiques et des passions morales ; mais, quand il s'est agi d'établir ce qui était absolument simple ou absolument physique, ils ne se sont plus entendus.
Les médecins modernes, s'occupant peu de la nature intime ou du nombre des principales passions, nombre toujours arbitraire, mais envisageant plutôt leur influence sur l'organisme, ont préféré les distinguer en agréables et en pénibles ; en violentes, en douces et en tristes ; en persistantes ou en passagères ; en expansées ou en oppressives ; en excitantes ou en débilitantes, etc.
Les économistes, les considérant dans leurs rapports avec le bonheur public, ont admis des passions permises et des passions défendues, ou bien encore des passions vertueuses, vicieuses et mixtes.
La religion distingue des péchés mortels et des péchés véniels (4).
Quant à la législation, elle ne s'inquiète que de punir les contraventions, les délits et les crimes.
Dans ses considérations générales sur les sentiments moraux, le brillant et ingénieux auteur de la Physiologie des passions, M. Alibert, reconnaît quatre penchants innés, qu'on peut envisager comme les lois primordiales de l'économie animale , savoir :
1° l'instinct de conservation ;
2° l'instinct d'imitation ;
3° l' instinct de relation ;
4° l' instinct de reproduction.
Notre savant physiologiste, M. Magendie, distingue des passions animales et des passions sociales.
M. Scipion Pinel admet des passions viscérales et des passions cérébrales ; et M. Marc les divise en innées et en factices ou acquises.
Dans un traité fort remarquable sur les Passions appliquées aux beaux-arts, M. Delestre les divise en excentriques, en concentriques, et en concentrico-excentriques, suivant qu'elles agissent de dedans en dehors, de dehors en dedans, ou qu'elles participent de ces deux modes d'action.
D'après Gall, Spurzheim et d'autres phrénologistes, il y aurait autant de passions que de facultés primitives ; mais ces auteurs ne sont d'accord ni sur la distinction, ni sur le nombre de ces facultés. Quoi qu'il en soit, Spurzheim partage les facultés humaines en affectives et en intellectuelles ; puis il subdivise ces deux ordres, le premier, en penchants et en sentiments ; le second , en facultés perceptives et en facultés réflectives (5).
On a encore voulu faire admettre,
1° des instincts, comme expression de désirs matériels et organiques ;
2° des passions proprement dites, correspondant à des désirs moraux indépendants de la volonté, division aussi erronée en physiologie qu'en morale, puisque toutes nos fonctions sont essentiellement solidaires, et qu'elles ne s'exercent que pour l'ensemble d'un être créé libre et intelligent.
Enfin, un laborieux et célèbre utopiste de nos jours, Charles Fourier, distingue douze passions primitives, qui, d'après son système, rendent, l'homme sociable, le stimulent aux belles actions, et enfantent toutes les merveilles de l'industrie. Les cinq premières, appelées sensitives, parce qu'elles proviennent de nos sens, sont plutôt matérielles que spirituelles : ce sont elles qui d'abord excitent l'homme au travail et à l'industrie. Quatre autres passions, au contraire, plutôt spirituelles que matérielles, forment la chaîne de tous les liens sociaux, et font vivre l'homme dans ses semblables plus qu'en lui-même : ce sont l'amour, l'amitié, l'ambition, le famillisme ; les trois dernières, nommées distribuées, sont la cabaliste, ou esprit de parti ; la papillonne, ou besoin de variété périodique ; et la composite, ainsi appelée parce qu'elle naît de l'assemblage de plusieurs plaisirs des sens et de l'âme goûtés simultanément ; elle crée l'enthousiasme, ou fougue aveugle, dans les travaux, en opposition avec la fougue réfléchie de la cabaliste, source précieuse des rivalités émulatives. L'usage des passions distributives est de faire concorder les ressorts sensuels avec les ressorts affectueux, et de servir de base à tout le mécanisme des groupes et séries passionnées. « Titrées de vices, quoique chacun en soit idolâtre, ces trois passions, dit Fourier, sont réellement des sources de vices en civilisation, où elles ne peuvent opérer que sur des familles ou corporations. Dieu les a créées pour opérer sur des séries de groupes contrastées ; elles ne tendent qu'à former cet ordre, et ne peuvent produire que le mal si on les applique à un ordre différent... Lorsqu'on connaîtra en détail l'ordre social auquel Dieu nous destine, on verra que ces prétendus vices, la cabaliste, la papillonne ou alternante, la composite, y deviendront trois gages de vertu et de richesse ; que Dieu a bien su créer les passions telles que les exige l'unité sociale ; qu'il aurait tort de les changer pour complaire à Sénèque et à Platon ; qu'au contraire, la raison humaine doit s'évertuer à découvrir un régime social en affinité avec ces passions. Aucune théorie morale ne les changera jamais ; et, selon les règles de la dualité d'essor 27, elles interviendront à perpétuité pour nous conduire au mal dans l'état morcelé ou limbe social, et au bien, dans l'état sociétaire ou travail sériaire, qui assure le plein développement des passions et de l'attraction. » Telle est l'analyse du système passionnel de Fourier, système dont je suis loin de garantir les merveilleux résultats. (Voyez le Traité de l'Association domestique agricole.)
Après cette longue nomenclature, qui atteste les efforts que l'on a faits pour arriver à une classification exacte des passions, je m'abstiendrais certainement d'en présenter une nouvelle, si elle n'avait reçu l'approbation de quelques savants, et si M. Casimir Broussais ne l'avait déjà adoptée dans son Hygiène morale.

Théorie des besoins. 
 
Tout être organisé a des besoins : l'animal et le végétal ont chacun les leurs ; qui oserait même affirmer que le minéral n'en a pas ? Quant à ceux de l'homme, ils nous apparaissent infiniment plus nombreux que ceux des autres créatures, par cela même que son organisation résume toutes les merveilles des trois règnes. Dieu n'a rien fait d'inutile : l'existence des organes annonce donc l'existence de fonctions destinées tôt ou tard à entrer en exercice. Or, toutes les fois que nos appareils sont aptes à fonctionner, nous en sommes avertis par une certaine émotion, sorte de voix intérieure qui n'est autre chose que le besoin, vraie puissance motrice du mécanisme individuel comme du mécanisme social. Le besoin, une fois distingué, amène bientôt le désir ; le désir la volonté, et la volonté la passion qui, en dernière analyse, n'est autre chose qu'un désir immodéré, ou, comme On l'a déjà vu, que la tyrannie d'an besoin.
Dire que les besoins de l'homme sont très-nombreux, c'est en même temps reconnaître qu'il n'est qu'un composé de passions. Il y en a en effet dans tout son être ; il y en a, en quelque sorte, dans tous les replis de son âme comme dans le moindre de ses organes, parce que, en vertu de l'union mystérieuse de l'âme et du corps, l'homme est tout entier dans chacune de ses facultés, aussi bien que dans chaque partie de lui-même. Permis à notre pauvre raison de le décomposer pour le mieux étudier ; mais reconnaissons bien qu'il reste toujours essentiellement un.
D'après ces puissantes considérations, j'ai cru pouvoir rapporter toutes les passions humaines à trois classes de besoins :
1° à des besoins animaux ;
2° à des besoins sociaux ;
3° à des besoins intellectuels.
On peut sans cloute, en thèse générale, dire que nos besoins sont bons, par cela même que Dieu nous les a donnés ; mais ils ne restent tels, qu'autant que nous nous bornons à en faire un bon usage, et que nous parvenons à les gouverner, au lieu de nous laisser dominer par eux ; autrement, ils ne doivent plus être considérés que comme des passions.
Les besoins animaux ou inférieurs nous sont communs avec la brute : ce sont presque les seuls besoins de la première enfance de l'homme comme de celle des peuples, r
Les besoins sociaux sont plus particulièrement accordés à l'homme qu'aux animaux, bien que ceux-ci lui donnent d'assez fréquentes leçons d'ardeur pour le travail, d'affection pour leurs maîtres, et surtout de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs.
Quant aux besoins supérieurs ou intellectuels, ils sont presque exclusivement l'apanage de l'homme, qui ne les.satisfait .souvent, il faut l'avouer, que pour outrager Dieu, qui les lui a départis avec tant de largesse.
Une vérité dont il est malheureusement trop facile de se convaincre, c'est que, dans les pays même les. plus civilisés.., l'on voit encore aujourd'hui les masses obéir plutôt aux besoins inférieurs qu'aux besoins supérieurs, comme si l'homme n'avait pas une autre organisation et une autre destinée que la brute. D'où naît ce mal ? de ce qu'une éducation complète et. sagement progressive ne vient pas de bonne heure donner à l'homme un corps sain et robuste, des sentiments généreux , un esprit droit et cultivé ; de ce qu'une éducation à la fois physique, morale et intellectuelle ne lui apprend pas à mettre en harmonie ses triples besoins comme animal, comme être sociable, comme être intelligent.

