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vendredi 2 septembre 2011

Le parler et la cuisine des Français de Tunisie, sous le protectorat, selon S. La Barbera, 2006.


 [Les notes n'ont malheureusement pas pu toutes êtres consultées...mais valent la peine d'être lues pour les détails supplémentaires qu'elles proposent.]

 
Le dire et le cuire : lieux de mobilité par excellence.

La perméabilité des cultures se manifeste dans la langue parlée, dans la cuisine, dans les comportements quotidiens. Le Français parlé fait de larges emprunts à l’arabe dialectal et à l’italien. La langue est à la fois l’expression d’une identité et un outil de communication ; le degré de perfection de la langue est ainsi proportionnel à la conscience d’appartenir à une culture.

Cette « langue parlée » d’Afrique du Nord, popularisée en France par la filmographie (assez abondante) des années 1970 et 1980 ou par le show-business dans les mêmes années (44), à laquelle se sont intéressés quelques chercheurs, présente des tournures idiomatiques semblables ou assez proches dans les trois colonies françaises du Maghreb (45). On peut ainsi penser que ce n’est pas nécessairement l’arabe parlé qui sert d’absorbant, mais le français. Cette langue n’a peut-être pas en Tunisie autant de chantres ou de poètes (amuseurs) qu’en Algérie, mais on peut citer au moins Kaddour Ben Nitram (46). Ce qui caractérise ce français altéré par la rue, est l’emprunt ‘47). L’arabe, l’italien offrent des mots, des tournures qui sont malaxées dans le langage courant, qu’impose la nécessité d’échange — qu’il soit économique, administratif ou simplement social —, motivé aussi par la facilité, l’expressivité des sonorités (48).

Première particularité de l’expression française de Tunisie (et d’Afrique du Nord), l’emploi immodéré du tutoiement que favorisent d’une part, les rapports avec les populations tunisiennes, d’autre part, le rôle de la rue dans la civilisation méditerranéenne. Si cette familiarité raccourcit la distance entre les individus, paradoxalement, elle restitue les clivages sociaux et ethniques. Tout naît — la somme des archives l’atteste — de l’altercation verbale. Dans cette société de l’oralité, le « porte-voix » joue un rôle plus grand au sein du groupe et de maîtrise du vocabulaire, des idiotismes ou barbarismes, le positionne (49). Il incarne comme le dit Durkheim, « la revivification d’une expression visant à exprimer une expression des valeurs de la communauté » dont il se sent le dépositaire (50). Ce phénomène n’est pas propre à l’Afrique du Nord mais il s’y manifeste plus directement. 

Dans les milieux populaires, l’individu est désigné plus souvent par son surnom que par son nom ou son prénom, la personnalité primant sur l’état civil dans les relations de camaraderie ou de voisinage, le « porte-voix » jouant souvent le rôle de distributeur (51). « Lulu, Bobus, Carlo, Mimi, Totor, Brochette, Camembert, Chouquette », les écrits des Français de Tunisie, les souvenirs, fourmillent de ces surnoms qui traduisent la familiarité, la rapidité du contact. 

C’est dans cet esprit, dans ce souci d’efficacité que la langue française se charge de mots, de tournures appartenant aux langues les plus parlées du pays. En règle générale, les emprunts à l’arabe parlé sont des mots courts, le plus souvent employés pour adjectiver négativement tandis que l’italien — et le napolitain ou le sicilien — offre des séries d’expressions, des tournures pour exprimer une colère ou disqualifier l’interlocuteur (52). Tous les Français de Tunisie utilisent cette « langue aménagée », y compris ceux qui vivent dans des sphères bourgeoises fermées, ne serait-ce que pour diriger la domesticité ou les travailleurs. Le nouveau venu, le « frangaoui », l’adopte également parce qu’elle est un moyen pour lui de se mouvoir de manière autonome. Les courses, au marché ou dans les épiceries, l’imposent d’autant plus que les vendeurs ont un rapport « hyper allocutif, souvent proche du cri » (53) avec les clients — lien direct, brutal, qui place l’interpellé au centre d’un cercle public et le rend visible —, le plus souvent dans une sorte d’espéranto où se mêlent les trois langues. L’Européen qui ignore le nom arabe ou italien de certains produits ou telle tournure d’engagement du rapport commercial, est placé en la circonstance dans une position délicate (54).

La maîtrise du vocabulaire propre aux colonies françaises d’Afrique du Nord, relève de la double nécessité de se faire comprendre et de s’insérer dans la communauté (55). 

La profusion de termes pour désigner un objet, un individu ou pour évoquer une situation développe une propension métaphorique, une recherche de la meilleure image, la plus frappante, que des observateurs ont longtemps cru liée à la mentalité « pied-noir » et qui n’est probablement qu’un étirement des possibilités linguistiques. Sans pour autant établir la liste de mots et des expressions dans une volonté exhaustive qui n’aurait d’intérêt que pour le linguiste, il paraît plus utile de faire ressortir quelques exemples parmi les plus révélateurs, voire de l’ordre du paradigme. Ainsi, un homme n’est jamais chauve, soit « il a perdu ses cheveux », soit il est « calvo » (chauve en italien) ou « fartasse » (chauve en arabe) (56). Le locuteur dispose ainsi d’un arsenal linguistique qui lui permet de moduler la périphrase, de faire varier la portée de l’expression. Les choses sont dites dans l’être véritablement, les mots, sortis de leur langue, sont en apesanteur et leur sens fluctue, pouvant flirter avec la polysémie et parfois même, par une trajectoire parabolique, retourner à l’étymologie (57). 