CLASSIFICATION DES BESOINS.

1. Besoins animaux.

Ils peuvent tous être rapportés à l'amour de la vie et à sa transmission ; en d'autres termes, à l'instinct de conservation et à celui de reproduction. Ils comprennent d'abord les besoins, essentiellement physiologiques, de calorique, de mouvement, de respiration, d'alimentation, d'exonération. Ces premiers besoins doivent être satisfaits, sous peine de voir bientôt cesser la vie. Deux voix intérieures, le plaisir et la douleur, nous avertissent si la satisfaction est suffisante ou dépassée. C'est ainsi que la tempérance laisse en nous un sentiment de bien - être et de liberté, tandis que la gourmandise et l'ivrognerie nous punissent, par le malaise et l'abrutissement, d'avoir franchi les limites du besoin.
Viennent ensuite les besoins instinctifs de fuir ce qui nous nuit, de repousser et de détruire ce qui nous blesse, d'acquérir les objets nécessaires pour nous nourrir, nous vêtir et nous abriter. Le manque ou l'excès de ces divers besoins enfante la peur ou la témérité, l'apathie, ou la colère poussée jusqu'au meurtre.
Les besoins qui dépendent de l'instinct de reproduction sont : l'amour sexuel, l'amour des enfants, et celui des lieux où l'on a reçu et donné le jour. Rarement ils pèchent par défaut ; au contraire, l'onanisme et le libertinage, l'aveuglement paternel, le fanatisme patriotique et la nostalgie sont les fruits ordinaires de leur surcroît d'activité.
Tous ces besoins ont été appelés instinctifs, parce qu'ils sont éminemment impérieux, et qu'ils nous poussent aveuglément à des actes nuisibles, si le flambeau de l'intelligence ne vient les éclairer et leur montrer la ligne du devoir.

2. Besoins sociaux.

Le besoin d'affection, principe de la sociabilité et du mariage, constitue véritablement l'amour, quand il est joint au besoin générateur ; complétement isolé de lui, c'est l'amitié. Son défaut absolu rend l'homme froid, sauvage et égoïste ; son développement excessif en fait le plus malheureux des êtres, par une susceptibilité trop irritable, qui dégénère en jalousie quand elle se trouve jointe à la méfiance.
La ruse et la circonspection sont utiles à l'homme : par. elles il se défend contre ses ennemis, se tire des positions les plus difficiles, et se ménage des ressources pour l'avenir. Leur excès d'activité produit la fourberie , la pusillanimité et la parcimonie, sœur de l'avarice.
L'amour-propre, ou besoin d'approbation, nous rend sensibles à l'éloge et au blâme, nous inspire le désir de nous distinguer, et devient ainsi l'un des principaux mobiles de notre conduite sociale. Renfermé dans de justes bornes, il donne naissance à l'émulation, aiguillon des belles âmes, source des grandes choses et des grandes vertus. Son défaut engendre l'insouciance, la malpropreté et la paresse ; son développement excessif produit la vanité et l'ambition avec toutes leurs nuances, depuis la passion de la parure et du luxe, jusqu'à la soif immodérée de la célébrité, des honneurs et des conquêtes.
L'estime de soi est un besoin différent de l'amour-propre, avec lequel on l'a longtemps confondue. Trop forte, elle exagère le sentiment de notre valeur personnelle, et nous rend suffisants, hautains, orgueilleux, toujours prêts à nous admirer nous-mêmes, et à nous croire capables de tout. Trop faible, elle nous laisse tomber dans l'avilissement, et ne nous permet pas de nous relever de nos chutes. On reconnaît son développement normal et harmonique à une conduite habituellement remplie de convenances et de dignité : le vrai mérite se respecte, mais n'a pas d'orgueil.
L'homme a besoin de fermeté, et le degré de sa fermeté indique la trempe de son caractère. L'irrésolu, qui ne sait pas ce qu'il veut, l'inconstant, qui ne veut plus aujourd'hui ce qu'il voulait hier, ont été comparés à la girouette qui tourne a tout vent. D'un autre côté, la persévérance dans une résolution doit avoir des bornes ; dès que l'on s'aperçoit qu'on fait fausse route, il faut savoir revenir sur ses pas : l'opiniâtreté n'est que l'énergie de la sottise.

Justice. — C'est à ce besoin éminemment conservateur de l'ordre social que se rattache plus particulièrement la conscience,.sorte de sens moral, révélation intérieure qui nous fait connaître si nos actions sont bonnes ou mauvaises, comme le plaisir et la douleur nous signalent ce qui nous convient ou ce qui nous nuit.
L'esprit de justice, poussé à l'excès, nous rend timorés ou par trop sévères ; son absence fait mettre au même niveau le bien et le mal, et contribue surtout à augmenter le nombre des criminels qui portent atteinte aux personnes et aux propriétés, depuis le braconnier jusqu'au conquérant, depuis les simples filous jusqu'aux usurpateurs, ces grands voleurs de couronnes et d'empires.

Bonté. — Il est un sentiment qui nous fait compatir aux malheurs d'autrui, et qui nous porte aussitôt à les soulager : c'est la bonté, source de la charité chrétienne, et quelquefois de la philanthropie on bienfaisance administrative. Poussée trop loin, elle dégénère en bonhomie, en faiblesse même , et peut nous faire manquer au devoir sacré de la justice. Son absence constitue la sécheresse de cœur, l'égoïsme et la méchanceté. « Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, dit Bossuet, il y mit premièrement la bonté, comme le propre caractère de la nature divine. »

3. Besoins intellectuels.

Espérance. — Dans les affaires de ce monde, l'homme qui pèche par défaut d'espérance ne conçoit aucun projet, ne se mêle à aucune entreprise, et ne médite aucune des grandes conceptions du génie. Celui qui en a trop se livre, au contraire, à de folles spéculations, aux jeux de hasard, et à tous les rêves de l'ambition. Entre ces deux écueils se tient la sagesse ; pour n'être pas trompée dans son attente, elle ne néglige aucun des éléments qui peuvent rendre les succès plus certains.
Mais l'homme ne vit pas seulement de la vie présente : il a besoin de croire à un monde meilleur , à un monde qui ne le déchire pas en passant , et il s'y transporte sur l'aile de l'espérance.
Foi, espérance, charité, trois besoins dont le christianisme fait ses trois principales vertus!
De même que les besoins animaux et sociaux, les besoins intellectuels doivent être contenus dans de justes bornes, si l'on ne veut les voir dégénérer en véritables passions. Ainsi, le goût de la poésie, de la musique et de la peinture, celui des sciences philosophiques et mathématiques, lorsqu'ils sont poussés trop loin, font sans doute des hommes d'un talent supérieur, mais trop souvent aussi des êtres évaporés, distraits, rêveurs, et, pour ainsi dire, sans aucune valeur morale, parce que, absorbés continuellement par les conceptions de leur imagination, leurs inspirations artistiques, leurs inductions ou leurs interminables calculs, ils négligent leurs propres intérêts, les devoirs qu'ils ont envers leur famille, et altèrent leur santé par un genre de vie aussi bizarre qu'irrégulier. L'ordre lui-même , lorsqu'il est excessif, dégénère en une monomanie qui simule parfois l'avarice ; je l'ai vu conduire au suicide. Si son absence décèle un homme incomplet, un brouillon, son excès devient chez certaines personnes un besoin tellement impérieux, que le moindre dérangement, qu'un simple manque de symétrie, suffit pour les mettre hors d'elles-mêmes, et les porter aux actes les plus extravagants. C'est à l'activité de ce besoin qu'il faut rapporter la manie des collections, manie si répandue au temps de La Bruyère, et dont nous voyons encore des types curieux, tels que le bibliomane, qui dérobe l'Elzévir qui lui manque, et l'amateur de papillons, qui délaisse sa femme et ses enfants pour aller au delà des mers chercher une espèce qu'il n'a pas, et cela parce que sa vue ne saurait supporter le vide affreux qui dépare un de ses tiroirs ou de ses cadres.
Il est un dernier besoin, émanant tout à la fois du sentiment et de l'intelligence, qui sert à régulariser tous les autres, et qui les rapporte à leur divin auteur : c'est le sentiment de vénération, c'est la foi religieuse, dont l'absence complète constitue l'indifférence ou Y impiété ; dont l'excès peut conduire à la superstition, au fanatisme, à l'aliénation mentale.