Cette manière d’utiliser l’italien ou l’arabe pour désigner des défauts, physiques ou moraux, ou pour stigmatiser une attitude, une situation, sert autant à ponctuer qu’à faire du français une langue protégée, épurée. La violence verbale est déviée par l’introduction de mots étrangers dont le sens est perçu par l’interlocuteur mais dont la signification exacte — ou la traduction — reste volontairement dans le flou. « C’est mneikt référence au produit inachevé d’un acte sexuel bâclé » (58). La fréquence de l’emploi de certains termes les banalise, leur force est altérée, ce qui en permet l’appropriation. Il n’y a pas réellement d’enrichissement de la langue par l’adjonction d’un vocabulaire emprunté mais une substitution, qui sous une apparence allègre et bon enfant, voile — tout autant qu’elle révèle — une violence sous-jacente et la réalité brutale des rapports sociaux.

La complexité des rapports communautaires est toujours présente. Si le rapprochement linguistique facilite la communication entre les groupes, il perturbe aussi leur compréhension mutuelle. Cependant, le rôle d’éponge que joue la langue — et plus globalement la culture — française sur un territoire qui ne lui est pas naturel, la forte présence numérique de Tunisiens sous domination, l’existence d’autres nationalités, ont facilité une certaine mobilité culturelle, esquissant un espace idéalisé d’où aurait pu émerger, avec une certaine dose d’utopie, une société nouvelle, un « creuset-type ». 

(…).

(p. 96) Les Français des milieux moyens et populaires, ceux qui ont contracté des mariages transnationaux, ceux venus de la Corse ou originaires d’Italie, ont davantage participé à l’élaboration et à la diffusion d’une cuisine mixte, largement popularisée depuis les années 1960. Né de père lyonnais et de mère sicilienne, Gilbert Tronchon dit que « sa mère devait faire face à trois types de cuisine : la française pour plaire au père, l’ italienne pour elle, et la tunisienne pour la collectivité que nous étions. » (79) Il précise les recettes qui, selon lui, distinguent les trois cuisines, soit des haricots blancs, de la purée de pommes de terre et du pot-au-feu pour celle d’inspiration française, « des pâtes avec des fèves, des maccaronis » — le plus souvent englobés dans l’expression macaronade qui désigne les diverses manières d’accommoder les pâtes — ou des raviolis « dont la pâte est préparée à la maison, étalée sur la table e découpée avec un verre de cuisine, remplie de farce et fermée à l’aide d’une fourchette » pour l’autre cuisine européenne, et enfin, « nous avions droit au coucous, à la Mélohia, aux tagines, aux pois chiches etc. » (80). 

En règle générale, les plats les plus partagés sont les macaronis, diversement accommodés de sauces variées — « marga » selon le mot maltais qui signifie sauce et communément employé et la « chakchouca », variété de ratatouille méditerranéenne, qui se module selon la production légumière locale, en général poivrons, tomates, aubergines, courgettes, le tout accompagné parfois d’œufs pochés. 

Le couscous, « juif avec les boulettes » (81), ou arabe, dont le Français « [qui en] a mangé au début par curiosité […] trouve que « ça bourre, ça ne nourrit pas » (82) est un plat plutôt exceptionnel, festif, dont la fréquence est plus élevée chez les Français d’origine étrangère. La mixité se traduit parfois par la substitution, comme c’est le cas pour les Français d’origine italienne dont la « pollenta » est le plat traditionnel, qui remplacent la semoule de maïs comme base du plat par la semoule de blé. L’adoption de pratiques culinaires locales au quotidien traduit la force de l’ancrage sur le territoire tunisien, ce qui renvoie à la gamme des perceptions de la patrie.

Tous les Français cependant, ont participé au rite de la « kémia », l’apéritif dînatoire autour de « l’anisette », d’inspiration tunisienne — sans doute plus juive que tunisienne —, composé d’une grande variété de plats, — qui est autant un comportement qu’une affaire de goût (83). C’est à travers cette habitude que la plupart d’entre eux ont intégré les épices et les piments (« felfel ») dans leur gamme gustative (84). C’est à travers la trace que cette cuisine et ces saveurs ont laissée dans la pratique culinaire post-coloniale, que se révèle pour chacun, la force de l’adoption de la Tunisie comme territoire et le degré d’acceptation de la mixité sociale (85).


Notes.

(44) Le Coup de Sirocco, d’Alexandre Arcady, 1978, en annonçant le venue au premier plan d’une génération de cinéastes enfants de « rapatriés », a été le premier film qui se soit réellement intéressé à ces Français d’Afrique du Bord, ouvrant la voie à d’autres films dans une veine populaire et comique. Les débuts de Michel Boujenah, issu d’une famille juive de Tunisie, ont également permis à ce type de comique « Pied-Noir » (et « juif Pied Noir », une audience nationale.