Je terminerai cet exposé de ma théorie par l'énoncé des propositions suivantes, qui la résument :
1° Les besoins animaux peuvent se rapporter aux instincts, les besoins sociaux aux sentiments, les besoins intellectuels aux facultés de l'esprit.
2° À ces trois classes de besoins correspondent trois classes de passions et trois de devoirs : des passions animales, des passions sociales, des passions intellectuelles ; des devoirs animaux ou physiologiques , des devoirs sociaux, des devoirs intellectuels.
3° Nos devoirs, comme nos besoins, ne sont pas toujours simples ; ils se compliquent, au contraire, très-fréquemment ; souvent aussi il arrive qu'ils se trouvent en opposition, et, dans ce cas, l'on doit obéir au plus noble.
4° Tous nos besoins sont intrinsèquement bons ; nos passions seules sont mauvaises : elles sont toutes des besoins pervertis qui nous asservissent.
5° Pour que nos besoins restent bons, il faut qu'ils soient tous satisfaits d'une manière harmonique, et dans les limites du devoir ; autrement ils dégénèrent en passions.
6° La limite qui sépare le besoin de la passion, le bien du mal, n'est qu'une simple ligne : cette ligne, c'est celle du devoir. À droite et à gauche sont deux abîmes d'autant plus dangereux que leur pente est agréable et presque insensible. Une fois tombé dans le précipice, le lâche y reste ; l'homme de cœur se relève, et parvient à en sortir. En tombant l'homme fait preuve de faiblesse ; en se relevant de sa chute, il fait preuve de vertu.

Notes

(1) « Point de vertu sans combat », dit Rousseau. Le mot de vertu vient de force ; la force est la base de toute vertu. La vertu n'appartient qu'à un être faible par sa nature, et fort par sa volonté ; c'est en cela seul que consiste le mérite de l'homme juste ; et quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l'appelons pas vertueux, parce qu'il n'a pas besoin d'effort pour bien faire. » Le vieux Montaigne , que Rousseau ne fait souvent que paraphraser, avait dit avant l'auteur d'Émile : « Il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peult s'exercer sans partie. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon , fort, et liberal et iuste ; mais nous ne le nommons pas vertueux : ses operations sont toutes naïfves et sans effort. » ( Essais, liv. 2 , c. 2.)

(2) Les Grecs, qui les premiers ont établi cette distinction d'appétits, exprimaient la colère et le courage par le même mot (θύμος), parce que, chez les animaux, la colère est ordinairement la source et l'aliment du courage.

(3) « La raison, dit ce savant oratorien, nous force de croire qu'il n'y a qu'une passion, et que l'espérance et la crainte, la douleur et la joie sont les mouvements ou les propriétés de l'amour. Et, pour le dépeindre de toutes ses couleurs, il faut dire que quand il languit après ce qu'il aime on l'appelle désir, que quand il le possède, il prend un autre nom et se fait appeler plaisir, que quand il fuit ce qu'il abhorre on le nomme crainte, et que quand, après une longue et inutile défense, il est contraint de le souffrir, il s'appelle douleur ; ou, pour bien dire la même chose en termes plus clairs, le désir et la fuite, l'espérance et la crainte sont les mouvements de l'amour, par lesquels il cherche ce qui lui est agréable, ou s'éloigne de ce qui lui est contraire. La hardiesse et la colère sont les combats qu'il entreprend pour défendre ce qu'il aime ; la joie est son triomphe, le désespoir est sa faiblesse, et la tristesse est sa défaite ; ou enfin, pour employer les paroles de saint Augustin, le désir est la course de l'amour, la crainte est sa fuite, lu douleur est son tourment, et la joie son repos : il s'approche du bien eu le désirant, il s'éloigne du mal en le craignant, il s'attriste en ressentant la douleur, il se réjouit en goûtant le plaisir ; mais, dans tous ces états différents, il est toujours lui-même, et. dans cette variété d'effets il conserve l'unité de son essence.» (De l'Usage des passions).

(4) Les péchés peuvent tous se réduire à un seul, qui est l'amour désordonné de nous-mêmes. L'amour de nous, qui est bon en soi, devient dans ses écarts la source de toutes les infractions à la loi de Dieu. Les légères infractions constituent les péchés véniels, c'est-à-dire pardonnables ; les infractions graves, les péchés mortels, ainsi nommés parce qu'ils ôtent à l'âme la vie de la grâce, jusqu'à ce qu'elle se soit régénérée parla pénitence et le repentir ; on les appelle aussi les sept péchés capitaux, du latin caput, parce qu'ils sont les chefs, le principe, la source des autres péchés. L'orgueil, l'avarice, l'envie, la colère, la paresse, sont des péchés de l'âme ; la gourmandise et la luxure, des péchés du corps. La différence qu'il y a entre eux, selon saint Grégoire, c'est que « les péchés de l'esprit sont plus graves , plus coupables, et que ceux de la chair portent avec eux une plus grande infamie. »

(5) Division topographique de Spurzheim. 
 
Ordre I. Facultés Affectives. 
Genre 1. Penchants :  
A. Alimentivité ; 
B. Amour de la vie ; 
1. amativité ;
2. philogéniture ;
3. habitativité ;
4. affectionivité ;
5. combativité ;
6. destructivité ;
7. secrétivité ;
8. acquisivité ;
9. constructivité.
Genre 2. Sentiments : 
10. estime de soi ;
11. approbativité ;
12. circonspection ;
13. bienveillance ;
14. vénération ;
15. fermeté ;
16. conscienciosité ;
17. espérance ;
18. merveillosité ;
19. idéalité ;
20. gaieté ;
21. imitation.
Ordre II. Facultés Intellectuelles. 
Genre 1. Facultés perceptives :  
22. individualité ;
23. configuration ;
24. étendue ;
25. pesanteur, résistance ;
26. coloris ;
27. localité ;
28. calcul ;
29. ordre ;
30. éventualité ;
31. temps ;
32. tons ;
33. langage.
Genre 2. Facultés réflectives :  
34. comparaison ;
35. causalité.

Référence

Jean Baptiste François (ou Félix ?) Descuret, La médecine des passions, ou, Les passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois et la religion, Béchet Jne et Labé, libraires ; Périsse, Paris et Lyon, octobre 1841, p. 1.

mercredi 13 février 2013

La raison et les passions dans le christianisme, selon S. Reynaud, 1900


Quelle a été l'attitude des païens à l'égard des passions ?

Les païens allèrent à deux excès opposés. Les uns regardèrent les passions comme l'expression naturelle des besoins légitimes de notre sensibilité et allèrent jusqu'à les diviniser.

Les autres les méprisèrent, les condamnèrent et firent tous leurs efforts pour les détruire.

On reconnaît là les procédés et les opinions des deux écoles de l'antiquité : l'école épicurienne et l'école
stoïcienne.