(45) Notamment  : - Hureau Joëlle, La Mémoire des Pieds-Noirs, Paris, Orban, 1985, 
- Miège Jean-Louis, les Pieds-Noirs
- Duclos, Jeanne, Les Particularités lexicales du Français d’Algérie de 1830 à nos jours, thèse de doctorat en linguistique, Université de Tours, 1991, 
- ou encore Mannoni, Pierre, Les Français d’Algérie, vie mœurs, mentalités, Paris, l’Harmattan, 1993, « Histoire et Perspectives Méditerranéennes ».

(46) Voir Kmar Bendana, « L’humoriste et chansonnier Kaddour Ben Nitram », Colloque en Orient 17-18 octobre 1994, Actes parus dans la Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée REEMMM, n°77-78, 1995/3.

(47) Le dialecte « pied-noir », des Français d’Algérie est appelé par Joëlle Hureau dans une formule assez heureuse le « français aménagé », Hureau, Joëlle, La mémoire des Pieds-Noirs, op. cit., p. 212.

(48) Dans le langage courant, les Français de Tunisie prennent des libertés dans la construction des phrases, jusqu’à l’incorrection : antéposition du participe passé « descendu je suis », duplication du sujet « mon père il veut pas » etc., ce que Mauricette Lecomte appelle le parler sfaxien répandu en fait dans tout le pays et en Algérie. Cette torsion de la langue française, ce parler incorrect est probablement lié à la naturalisation de nombreux siciliens (originaires de la région de Trapani, pointe ouest de la Sicile) qui inversent dans leur parler dialectal, le sujet et le verbe et emploient de manière « particulière le passé simple », soit à la place du présent dans une phrase interrogative. Voir Quadruppani, Serge, note du traducteur, p. 9-12, in, Camilleri, Andrea, Le Voleur de goûter, Palerme, Sellerio Editore, 1996, traduction française et édition, Havas poche, « Fleuve Noir », 2000, p. 11.

(49) Chauvier Éric, Fictions familiales, Approches anthropolinguistique de l’ »esprit de famille », thèse de soctorat en ethnologie sociale et culturelle, 2 vol., 800 pages, Université de Bordeaux II, 2000, p. 87. « […] l’aune expressive d’une conformité au nom de laquelle le principe du plus grand nombre ne se caractérise pas forcément à plusieurs mais peut aussi emprunter le truchement du locuteur le plus expressif. »

(50) Cité par Erwin Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 41 qui ajoute que p »porte-voix » « a une attitude [qui] ne se réduite pas seulement au désir d’avoir une situation prestigieuse, mais aussi au désir de se rapprocher du foyer sacré des valeurs établies. »

(51) Mannoni, Pierre, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 27-28 : « Le patronyme n’est, en effet, guère utilisé que par l’administration. Dans la rue, entre amis, entre voisins, c’est le surnom qui prime, au point qu’il escamote l’état-civil et lui substitue ce baptême sauvage qui, pour n’avoir pas de reconnaissance officielle, n’en a pas moins une valeur sociale ».

(52) Duclos, Jeanne, Les Particularités lexicales du français d’Algérie (français colonial, « pataouette », français des Pieds-Noirs) de 1830 à nos jours, op. cit.,. L’auteur distingue plusieurs apports d’origine étrangère dans le parler « pied-noir » d’Algérie, l’arabe, l’italien, le napolitain, l’espagnol et le catalan. Rares sont les mots empruntés à l’espagnol ou au catalan en Tunisie, les Espagnols qui sont arrivés au moment de la guerre d’Espagne sont peu nombreux à y rester et forment une petite communauté discrète.

(...)

(79) Tronchon, Gilbert, témoignage, janvier 1999.

(80) Idem. Melohia, plat typiquement tunisien à base de poudre additionnée d’eau dans laquelle cuisent comme une daube, quelques morceaux de viande.

(81) Alfonsi André, témoignage, mars 1999.

(82) Memmi, Albert, Portrait du colonisé, op. cit., p. 52-53.

(83) Bricks à la pomme de terre, à l’œuf, pois chiches et fèves en salade, olives farcies, salades de poulpes, salade « méchouia ». Ces petits plats peuvent se décliner de multiples façons, avec de nombreuses variantes. Mauricette Lecomte, Malamour, Tunisie sous le protectorat français, Paris, Éditions françaises CD-Romans, 1997, p. 346. Après l’indépendance de la Tunisie, les Français « rapatriés » ont contribué à populariser ce rite en France.

(84) Épices et piments ont tenu un temps chez les Français de Tunisie (d’Afrique du Nord en général) après la décolonisation, le rôle de « madeleine consciente ».

(85) La réponse serait à chercher dans une étude sur les « rapatriés » de Tunisie, dans l’esprit de celle réalisée par Doris Bensimon sur L’intégration des Juifs d’Afrique du Nord en France, Paris – La Haye, Mouton, 1971, ou plus récemment celle de Colette Zytnicki sur les juifs toulousains.

Référence.

Serge La Barbera, Les Français de Tunisie : 1930-1950, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 90-97.

mercredi 31 août 2011

La confiance selon Cicéron, 44 avant J.C.


[Les versions françaises des textes présentés ci-dessous sont le fait de l'auteur de ce blog. Veuillez donc excuser leurs imperfections et leurs faiblesses.]

« Or, la confiance, pour qu’elle soit donnée, peut être suscitée par deux choses, à savoir que nous serons appréciés pour l’acquisition de la prudence unie à la justice

Et, en effet, nous avons confiance en ceux dont nous jugeons qu’ils sont plus intelligents que nous et dont nous croyons qu’ils discernent les choses à venir et que, lorsque l’action est en marche et que le moment de la décision est venu, ils peuvent arranger la chose et prendre conseil du temps ; en effet, les hommes considèrent cette prudence profitable et conforme à la vérité morale.

D’autre part, la confiance est donnée aux hommes justes et sûrs, c’est-à-dire aux hommes bons, qui sont tels qu’il n’y ait en eux aucun soupçon de tromperie et d’injustice. C’est pourquoi, à eux, jugeons-nous [bon] que leur soient abandonnés en toute sécurité notre salut, à eux, nos biens, à eux nos enfants.

De ces deux choses, la justice est la plus puissante à susciter la confiance, de fait, à elle seule, sans la prudence, elle a un poids suffisant ; la prudence sans la justice ne vaut rien pour susciter la confiance. 

En effet, sans une réputation de probité, plus quelqu’un sait se retourner et est expérimenté, plus il est détesté et suspecté. [C’est] grâce à cela que la justice unie à l’intelligence aura, autant qu’elle voudra, [ce qu’il faut], pour susciter la confiance des troupes, la justice sans la prudence pourra beaucoup, [mais ] sans la justice, la prudence ne vaudra rien. »


Texte latin original.

Fides autem ut habeatur duabus rebus effici potest, si existimabimur adepti coniunctam cum iustitia prudentiam. 

Nam et iis fidem habemus, quos plus intellegere quam nos arbitramur quosque et futura prospicere credimus et cum res agatur in discrimenque uentum sit, expedire rem et consilium ex tempore capere posse; hanc enim utilem homines existimant ueramque prudentiam. 

Iustis autem et fidis hominibus, id est bonis uiris, ita fides habetur, ut nulla sit in iis fraudis iniuriaeque suspicio. Itaque his salutem nostram, his fortunas, his liberos rectissime committi arbitramur.

Harum igitur duarum ad fidem faciendam iustitia plus pollet, quippe cum ea sine prudentia satis habeat auctoritatis ; prudentia sine iustitia nihil ualet ad faciendam fidem. 

Quo enim quis uersutior et callidior, hoc inuisior et suspectior detracta opinione probitatis. Quam ob rem intellegentiae iustitia coniuncta quantum uolet habebit ad faciendam fidem uirium, iustitia sine prudentia multum poterit, sine iustitia nihil ualebit prudentia.


Référence. 

Cicéron, Des devoirs, livre II, chapitre 9, §. 33 et 34.



Pour mieux illustrer cette définition de la confiance, voici, ce que sont la prudence et la justice selon Cicéron :


1) (…) prudentiam enim, quam Graeci phronèsis dicunt, (...), quae est rerum expetendarum fugiendarumque scientia (…).

(…) en effet, la prudence, que les Grecs disent phronèsis, qui est la science des choses à rechercher et de celles à fuir (…).

Cicéron, Des devoirs, livre I, chapitre 43, §. 153.


2) (…) in qua sapientiam et prudentiam ponimus, idest indagatio atque inuentio ueri, eiusque uirtutis hoc munus est proprium.

(…) dans laquelle nous avons posé la sagesse et la prudence, c’est-à-dire la recherche et la découverte de la vérité morale, et cette fonction est le propre de cette vertu.

Cicéron, Des devoirs, livre I, chapitre 5, §. 15


3) (20) (…) iustitia, in qua uirtutis splendor est maximus, ex qua uiri boni nominantur (…). Sed iustitiae primum munus est, ut ne cui quis noceat, nisi lacessitus iniuria, deinde ut communibus pro communibus utatur, priuatis ut suis. (…) 23 Fundamentum autem est iustitiae fides, id est dictorum conuentorumque constantia et ueritas. Ex quo, quamquam hoc uidebitur fortasse cuipiam durius, tamen audeamus imitari Stoicos, qui studiose exquirunt, unde uerba sint ducta, credamusque, quia fiat, quod dictum est appellatam fidem.

(…) la justice, dans laquelle l’éclat de la vertu est à son maximum, d’où vient que les hommes sont appelés bons (…). Mais la première fonction de la justice est de ne nuire à quiconque, sauf si l’on y est provoqué par l’injustice, ensuite d’user des biens communs comme de biens communs, des biens propres comme des siens propres. (…) Or, le fondement de la justice est la [bonne] foi, c’est-à-dire la sincérité et la continuité de ce qui a été dit et convenu. De là, bien que cela puisse sembler peut-être de quelque manière moins élégant, nous osons cependant imiter les Stoïciens, qui recherchent avec intérêt d’où viennent les mots, et nous croyons que foi vient de fiat, qu’il advienne ce qui a été dit.

Cicéron, Des devoirs, livre I, chapitre 5, §. 20-23.


4) (…) prudentia est enim locata in dilectu bonorum et malorum (…).

(…) la prudence est en effet située dans le discernement des biens et des maux.

Cicéron, Des devoirs, livre III, chapitre 17, §. 71.