Les Épicuriens disaient : 

« Les passions sont absolument bonnes. Elles font partie de la nature humaine ; elles sont une des manifestations de notre activité : elles ont donc le droit d'exister et d'agir. Arrière les fanatiques qui veulent réprimer l'essor de notre sensibilité, et sacrifier la chair à l'esprit. Il faut émanciper le corps, proclamer qu'il est l'égal de l'âme, et affirmer hautement la légitimité de tous ses penchants! »

Les Stoïciens, allant à l'extrémité opposée, disaient : 

« Les passions sont absolument mauvaises : ce sont des maladies de l'âme. Avec leurs impressions soudaines et leurs élans impétueux, elles gênent l'exercice de la raison et contrarient la marche de la liberté. Donc, pour que l'âme reste libre et la raison sereine, il faut non seulement résister aux passions, mais les détruire autant que possible. »

Entre ces deux théories extrêmes, il y avait place pour la vérité. La doctrine évangélique se leva, et, avec une sagesse merveilleuse, elle dit : 

« Les passions ne sont par elles-mêmes ni absolument bonnes, ni absolument mauvaises. Elles sont une force d'impulsion, dépourvue d'intelligence et de liberté, et par conséquent ni morale ni immorale. Cette force aveugle réclame une direction. Si on la dirige mal, elle sera nuisible, si on la dirige bien, elle sera utile. Soumettez donc les passions au gouvernement de la raison et elles seront d'excellents auxiliaires. »

En parlant ainsi, le christianisme a condamné, d'un côté, ceux qui, sous prétexte de réhabiliter la chair, lui donnaient la suprématie ; et, d'un autre côté, ceux qui, sous prétexte de réprimer la chair, lui refusaient le droit de vivre et d'agir.

Quoi qu'on en ait dit, jamais le christianisme n'a inspiré le mépris et l'horreur de la nature matérielle.

Les Gnostiques enseignèrent, dès le Ier et le IIe siècle de l'ère chrétienne, que la matière était absolument mauvaise, qu'elle était le principe du péché, qu'il fallait la détester et l'exécrer.

Les Manichéens reprirent cette erreur en la simplifiant et en la fortifiant.

Mais les Pères de l'Église anathématisèrent et les Gnostiques et les Manichéens.

D'après le dogme chrétien, notre corps a une noble origine, une haute nature, une incomparable destinée. Il est donc foncièrement bon ; et s'il conspire contre la raison, s'il s'insurge contre l'âme, ce n'est qu'accidentellement, parce que l'harmonie primitivement irréprochable de notre âme a été troublée, et parce que nous devons passer par les épreuves de la lutte avant d'arriver à la victoire et à la récompense. (...)

Les passions domptées et dirigées par la raison deviennent le siège d'un grand nombre de vertus : ces qualités de l'âme qui font que nous vivons bien et que nos œuvres sont bonnes. Autant il y a en nous de principes d'action, autant il y a en nous de sièges de vertus.

La raison pratique qui dirige notre vie et nos mœurs est le siège de plusieurs vertus, par exemple, la prudence et la sagesse.

La volonté qui donne des ordres bons ou mauvais est le siège de plusieurs vertus, par exemple la justice et l'obéissance. 

L'appétit sensitif ou la passion, qui est pour beaucoup dans la rectitude de la volonté, puisqu'elle collabore avec elle à la plupart de nos actions et qu'elle peut l'entraîner ou la faire dévier, est également le siège d'un grand nombre de vertus ; par exemple, la force, le courage, la patience, la persévérance, la tempérance, la sobriété, la pudeur, la chasteté, la douceur, etc., etc. (...)

Il est évident que l'âme a le devoir et le droit de triompher. La sensibilité est l'élément inférieur et animal de notre être, l'âme raisonnable en est l'élément supérieur et divin. La sensibilité, nous l'avons reconnu, a un rôle à remplir : elle concourt directement ou indirectement à la vie intellectuelle et morale; elle ajoute de l'élan et de la chaleur aux opérations de l'âme : elle implique, par conséquent, un certain degré d'être et de perfection, elle a droit de vivre. Elle a plus que le droit de vivre, elle a le droit de jouir.

C'est le prince de la théologie qui l'affirme :

Quia ratione homo non potest uti sine sensitivis potentiis, quæ indigent organo corporali, necesse est quod homo sustentet corpus ad hoc quod ratione utatur. Sustentatio autem corporis fit per operationes delectabiles : unde non potest esse bonum rationis in homine, si abstineat ab omnibus delectationibus. Secundum tamen quod homo, in exequendo actum rationis, plus vel minus indiget corporali virtute, secundum hoc plus vel minus necesse habet delectationibus corporalibus uti.

« L'homme ne pouvant se servir de la raison sans les puissances sensitives, qui ont besoin d'un organe corporel, il est nécessaire de soutenir le corps. Or, on ne peut soutenir le corps qu'en accomplissant certains actes auxquels le plaisir est attaché. Donc certaines jouissances sont nécessaires à l'homme qui veut atteindre le bien de la raison. L'homme se procurera plus ou moins de plaisirs charnels, selon qu'il aura plus ou moins à user de ses organes corporels pour s'acquitter de ses fonctions d'être raisonnable (1). » 

Il est donc entendu que la sensibilité subsistera et jouira, mais d'une façon subordonnée. Nous avons une âme immatérielle et immortelle : cette âme a un plus haut degré d'être et de perfection que le corps ; elle a donc plus de droit que le corps à exister et à se satisfaire.

En cas de conflit, quand les droits de l'âme et les droits du corps ne pourront pas être sauvegardés en même temps, qui sera sacrifié ?

Le corps. Du moment que les droits de l'âme sont supérieurs en dignité comme en importance ; en cas de collision, l'âme l'emporte sur la sensibilité. Nos sens ont le droit de voir de belles choses, d'entendre de belles harmonies, de respirer des parfums, de goûter des mets délicats, mais il faut s'abstenir de tout cela, si des obligations plus hautes et plus urgentes le demandent.

Notre corps a droit à un certain bien-être, à certaines jouissances, à un repos mérité ; mais, s'il est nécessaire de se fatiguer et de se tourmenter pour l'acquisition d'une science supérieure ou d'une vertu indispensable, tant pis pour le corps !

Nous devons nous garder de la mort et veiller consciencieusement sur notre existence, mais il peut se rencontrer et il se rencontre souvent des circonstances particulières qui nous imposent le sacrifice de notre vie, et alors en avant pour Dieu et pour la patrie !

De même qu'il est permis de se couper un bras pour sauver le reste du corps; de même, et à plus forte raison, il est permis d'exposer sa vie matérielle pour sauver sa vie morale.

La vie a-t-elle du prix, si elle n'est point accompagnée par l'honneur ? Peut-on tenir à l'existence, quand les motifs de vivre ont disparu ? Ayant à choisir entre la mort et le déshonneur, le choix ne saurait être douteux.

Que l'étranger envahisse le territoire de notre patrie pour nous imposer un joug humiliant, aussitôt nous renoncerons à notre bien-être, à nos plaisirs, à nos affaires, et nous nous jetterons au devant des envahisseurs, au risque de laisser un cadavre. Potius mori quam fædari ! Qu'une épidémie éclate, qu'il soit nécessaire de se dévouer au prochain, nous mettrons nos forces au service de l'humanité, dussions-nous payer de notre vie ce mouvement de générosité ! Qu'un tyran vienne nous proposer de renier notre foi religieuse ou politique et de fouler aux pieds un drapeau auquel nous avons juré fidélité, nous lui dirons : Plutôt mourir ! et nous nous joindrons à la phalange des martyrs.

Le corps vient après l'âme ; les droits du corps sont subordonnés aux droits de l'âme, et la vie des passions est subordonnée à la vie morale.

Et si la raison est terrassée ! si la liberté est asservie ! si la chair triomphe et tyrannise !

Alors on peut user de violence. Jésus a dit avec une terrible énergie : 

« Si votre main droite vous scandalise, coupez-la et jetez-la loin de vous, il vaut mieux pour vous qu'un de vos membres périsse, que si tout votre corps était jeté dans l'enfer. »

Les mortifications, les macérations, les flagellations, les jeûnes dont parle l'ascétisme chrétien, sont légitimés par les insurrections et les folies de la vie charnelle. L'équilibre doit être rétabli, et là, où il y a eu des ripailles et des débauches, pourquoi n'y aurait-il pas des excès de sobriété et de continence ? Pourquoi ne répondrait-on pas aux recherches raffinées des plaisirs et des voluptés par des recherches de souffrance
et de crucifiement ? S'il y a une humanité jouisseuse et corruptrice, pourquoi n'y aurait-il pas une humanité volontairement souffrante et rédemptrice ?

Quand saint Thomas pose en principe que le corps humain a droit à l'intégrité, au bien-être, à la liberté, il ajoute sagement :

Nisi fiat secundium ordinem justitiæ, aut in pænam, aut in cautelam alicujus mali vitandi.