5) Honesta res diuiditur in rectum et laudabile. Rectum est, quod cum uirtute et officio fit. Id diuiditur in prudentiam, iustitiam, fortitudinem, modestiam. Prudentia est calliditas, quae ratione quadam potest dilectum habere bonorum et malorum. Dicitur item prudentia scientia cuiusdam artificii: item appellatur prudentia rerum multarum memoria et usus conplurium negotiorum. Iustitia est aequitas ius uni cuique re tribuens pro dignitate cuiusque. Fortitudo est rerum magnarum adpetitio et rerum humilium contemptio et laboris cum utilitatis ratione perpessio. Modestia est in animo continens moderatio cupiditatem.

L’honnêteté est divisée entre le ce qui est droit et ce qui est louable. Ce qui est droit est ce qui est fait avec vertu et devoir. On le divise en prudence, justice, courage, mesure. La prudence est l’expérience qui, par quelque système théorique, peut posséder le discernement des biens et des maux. Pareillement, on dit de la prudence qu’elle est la connaissance de quelque art. Pareillement, on appelle prudence la mémoire de nombreuses choses et la pratique de plusieurs occupations. La justice est l’équité, le droit qui concède de fait à un chacun en proportion de son mérite. Le courage est le désir des grandes choses et le mépris des choses peu élevées et le fait d’endurer la peine en raison de l’utilité. La mesure est la modération qui refrène dans l’âme le désir [brut].

Pseudo-Cicéron, Rhétorique à Herennius, livre III, chapitre 2.

mardi 30 août 2011

Les qualités et les vertus de l'âme, selon N.-V. de Latena, 1844.



§ I. — Réflexions générales.

Les qualités de l'âme sont, comme nous l'avons dit, naturelles, ou acquises. Les unes étant innées ont un développement spontané ; les autres étant le prix de longs efforts, et souvent d'un combat, peuvent devenir des vertus. Les vertus ne sont donc pas seulement l'obéissance aux lois de la morale et de l'humanité : elles sont, de plus, un triomphe sur des penchants, même légitimes, qui menacent notre âme d'un empire dangereux, ou l'intérêt d'autrui d'une rivalité passionnée. Le mépris des satisfactions des sens, le désir de la perfection morale et l'amour du prochain sont les bases fondamentales de toutes les vertus. Elles sont les plus sublimes inspirations de la raison humaine, éclairée par la méditation des perfections divines.

Les vertus plaisent moins que les qualités, parce qu'on voit, dans les premières, la résistance vaincue, la préoccupation de soi, et, dans les secondes, une disposition naturelle, le besoin d'être agréable à autrui.

Le mérite des vertus est proportionné à l'effort qu'elles ont coûté. Elles sont, dès lors, relatives ; et une même action, effet spontané d'une qualité chez l'un, serait vertu chez l'autre.

§. II. — Qualités qui dérivent de la droiture naturelle de l’âme.

PREMIÈRE CATÉGORIE.

Ingénuité, aimable abandon d'une âme simple et sans expérience. C'est quelquefois aussi le naturel de la bêtise.

Candeur, sorte de transparence qui laisse voir le fond d'une âme pure.

Naïveté, parfum d'une âme dans sa fleur. Quelquefois la naïveté se conserve au delà du printemps de la vie, et se mêle aux sentiments et aux pensées, pour leur donner une suavité et un charme ineffables.

Pudeur (1). La pudeur, dans l'acception la plus étendue de ce mot, est un sentiment exquis du bien et des convenances, qui porte l'homme à rougir d'une action blâmable dont il est le témoin, ou l'objet, et à plus forte raison, quand il en est l'auteur. Elle ne se rencontre ni avec une complète innocence qui ignore le mal, ni avec la grossièreté qui ne sait pas le reconnaître. C'est elle que l'éducation rend gardienne de la délicatesse des femmes, de l'intégrité des hommes et de l'élégante urbanité du monde.

DEUXIÈME CATÉGORIE.

Sincérité, penchant à dire toujours la vérité Dans la pratique, c'est l'expression consciencieuse de nos pensées, ou de nos sentiments, souvent même des motifs qui les ont inspirés. Elle a son principe dans la délicatesse de l'âme, et dans une certaine dignité que le mensonge révolte.

L'amour du vrai contribue puissamment à assurer la moralité de l'homme, à éclairer son intelligence et à fortifier sa raison. La tendance contraire est une preuve de la fausseté du jugement, et quelquefois de la perversité de l'âme.

Sincérité et corruption sont incompatibles.

Comment ne préfère-t-on pas au mensonge, qui aggrave les torts, la sincérité qui les fait pardonner?

Louer, dans autrui, les qualités que l'on n'a pas, c'est sincérité et droiture, ou raffinement de flatterie, si ce n'est désir de se faire rendre éloge pour éloge.

Véracité, volonté constante de ne rien dire qui ne soit vrai, mais non pas de dire tout ce qui est vrai. Il semble qu'elle soit plutôt le résultat de la réflexion et d'une appréciation morale, qu'un mouvement spontané. Un menteur corrigé serait un homme vrai.

La véracité concilie le courage qui exprime les vérités utiles, et la prudence qui tait les vérités dangereuses.

Franchise, penchant d'une belle âme à montrer, sans détours, tout ce qu'elle pense, au risque de déplaire.

Un homme franc ne saurait ni mentir, ni dissimuler. En le regardant, on le devine ; en l'écoutant, on sent qu'il dit la vérité. Un menteur corrigé ne pourrait devenir franc.

La ruse compte, avec un homme franc, sur des succès faciles ; mais il a, pour elle, une répugnance instinctive qui l'aide à éviter ses pièges.

Un homme franc plaît ordinairement par sa bonté, sa droiture, et sa bonne humeur. On est à son aise avec lui, parce qu'on voit le fond de son âme, et qu'il cherche rarement à pénétrer les autres.

Dans le conflit des intérêts et des passions, l'honneur et quelquefois le succès restent à la franchise et à la loyauté. Cette remarque peut venir au secours de la morale.

La franchise exclut la persévérance dans le mal ; car l'aveu est bien près du repentir.

La franchise de l'âme se reflète sur les manières, la conversation et le style. Elle leur donne un charme qui en rehausse les autres qualités, comme la lumière fait voir la beauté de la nature, en y ajoutant la sienne.

TROISIÈME CATEGORIE.

Honnêteté, disposition d'une âme droite à respecter les intérêts et les sentiments d'autrui. Elle donne le charme de la bienveillance à la pratique des convenances morales et sociales.

L'honnêteté règle tous les mouvements de l'âme, en répand l'ordre et le calme sur les actes extérieurs, et se montre avec franchise et simplicité. Elle est, parmi les dispositions morales, ce qu'est le bon sens parmi les facultés de l'intelligence, la qualité pratique la plus utile dans toutes les circonstances de la vie.

Une âme honnête a beau aimer la gloire, elle lui préfère sa propre estime.

Probité. La probité vulgaire est l'exacte observation des lois sociales. C'est une vertu tout humaine, que chacun comprend à sa manière, et souvent à son plus grand avantage. Elle surveille les actes apparents, et n'est guère plus qu'un simulacre de respect pour l'intérêt d'autrui.

La probité véritable est bien différente. Elle a pour base l'équité, pour guide la conscience, et pour but le maintien du droit. Elle réside au fond de l'âme d'où elle juge, avec calme, chacun de nos projets, chacune de nos actions, et en apprécie l'influence sur l'intérêt général, comme sur l'intérêt privé. Après un examen sévère, elle les approuve, ou les condamne. La probité parfaite ne peut donc exister sans beaucoup de lumières, de vigilance et de force d'âme. Le désir de l'estime du monde ne suffit pas pour nous exciter à faire tous les efforts qu'exige la probité ; et d'ailleurs, comme elle consiste autant à s'abstenir qu'à faire, Dieu seul peut la juger. La morale chrétienne, en traçant la règle de nos rapports avec nos semblables, a résumé tous les devoirs de la probité dans la simple défense de faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fut fait. Mais ce précepte est-il purement négatif ? N'est-ce point, par exemple, manquer à la probité que de protéger, par son silence, une action blâmable qu'un mot pourrait empêcher ? N'est-on pas presque aussi coupable de laisser son prochain mourir de faim, quand on peut le secourir, que de lui dérober ses aliments ? Omettre volontairement, ou négliger de faire le bien, c'est se soustraire au payement d'une dette. La bienfaisance est une partie essentielle de la probité du riche.

Pour l'âme la plus pure et la plus droite, la probité n'est pas toujours simple et facile. On y manque par un mot, un sourire, une plaisanterie qui portent atteinte à la réputation d'autrui, par un geste menteur, par l'action, comme par l'inertie, enfin par les moyens sans nombre de déguiser la vérité, d'égarer sciemment l'opinion des hommes, et de leur causer quelque injuste dommage. Dès que notre intérêt se trouve en face d'un intérêt contraire, nous devons être sur nos gardes : la probité court un danger.

Chacun comprend, à sa manière, la probité. Souvent on la réduit à une sorte de jurisprudence morale d'après laquelle on décide les questions où l'intérêt personnel est engagé. Dans le doute, on doit prononcer contre soi.

La délicatesse est le sens subtil par lequel l'âme est avertie de tout ce qui porterait la moindre atteinte aux intérêts d'autrui. C'est le scrupule dans la probité.

Une âme délicate craint autant de blesser les intérêts, les goûts et même les opinions des autres, qu'une âme égoïste craint d'être blessée elle-même.

Les casuistes proscrivent les jeux de hasard, et tolèrent ceux où l'habileté rend le succès probable (2). Le jugement contraire semblerait plus conforme à la morale et à la raison. En effet, l'égalité des chances devrait seule rassurer la conscience de celui qui gagne ; et cette égalité n'existe plus, dès que le calcul ou l'adresse peut donner l'avantage.

Intégrité, probité qui n'a jamais failli, équité sans faiblesse, raison droite et ferme qui marche résolument au bien, sans être arrêtée par aucun intérêt, par aucune considération, par aucun obstacle. L'intégrité est donc surtout une constante et rigoureuse observation de la probité ; mais elle s'étend encore à la pureté des mœurs, et veut les conserver sans tache. L'intégrité est la moralité complète.

L'homme intègre ne veut rien de plus, et l'homme intéressé rien de moins qu'il ne leur est dû. Ils arrivent ainsi, par des chemins bien différents, à l'exacte équité. Mais la difficulté est de forcer le second à s'y maintenir.

Honneur, culte passionné qu'on rend à la probité, espèce de pompe religieuse dont on en revêt les pratiques. L'honneur est inspiré par un sentiment délicat de ce qui est équitable et bien, et par le courage de l'accomplir, avec chaleur et dignité. Il a plus d'exaltation que l'intégrité ; mais il ne sait pas maintenir, aussi bien qu'elle, l'équilibre de la raison.