« À moins que l'ordre de la justice ne requière le contraire, soit comme châtiment d'une faute passée, soit comme préservatif d'un mal à venir (2). »

Il y a donc plusieurs causes qui expliquent et excusent les sévérités chrétiennes.

On peut user des macérations pour punir la chair de ses méfaits passés et présents ; on peut également user des macérations pour se garantir contre les exigences d'un corps trop gourmand ou trop voluptueux. Et puis, en vertu du principe de la solidarité humaine et de la réversibilité des mérites, quelques hommes peuvent user des macérations pour faire descendre sur l'humanité coupable des flots de pardon et de miséricorde. Dans le domaine des devoirs individuels, on ne voit pas pourquoi l'on empêcherait un homme d'employer vis-à-vis de son corps, une répression rigoureuse, du moment que cette répression rigoureuse sera réglée par la raison.

Il y a des mesures préventives ou des mesures médicinales dont notre conscience doit avoir l'initiative, puisque notre conscience a le gouvernement. Ne faut-il pas que l'âme garde l'empire de soi-même? N'est-ce pas dans cette maîtrise de son propre corps et dans cette obéissance parfaite aux lois de l'esprit que réside la dignité de la personne humaine ?

Les premiers adeptes du christianisme engagèrent cette lutte contre les passions avec une ardeur extraordinaire. Jésus leur avait dit dans l’Évangile ces paroles vigoureuses : 

« Prenez garde à vous, de peur que vos cœurs ne s'endurcissent dans la luxure et dans l'ivrognerie », signalant ainsi deux passions principales : Attendite autem vobis, ne forte graventur corda vestra in crapula et ebrietate (3). 

Et l'apôtre saint Paul, un peu plus tard, criait aux premiers chrétiens :

« Agissons au grand jour et soyons honnêtes ; ne nous abandonnons ni à la gourmandise, ni à la boisson, ni aux impudicités, ni aux adultères, ni aux jalousies, ni aux querelles ; mais portons le manteau de Jésus, et ne prenons point souci des convoitises de la chair (4). » 

Et ailleurs :

« Fuyez la fornication; par les autres péchés, l'homme pèche en dehors de son corps, par la fornication, il pèche contre son propre corps. N'oubliez pas que votre corps est le temple de l'Esprit-Saint et la créature de Dieu ? Vous avez été achetés à un grand prix. Glorifiez donc Dieu et gardez-le dans votre chair (5). »

Les motifs que saint Paul met en avant pour nous provoquer à la résistance aux passions, sont des motifs nouveaux. C'est au nom de la dignité de notre corps, remarquez-le bien, que l'Apôtre nous invite à être sobres et chastes. Jamais jusqu'alors, on avait donné une importance pareille à la chair humaine. On réservait pour l'âme, ces appels au sentiment de l'honneur et au respect de soi. Mais avec le christianisme, le corps devient une dignité et une majesté. Il est un temple : le temple de l'âme; il est plus que le temple de l'âme, il est le temple de Dieu. 

Jésus est le premier qui ait eu la hardiesse de donner à son corps ce  grand titre de temple ; et, après Jésus-Christ,  saint Paul et les autres chrétiens ont pu en dire  autant. Un Dieu réside dans le corps humain  sanctifié par la grâce, un Dieu y vit et y agit. Et  c'est à cause de cela, c'est-à-dire parce que le corps  sert d'instrument non seulement à l'intelligence  et à la volonté d'un esprit créé, mais parce qu'il  sert de résidence et d'instrument à Dieu lui-même,  qu'il faut le respecter, le vénérer, lui vouer une  sorte de culte et prévenir toutes les profanations  que d'indignes oublis pourraient occasionner.

En résumé, aucune doctrine n'a signalé, aussi  énergiquement que la doctrine chrétienne, le  conflit de la raison et des passions. Aucune doctrine n'a su aussi bien garder la mesure entre le laisser-aller des Épicuriens et les anathèmes  excessifs des Stoïciens. Aucune doctrine enfin n'a  si bien indiqué la conduite à tenir vis-à-vis de la  sensibilité et n'a obtenu de si bons résultats.

Notes

1. Saint Thomas, Somme théologique, 2a 2æ, qu. 142, art. I, ad 2e.
2. Saint Thomas, 2a 2æ, qu. 65, art. 3
3. Saint Luc, XXI, 35.
4. Saint Paul, ad Rom., XIII, 13.
5. Saint Paul, I Cor., VI, 18, 19.

Référence

P. Stanislas REYNAUD, La civilisation païenne et la morale chrétienne, Perrin, Paris, 1900, p. 164.

dimanche 3 février 2013

Les libertés civiles et politiques reconnues par l'Église, Léon XIII, 1888


(...) En outre, préférer pour l’État une constitution tempérée par l'élément démocratique n'est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu'on respecte la doctrine catholique sur l'origine et l'exercice du pouvoir public.

Des diverses formes du gouvernement, pourvu qu'elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n'en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s'accorde avec elle pour l'exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église.
 
C'est louable de prendre part à la gestion des affaires publiques, à moins qu'en certains lieux, pour des circonstances particulières de choses et de temps, ne soit imposée une conduite différente. L’Église même approuve que tous unissent leurs efforts pour le bien commun, et que chacun, selon son pouvoir, travaille à la défense, à la conservation et à l'accroissement de la chose publique.
 
L’Église ne condamne pas non plus que l'on veuille affranchir son pays ou de l'étranger ou d'un despote, pourvu que cela puisse se faire sans violer la justice

Enfin, elle ne reprend pas davantage ceux qui travaillent à donner aux États l'avantage de vivre selon leurs propres lois, et aux citoyens toutes les facilités pour l'accroissement de leur bien-être. 

Pour toutes les libertés civiles exemptes d'excès, l’Église eut toujours la coutume d'être une très fidèle protectrice, ce qu'attestent particulièrement les États italiens, qui trouvèrent sous le régime municipal la prospérité, la puissance et la gloire, alors que l'influence salutaire de l’Église, sans rencontrer aucune opposition, pénétrait toutes les parties du corps social. (...)


(...) Atque etiam malle reipublicæ statum populari temperatum genere, non est per se contra officium, salva tamen doctrina catholica de ortu atque administratione publicæ potestatis

Ex variis reipublicæ generibus, modo sint ad consulendum utilitati civium per se idonea, nullum quidem Ecclesia respuit: singula tamen vult, quoad plane idem natura iubet, sine iniuria cuiusquam, maximeque integris Ecclesiæ iuribus, esse constituta. 

Ad res publicas gerendas accedere, nisi alicubi ob singularem rerum temporumque conditionem aliter caveatur, honestum est : immo vero probat Ecclesia, singulos operam suam in communem afferre fructum, et quantum quisque industriâ potest, tueri, conservare, augere rempublicam. 

Neque illud Ecclesia damnat, velle gentem suam nemini servire nec externo, nec domino, si modo fieri, incolumi iustitia, queat. 

Denique nec eos reprehendit qui efficere volunt, ut civitates suis legibus vivant, civesque quam maxima augendorum commodorum facultate donentur

Civicarum sine intemperantia libertatum semper esse Ecclesia fautrix fidelissima consuevit: quod testantur potissimum civitates italicæ, scilicet prosperitatem, opes, gloriam nominis municipali iure adeptæ, quo tempore salutaris Ecclesiae virtus in omnes reipublicæ partes, nemine repugnante, pervaserat.(...)


Référence

Léon XIII, pape catholique romain (1878-1903), Encyclique Libertas præstantissimum, Rome, 20 juin 1888. (La mise en page est le fait de l'auteur de ce blog qui a également remplacé, dans la version française, les mots "communes" et "cités" par "États").

Un mariage libéral moderne : en Union soviétique, 1955


L'égalité presque totale de la femme se manifeste dans tous les domaines où, dans d'autres systèmes juridiques, nous sommes habitués à constater la prépondérance de l'homme. 

C'est un fait connu qu'avec le temps la conception soviétique de la famille et de ses fonctions dans la communauté sociale a subi une transformation considérable. Cette transformation s'est stabilisée dans la réforme décisive de 1944 (1), mais celle-ci ne semble pas avoir touché au principe de l'émancipation de la femme. 