L'approbation de la conscience, qui suffit à la probité, ne satisfait pas toujours l'honneur. Il trouve au bien une médiocrité banale, et voudrait atteindre au sublime. L'honneur a, dans une âme vive et sensible, une susceptibilité égale à celle de l'amour-propre le plus ombrageux ; et souvent il n'en est que le masque, ou l'expression ennoblie. Alors occupé, avant tout, des suffrages du monde, il n'est plus que le point d'honneur, ou qu'une habitude des mœurs, au lieu d'un sentiment.

Le véritable honneur est la parure de la probité.

§. III. — Qualités qui procèdent de la raison et du jugement.

Réserve, retenue quelquefois modeste, plus souvent orgueilleuse que l'on garde, par un sentiment de convenance, ou dans l'intérêt de sa dignité ; qui modère la parole et le geste, et qui donne à toute la conduite un caractère circonspect et mesuré. La réserve est timidité, quand elle s'abstient, et tact, ou prudence, quand elle retient. Elle peut éloigner du mal, sans faire aspirer au bien. Si elle préserve des actes irréfléchis, elle est quelquefois un obstacle aux promptes et bonnes résolutions.

La réserve met toujours un peu de froideur dans les relations sociales, même dans l'amitié. Il est rare qu'un homme très-réservé ne soit pas ombrageux.

Une grande réserve peut s'allier à une profonde sensibilité. Elle est alors une preuve de beaucoup d'empire sur soi.

La réserve est la dignité de la force, quand elle n'est pas l'art de cacher la faiblesse.

On confond avec la dissimulation la réserve sévère que s'impose parfois une âme passionnée. C'est une injustice ; car la dissimulation protège les mauvaises passions, et la réserve en arrête l'essor.

Discrétion, frein du langage et de la conduite. Ce qui caractérise l'homme discret, c'est le sang-froid, la fermeté de l'esprit, un grand respect pour lui-même, et souvent une grande défiance des autres. Il a, au moins dans une certaine mesure, le sentiment moral, l'idée du devoir, des principes de probité ; et, si son âme ne s'est point pervertie, il doit être disposé à les prendre pour guides.

Prudence, circonspection et vigilance d'une âme qui connaît et veut éviter le danger ; qui, dans le bien, sait choisir le mieux, et qui voit, en toutes choses, la limite qu'elle ne doit pas franchir.

Fermer les yeux sur un danger réel, pour éviter des impressions pénibles, est faiblesse ; le regarder en face, pour le combattre, ou s'y soustraire, est courage ou prudence ; le montrer aux autres, est bonté.

Modération, sage mesure des sentiments, des désirs et des actions dans toutes les situations de la vie, retenue dans le plaisir, comme dans la douleur, calme avec lequel on supporte les torts d'autrui. La modération naît de l'intime union de la raison, de la bonté et souvent de la force. Pour la bien apprécier, il faut lui opposer la violence. Chacune d'elles a sa source dans un penchant, et reçoit son développement de l'éducation et de l'exemple.

La modération est un principe d'ordre et de bien-être ; la violence, une cause de trouble et de malheurs.

La première inspire le respect ; la seconde, la haine et la révolte.

La modération élève les âmes ; la violence les abrutit.

L'une a pour auxiliaires les plus belles qualités ; l'autre en démontre l'absence.

Enfin, la modération est l'indice d'une organisation puissante et régulière ; la violence est le résultat d'un grave désordre physique, ou moral.

Il est plus facile de supporter la privation des plaisirs, que d'en jouir avec modération.

La modération du langage est une grande preuve de bon sens et de bon goût.

Sagesse, raison éclairée, volonté soumise à la loi, pratique habituelle du bien.

Être sévère pour soi, indulgent pour les autres, c'est être sage, et c'est se faire aimer.

Dieu ne nous a rien donné d'inutile ; et il a mis la sagesse dans l'usage modéré de toutes nos facultés. Tout excès est blâmable, à moins qu'il ne profite à la vertu, ou à l'humanité.

Si la raison est l'art d'être sage, elle est aussi l'art d'être heureux.

§. IV. — Qualités produites par la force morale.

Résolution, détermination de l'esprit, soutenue par le cœur.

Fermeté, pouvoir de résister, qui oppose le calme à la violence, la volonté réfléchie aux obstacles et aux dangers. La fermeté est la confiance inspirée par la force unie à la raison. Elle se manifeste par une noble assurance. Sans la fermeté, nul n'a d'empire sur les autres.

La douceur habituelle n'exclut pas la fermeté. Mais un homme doux ne se montre ferme que dans les circonstances graves. Alors il croit remplir un devoir; et peut-être y tient-il d'autant plus que c'est, pour lui, une occasion de faire preuve de caractère.

Les âmes faibles se brisent contre les obstacles sur lesquels s'élèvent les âmes fermes.

Force d'âme, fermeté exercée envers soi-même, domination de la volonté sur les sensations et les sentiments, pouvoir de supporter de grandes infortunes avec assez de calme pour utiliser l'intelligence et la raison au profit du devoir.

Courage, énergie morale qui soutient l'homme au milieu des difficultés et des périls, et qui lui permet de choisir, avec une entière liberté d'esprit, les meilleurs moyens de les combattre et de les surmonter. Le courage se fortifie par l'expérience et par la réflexion. Pour être complet, il doit réunir à la confiance, qui ne craint pas la lutte, la persévérance qui ne cède qu'à la nécessité.