- Il est particulièrement caractéristique que les époux sont libres d'adopter, lors de l'enregistrement de leur mariage, un nom commun, ou de garder, pour chacun, son nom antérieur (2) ; 

- que chacun d'eux est libre de choisir sa profession ; 

- qu'ils peuvent régler par voie de convention le mode de gestion du ménage commun et 

- que si l'un des époux change de résidence, l'autre n'est pas obligé de le suivre (3). 

- De même, le sexe des époux n'a aucune influence sur l'obligation alimentaire dont ils sont réciproquement tenus ; cette obligation dépend uniquement du fait que l'époux est incapable de travailler et qu'il est sans soutien tandis que, selon l'appréciation du tribunal, le conjoint est en mesure de fournir les aliments (4). 
- Après la dissolution du mariage, l'obligation alimentaire ne subsiste que pendant un an au plus ; elle reste soumise aux mêmes conditions que pendant le mariage (5) . 
- Le montant de la pension alimentaire est déterminé par le tribunal, au cours d'un procès régulier (6). 

- L'exercice de la puissance paternelle revient aux deux époux ensemble et en proportion égale. 

- Si les époux ont un nom commun, celui-ci est également transmis aux enfants ; dans le cas contraire, les parents décident d'un accord commun du nom des enfants, faute de quoi la décision est prise par l'autorité tutélaire. 
- En cas de dissolution du mariage, les enfants gardent le nom qui leur a été donné lors de la naissance. 
- Si, en cas de divorce, l'époux veut transmettre son nom à l'enfant confié à sa garde, l'autorité tutélaire en décide conformément à l'intérêt de l'enfant (7). 

- Les mesures relatives à l'enfant doivent être prises en commun par les deux parents (8). 
- En cas de désaccord des parents, la décision incombe à l'autorité tutélaire ; les parents participent à la procédure (9). 
- Si les parents sont séparés, ils décident d'un accord commun de la résidence des enfants mineurs. 
- Faute d'accord des parents, le tribunal en décide au cours d'une procédure régulière (10). 
- L'entretien des enfants incombe également aux parents ; le montant de leurs prestations dépend des moyens dont chacun d'eux dispose (11). 

- Il y a de même égalité parfaite de l'homme et de la femme dans le domaine des régimes matrimoniaux. S'appuyant sur la réglementation de l'ancien régime, la loi soviétique de 1918 sur le mariage a conservé le régime légal de la séparation des biens. Le régime de la communauté conjugale fut introduit, pour la première fois, en 1926 ; il y a, bien entendu, une réglementation spéciale en vigueur pour la population agricole qui vit sous le régime de l'indivision des biens familiaux (12). 
- En principe, les biens que les époux possèdent au moment du mariage, échappent à la communauté. 
- Chaque époux est entièrement libre de passer des contrats avec son conjoint ou avec des tiers. 
- Les conventions des époux ayant pour objet de limiter leurs droits patrimoniaux sont sans effet même à l'égard des tiers (13). 
- Les biens acquis durant le mariage font partie du patrimoine commun des deux époux (14). Comme cela ressort des lois de certains États membres, il s'agit en premier lieu des biens acquis après la conclusion du mariage par le travail commun des deux époux ; de ce point de vue, la gestion des affaires du ménage et la garde des enfants sont assimilées à une activité acquisitrice proprement dite (15). 
- La loi ne tranche pas la question de savoir quelles sont les restrictions du droit de l'époux de disposer des biens communs et, notamment, quelle est la mesure dans laquelle l'exercice de ce droit est soumis au consentement du conjoint. Des décrets administratifs et la pratique judiciaire ont élaboré, pour certains cas, une réglementation assez casuistique. Il en ressort par exemple que les objets ne servant qu'à l'usage personnel de l'époux, ainsi que ses instruments de travail, restent soumis à sa libre disposition ; par contre, les immeubles non-successoraux ne peuvent être aliénés qu'avec le consentement de l'autre époux. De même les objets de luxe et les objets de valeur sont sujets aux limitations de la communauté (16). 
- Les biens communs répondent des conséquences de certains délits, notamment des délits contre la société, commis par l'un des époux ; ils répondent également des dettes contractées par les époux ou par l'un d'eux (17). 
- Lors de la dissolution du mariage on procède à la répartition du patrimoine commun. En cas de décès de l'un des époux, seule sa part fait partie de la succession ; en vertu de la jurisprudence, il ne peut pas disposer par voie de testament de la part du conjoint. Le montant de la part de chacun des conjoints dépend des circonstances : en principe il s'élève à la moitié des biens communs, en cas de controverse il est déterminé par le tribunal (18). 

De tout point de vue, mari et femme sont traités sur un pied d'égalité. 

- La réforme de 1944 a supprimé le droit de la fille-mère d'exiger des aliments du père de l'enfant ; 
- elle a également supprimé le droit de l'enfant naturel à la succession de son père et son droit de porter le nom de ce dernier. 
- La mère obtient une subvention modique du gouvernement. 

Ce changement s'explique par le fait qu'on attribue à l'institution du mariage une plus grande valeur qu'auparavant (19).

Notes

(1) Cf. Gsovski : Soviet Civil Law, préface de Hessel E. Yntema, Ann Arbor, 1948, Tome I, pp. 120 et suiv.
(2) Loi du 19 novembre 1926, en vigueur depuis le 1er janvier 1927, chapitre III, art. 7. Cf. Gsovski, op. cit., tome II, p. 242.
(3) Art. 9., Gsovski, op. cit., p. 243.
(4) Art. 14., Gsovski, op. cit., p. 245.
(5) Art. 15., Gsovski, op. cit., p. 245, 246.
(6) Art. 16., Gsovski, op. cit., p. 246.
(7) Chap. II, art. 33 et suiv. Gsovski op. cit., p. 250 et suiv.
(8) Art. 38., Gsovski, op. cit., p. 252.
(9) Art. 39., Gsovski, op. cit., p. 252.
(10) Art. 40., Gsovski, op. cit., p. 252.
(11) Art. 48., Gsovski, op. cit., p. 255. Voy. aussi art. 52 et Gsovski, op. cit., p. 257.
(12) Art. 10., Gsovski, op cit., p. 243 et tome I, p. 132 et suiv.
(13) Art. 13., Gsovski, op. cit., p. 245.
(14) Art. 10.
(15) Gsovski, op. cit., tome I, p. 133, note 92 avec références.
(16) Gsovski, op. cit., tome O., pp. 133-134 avec références.
(17) Gsovski, op. cit., p. 134.
(18) Gsovski, op. cit., p. 133, avec références.
(19) Gsovski, op. cit., tome I, pp. 121-122, avec références.

Référence

Hans DÖLLE, « L'égalité de l'homme et de la femme dans le droit de la famille. Étude de politique législative comparée.» In : Revue internationale de droit comparé. Vol. 2, N° 2, Avril-juin 1950. pp. 250-275. (La mise en page du texte est le fait de l'auteur de ce blog).

L'organisation chrétienne de la société civile, selon Léon XIII, 1885


Il n'est pas bien difficile d'établir quel aspect et quelle forme aura la société si la philosophie chrétienne gouverne la chose publique. 

L'homme est né pour vivre en société, car, ne pouvant dans l'isolement, ni se procurer ce qui est nécessaire et utile à la vie, ni acquérir la perfection de l'esprit et du cœur, la Providence l'a fait pour s'unir à ses semblables, en une société tant domestique que civile, seule capable de fournir ce qu'il faut à la perfection de l'existence.

Mais, comme nulle société ne saurait exister sans un chef suprême et qu'elle imprime à chacun une même impulsion efficace vers un but commun, il en résulte qu'une autorité est nécessaire aux hommes constitués en société pour les régir ; autorité qui, aussi bien que la société, procède de la nature, et par suite a Dieu pour auteur. Il en résulte encore que le pouvoir public ne peut venir que de Dieu. Dieu seul, en effet, est le vrai et souverain Maître des choses ; toutes, quelles qu'elles soient, doivent nécessairement lui être soumises et lui obéir ; de telle sorte que quiconque a le droit de commander ne tient ce droit que de Dieu, chef suprême de tous. Tout pouvoir vient de Dieu (Rm 13, 1).

Du reste, la souveraineté n'est en soi nécessairement liée à aucune forme politique ; elle peut fort bien s'adapter à celle-ci ou à celle-là, pourvu qu'elle soit de fait apte à l'utilité et au bien commun

Mais, quelle que soit la forme de gouvernement, tous les chefs d’État doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modérateur du monde, et, dans l'accomplissement de leur mandat, le prendre pour modèle et règle. De même, en effet, que dans l'ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l'action divines, et qui concourent à mener au but où tend cet univers; ainsi a-t-il voulu que dans la société civile, il y eût une autorité dont les dépositaires fussent comme une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même temps que de sa Providence

Le commandement doit donc être juste ; c'est moins le gouvernement d'un Maître que d'un Père, car l'autorité de Dieu sur les hommes est très juste et se trouve unie à une paternelle bonté. Il doit, d'ailleurs, s'exercer pour l'avantage des citoyens, parce que ceux qui ont autorité sur les autres en sont exclusivement investis pour assurer le bien public. L'autorité civile ne doit servir, sous aucun prétexte, à l'avantage d'un seul ou de quelques-uns, puisqu'elle a été constituée pour le bien commun. Si les chefs d’État se laissaient entraîner à une domination injuste, s'ils péchaient par abus de pouvoir ou par orgueil, s'ils ne pourvoyaient pas au bien du peuple, qu'ils le sachent, ils auront un jour à rendre compte à Dieu, et ce compte sera d'autant plus sévère que plus sainte est la fonction qu'ils exercent et plus élevé le degré de la dignité dont ils sont revêtus. Les puissants seront puissamment punis (Sap., 6, 7). 

De cette manière, la suprématie du commandement entraînera l'hommage volontaire du respect des sujets. En effet, si ceux-ci sont une fois bien convaincus que l'autorité des souverains vient de Dieu, ils se sentiront obligés en justice, à accueillir docilement les ordres des princes et à leur prêter obéissance et fidélité, par un sentiment semblable à la piété qu'ont les enfants envers les parents. Que toute âme soit soumise aux puissances plus élevées (Rm 13, l). 

Car il n'est pas plus permis de mépriser le pouvoir légitime, quelle que soit la personne en qui il réside, que de résister à la volonté de Dieu ; or, ceux qui lui résistent courent d'eux-mêmes à leur perte. Qui résiste au pouvoir résiste à l'ordre établi par Dieu, et ceux qui lui résistent s'attirent à eux-mêmes la damnation (Ibid. 5, 2). Ainsi donc, secouer l'obéissance et révolutionner la société par le moyen de la sédition, c'est un crime de lèse majesté, non seulement humaine, mais divine.

La société politique étant fondée sur ces principes, il est évident qu'elle doit sans faillir accomplir par un culte public les nombreux et importants devoirs qui l'unissent à Dieu. Si la nature et la raison imposent à chacun l'obligation d'honorer Dieu d'un culte saint et sacré, parce que nous dépendons de sa puissance et que, issus de lui, nous devons retourner à lui, elles astreignent à la même loi la société civile. Les hommes, en effet, unis par les liens d'une société commune, ne dépendent pas moins de Dieu que pris isolément; autant au moins que l'individu, la société doit rendre grâce à Dieu, dont elle tient l'existence, la conservation et la multitude innombrable de ces biens. C'est pourquoi, de même qu'il n'est permis à personne de négliger ses devoirs envers Dieu, et que le plus grand de tous les devoirs est d'embrasser d'esprit et de cœur la religion, non pas celle que chacun préfère, mais celle que Dieu a prescrite et que des preuves certaines et indubitables établissent comme la seule vraie entre toutes, ainsi les sociétés politiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n'existait en aucune manière, ou se passer de la religion comme étrangère et inutile, ou en admettre une indifféremment selon leur bon plaisir. En honorant la Divinité, elles doivent suivre strictement les règles et le mode suivant lesquels Dieu lui-même a déclaré vouloir être honoré. Les chefs d’État doivent donc tenir pour saint le nom de Dieu et mettre au nombre de leurs principaux devoirs celui de favoriser la religion, de la protéger de leur bienveillance, de la couvrir de l'autorité tutélaire des lois, et ne rien statuer ou décider qui soit contraire à son intégrité. Et cela ils le doivent aux citoyens dont ils sont les chefs. 

Tous, tant que nous sommes, en effet, nous sommes nés et élevés en vue d'un bien suprême et final auquel il faut tout rapporter, placé qu'il est aux cieux, au delà de cette fragile et courte existence. Puisque c'est de cela que dépend la complète et parfaite félicité des hommes, il est de l'intérêt suprême de chacun d'atteindre cette fin. Comme donc la société civile a été établie pour l'utilité de tous, elle doit, en favorisant la prospérité publique, pourvoir au bien des citoyens de façon non seulement à ne mettre aucun obstacle, mais à assurer toutes les facilités possibles à la poursuite et à l'acquisition de ce bien suprême et immuable auquel ils aspirent eux-mêmes. La première de toutes consiste à faire respecter la sainte et inviolable observance de la religion, dont les devoirs unissent l'homme à Dieu. 

Quant à décider quelle religion est la vraie, cela n'est pas difficile à quiconque voudra en juger avec prudence et sincérité. En effet, des preuves très nombreuses et éclatantes, la vérité des prophéties, la multitude des miracles, la prodigieuse célérité de la propagation de la foi, même parmi ses ennemis et en dépit des plus grands obstacles, le témoignage des martyrs et d'autres arguments semblables prouvent clairement que la seule vraie religion est celle que Jésus-Christ a instituée lui-même et qu'il a donné mission à son Eglise de garder et de propager.

(...)


C'est donc à l’Église, non à l’État, qu'il appartient de guider les hommes vers les choses célestes, et c'est à elle que Dieu a donné le mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la religion ; d'enseigner toutes les nations, d'étendre aussi loin que possible les frontières du nom chrétien ; bref, d'administrer librement et tout à sa guise les intérêts chrétiens. 

(...) 
Dieu a donc divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puissance civile; celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d'elles en son genre est souveraine ; chacune est renfermée dans des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial. Il y a donc comme une sphère circonscrite, dans laquelle chacune exerce son action jure proprio.

Toutefois, leur autorité s'exerçant sur les mêmes sujets, il peut arriver qu'une seule et même chose, bien qu'à un titre différent, mais pourtant une seule et même chose ressortisse à la juridiction et au jugement de l'une et de l'autre puissance. Il était donc digne de la sage Providence de Dieu, qui les a établies toutes les deux, de leur tracer leur voie et leur rapport entre elles. Les puissances qui sont ont été disposées par Dieu (Rm 13, 1). 
 
(...)
 
Il est donc nécessaire qu'il y ait entre les deux puissances un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui, dans l'homme, constitue l'union de l'âme et du corps. On ne peut se faire une juste idée de la nature et de la force de ces rapports qu'en considérant, comme Nous l'avons dit, la nature de chacune des deux puissances, et en tenant compte de l'excellence et de la noblesse de leurs buts, puisque l'une a pour fin prochaine et spéciale de s'occuper des intérêts terrestres, et l'autre de procurer les biens célestes et éternels. 

Ainsi, tout ce qui dans les choses humaines est sacré à un titre quelconque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rapport à son but, tout cela est du ressort de l'autorité de l’Église

Quant aux autres choses qu'embrasse l'ordre civil et politique, il est juste qu'elles soient soumises à l'autorité civile, puisque Jésus-Christ a commandé de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu

Des temps arrivent parfois où prévaut un autre mode d'assurer la concorde et de garantir la, paix et la liberté ; c'est quand les chefs d’État et les Souverains Pontifes se sont mis d'accord par un traité sur quelque point particulier. Dans de telles circonstances, l’Église donne des preuves éclatantes de sa charité maternelle en poussant aussi loin que possible l'indulgence et la condescendance. 

Telle est, d'après l'esquisse sommaire que nous en avons tracée, l'organisation chrétienne de la société civile, et cette théorie n'est ni téméraire ni arbitraire ; mais elle se déduit des principes les plus élevés et les plus certains, confirmés par la raison naturelle elle-même. 

Cette constitution de la société politique n'a rien qui puisse paraître peu digne ou malséant à la dignité des princes. Loin de rien ôter aux droits de la, majesté, elle les rend au contraire plus stables et plus augustes. 

Bien plus, si l'on y regarde de plus près, on reconnaîtra à cette constitution une grande perfection qui fait défaut aux autres systèmes politiques; et elle produirait certainement des fruits excellents et variés si seulement chaque pouvoir demeurait dans ses attributions et mettait tous ses soins à remplir l'office et la tâche qui lui ont été déterminés. En effet, dans la constitution de l’État, telle que nous venons de l'exposer, le divin et l'humain sont délimités dans un ordre convenable, les droits des citoyens sont assurés et placés sous la protection des mêmes lois divines, naturelles et humaines ; les devoirs de chacun sont aussi sagement tracés que leur observance est prudemment sauvegardée. Tous les hommes, dans cet acheminement incertain et pénible vers la cité éternelle, savent qu'ils ont à leur service des guides sûrs pour les conduire au but et des auxiliaires pour l'atteindre. Ils savent de même que d'autres chefs leur ont été donnés pour obtenir et conserver la sécurité, les biens et les autres avantages de cette vie.

La société domestique trouve sa solidité nécessaire dans la sainteté du lien conjugal, un et indissoluble ; les droits et les devoirs des époux sont réglés en toute justice et équité ; l'honneur dû à la femme est sauvegardé ; l'autorité du mari se modèle sur l'autorité de Dieu ; le pouvoir paternel est tempéré par les égards dus à l'épouse et aux enfants ; enfin, il est parfaitement pourvu à la protection, au bien-être et à l'éducation de ces derniers. 

Dans l'ordre politique et civil, les lois ont pour but le bien commun, dictées non par la volonté et le jugement trompeur de la foule, mais par la vérité et la justice. L'autorité des princes revêt une sorte de caractère sacré plus qu'humain, et elle est contenue de manière à ne pas s'écarter de la justice, ni excéder son pouvoir

L'obéissance des sujets va de pair avec l'honneur et la dignité, parce qu'elle n'est pas un assujettissement d'homme à homme, mais une soumission à la volonté de Dieu régnant par des hommes


Une fois cela reconnu et accepté, il en résulte clairement que c'est un devoir de justice de respecter la majesté des princes, d'être soumis avec une constante fidélité à la puissance politique, d'éviter les séditions et d'observer religieusement la constitution de l’État. 

Pareillement, dans cette série des devoirs se placent la charité mutuelle, la bonté, la libéralité. L'homme, qui est à la fois citoyen et chrétien, n'est plus déchiré en deux par des obligations contradictoires. 

Enfin, les biens considérables dont la religion chrétienne enrichit spontanément même la vie terrestre des individus sont acquis à la communauté et à la société civile : d'où ressort l'évidence de ces paroles : "Le sort de l’État dépend du culte que l'on rend à Dieu ; et il y a entre l'un et l'autre de nombreux liens de parenté et d'étroite amitié." (Sacr. Imp. ad Cyrillum Alexand. et Episcopos metrop. - Cfr. Labbeum, Collect. Conc. T. III. ).

Référence 

Léon XIII, pape catholique romain (1878-1903), Encyclique Immortale Dei, Rome, 1er novembre 1885. (La mise en page est le fait de l'auteur de ce blog).

Le libéralisme politique selon Léon XIII, 1885


Voici le premier de tous ces principes : tous les hommes, dès lors qu'ils sont de même race et de même nature, sont semblables, et, par le fait, égaux entre eux dans la pratique de la vie ; chacun relève si bien de lui seul, qu'il n'est d'aucune façon soumis à l'autorité d'autrui : il peut en toute liberté penser sur toute chose ce qu'il veut, faire ce qu'il lui plaît ; personne n'a le droit de commander aux autres

Dans une société fondée sur ces principes, l'autorité publique n'est que la volonté du peuple, lequel, ne dépendant que de lui-même, est aussi le seul à se commander. Il choisit ses mandataires, mais de telle sorte qu'il leur délègue moins le droit que la fonction du pouvoir pour l'exercer en son nom. 

La souveraineté de Dieu est passée sous silence, exactement comme si Dieu n'existait pas, ou ne s'occupait en rien de la société du genre humain ; ou bien comme si les hommes, soit en particulier, soit en société, ne devaient rien à Dieu, ou qu'on pût imaginer une puissance quelconque dont la cause, la force, l'autorité ne résidât pas tout entière en Dieu même. 

De cette sorte, on le voit, l’État n'est autre chose que la multitude maîtresse et se gouvernant elle-même ; et dès lors que le peuple est censé la source de tout droit et de tout pouvoir, il s'ensuit que l’État ne se croit lié à aucune obligation envers Dieu, ne professe officiellement aucune religion, n'est pas tenu de rechercher quelle est la seule vraie entre toutes, ni d'en préférer une aux autres, ni d'en favoriser une principalement ; mais qu'il doit leur attribuer à toutes l'égalité en droit, à cette fin seulement de les empêcher de troubler l'ordre public. 

Par conséquent, chacun sera libre de se faire juge de toute question religieuse, chacun sera libre d'embrasser la religion qu'il préfère, ou de n'en suivre aucune si aucune ne lui agrée. De là découlent nécessairement la liberté sans frein de toute conscience, la liberté absolue d'adorer ou de ne pas adorer Dieu, la licence sans bornes et de penser et de publier ses pensées.

Référence
 
Léon XIII, pape catholique romain (1878-1903), Encyclique Immortale Dei, Rome, 1er novembre 1885. (La mise en page est le fait de l'auteur de ce blog).

L'Église catholique romaine est pour..., selon Léon XIII, 885



Oui, en vérité, 

- tout ce qu'il peut y avoir de salutaire au bien en général dans l’État
- tout ce qui est utile à protéger le peuple contre la licence des princes qui ne pourvoient pas à son bien, 
- tout ce qui empêche les empiétements injustes de l’État sur la commune ou la famille
- tout ce qui intéresse l'honneur, la personnalité humaine et la sauvegarde des droits égaux de chacun

tout cela, l’Église catholique en a toujours pris soit l'initiative, soit le patronage, soit la protection, comme l'attestent les monuments des âges précédents.

Toujours conséquente avec elle-même, si d'une part elle repousse une liberté immodérée qui, pour les individus et les peuples, dégénère en licence ou en servitude, de l'autre elle embrasse de grand cœur les progrès que chaque jour fait naître, si vraiment ils contribuent à la prospérité de cette vie, qui est comme un acheminement vers la vie future et durable à jamais. 

Ainsi donc, dire que l’Église voit de mauvais œil les formes plus modernes des systèmes politiques et repousse en bloc toutes les découvertes du génie contemporain, c'est une calomnie vaine et sans fondement

Sans doute, elle répudie les opinions malsaines, elle réprouve le pernicieux penchant à la révolte, et tout particulièrement cette prédisposition des esprits où perce déjà la volonté de s'éloigner de Dieu ; mais comme tout ce qui est vrai ne peut procéder que de Dieu, en tout ce que les recherches de l'esprit humain découvrent de vérité, l’Église reconnaît comme une trace de l'intelligence divine ; et comme il n'y a aucune vérité naturelle qui infirme la foi aux vérités divinement révélées, que beaucoup la confirment, et que toute découverte de la vérité peut porter à connaître et à louer Dieu lui-même, l’Église accueillera toujours volontiers et avec joie tout ce qui contribuera à élargir la sphère des sciences ; et, ainsi qu'elle l'a toujours fait pour les autres sciences, elle favorisera et encouragera celles qui ont pour objet l'étude de la nature. En ce genre d'études, l’Église ne s'oppose à aucune découverte de l'esprit ; elle voit sans déplaisir tant de recherches qui ont pour but l'agrément et le bien-être ; et même, ennemie-née de l'inertie et de la paresse, elle souhaite grandement que l'exercice et la culture fassent porter au génie de l'homme des fruits abondants. Elle a des encouragements pour toute espèce d'arts et d'industries, et en dirigeant par sa vertu toutes ces recherches vers un but honnête et salutaire, elle s'applique à empêcher que l'intelligence et l'industrie de l'homme ne le détournent de Dieu et des biens célestes.

Référence

Léon XIII, pape catholique romain (1878-1903), Encyclique Immortale Dei, Rome, 1er novembre 1885. (La mise en page est le fait de l'auteur de ce blog).