Rien ne décèle le courage, dans les circonstances ordinaires. Caché sous une dignité calme, quelquefois même sous une apparence de timidité, il évite le péril, jusqu'à ce qu'il lui semble utile d'en triompher. Alors il proportionne ses moyens aux obstacles, attend patiemment l'occasion d'agir et la saisit avec vigueur. Il n'hésite pas à sacrifier un avantage pour en assurer un plus grand, et sait tirer parti de tout, même de ses revers.

Le courage est souvent une heureuse et noble inspiration de l'amour de soi-même. Quand on est près de succomber à un péril, il suffit quelquefois, pour l'écarter, d'oser le regarder en face.

Constance, persévérance dans un goût, ou dans une habitude, dans des sentiments qui satisfont le cœur, ou dans des idées qui ont convaincu l'esprit.

Il est peu de caractères qui ne se contredisent jamais. On a passé sa vie à blâmer une erreur, à combattre un préjugé ; l'occasion se présente de mettre ses principes en pratique, et l'on n'hésite pas à se donner un démenti. Pour juger un homme, attendez son dernier jour.

L'homme qui ne varie pas inspire une profonde estime ; mais sa constance offre peu d'attraits, dans les relations du monde : l'imagination n'a plus rien à faire avec lui. Les femmes surtout, qui ne peuvent se passer de surprises et d'émotions, le trouvent ennuyeux comme une vérité mathématique. On le respecte et on le délaisse, sauf à le rechercher, quand on aura besoin de lui.

Bravoure, impétuosité naturelle qui pousse l'homme vers le danger, et l'anime en l'y exposant. Elle est d'autant plus terrible qu'elle réfléchit moins ; mais une cause inattendue peut tout à coup l'abattre. C'est un ressort qui se détend et retrouve sa force, quand il s'est replié sur lui-même.

Chercher inutilement le danger n'est pas de la bravoure, c'est de la témérité.

On ne se moque plus d'un homme qui a lavé ses ridicules dans le sang. Est-ce par estime ? Est-ce par crainte ?

Valeur ou vaillance, courage guerrier animé par l'amour de la gloire.

La valeur guerrière et la faiblesse civile sont d'autant plus compatibles, que toutes deux découlent des mêmes sources, d'un désir passionné des suffrages, et de la crainte de l'opinion.

Intrépidité, courage inébranlable, sang-froid héroïque dans le péril.

Une âme intrépide se fatigue dans l'attente, et se ranime en présence du danger.

Le danger, qui trouble la vue du lâche, rend plus perçante celle de l'homme intrépide.

Audace, sentiment agressif qui porte à tout oser, défi jeté aux hommes et au sort, provocation aux luttes acharnées.

L'audace est le trait caractéristique d'une âme bouillante et indomptée, ou l'effet d'une excitation passagère. Un homme intrépide montre de l'audace toutes les fois qu'il attaque ; un poltron irrité a un moment d'audace.

À la guerre, l'audace est une des ressources du courage. Elle n'attend pas l'ennemi ; elle court à lui, le front haut ; et souvent fait disparaître l'inégalité des forces par la vigueur et la rapidité de l'action.

L'audace est, dans les luttes et les périls, un noble élan de l'âme : partout ailleurs, elle est effronterie, ou mépris des lois et des devoirs.

L'audace réussit presque toujours, parce qu'elle surprend. Son empire est une fascination.

§. V. — Qualités qui dérivent de l'abnégation de soi-même.

Désintéressement, oubli, ou sacrifice de l'intérêt personnel. Le désintéressement fait périr, en germe, une foule de vices, en les privant de leur principal aliment, et favorise le développement des plus rares vertus.

Grandeur d'âme, élévation de sentiments qui dépasse la portée ordinaire de l'humanité. Elle se manifeste par un goût naturel pour tout ce qui est noble et beau, par une invincible horreur des actions basses et honteuses, par une disposition constante à faire, dans l'intérêt du bien public, les plus rudes sacrifices, et, dans l'intérêt du bien privé, des actes du plus généreux dévouement. Si la grandeur d'âme fait rechercher la gloire, c'est celle que donne la vertu.

Une âme vraiment grande est toujours simple. Elle voit de trop haut le faux éclat du monde, pour en être séduite. Dans son vol majestueux, elle plane au-dessus des intérêts vulgaires, et s'élève jusqu'à l'héroïsme, sans y songer, souvent même sans comprendre l'enthousiasme qu'elle excite.


Notes.

(1) La pudeur qui a été définie, aux pages 102,103 et 275, n'est que la vigilance de l'âme sur les sens. Celle que je définis ici est la vigilance de l'âme sur elle-même. C'est un sentiment que ne rend pas complètement le mot délicatesse.
(2) Quand le jeu n'est pas intéressé, il n'y a pas de cas de conscience.

Référence. 

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p.307- 324.

Les qualités du coeur, selon N.-V. de Latena, 1844.



§ I. — Bonté.

La bonté est un penchant naturel à prévenir ou à calmer la souffrance. C'est la plus féconde des qualités du cœur. Toutes les autres en dérivent plus ou moins, et lui doivent leur principal mérite. À l'opposé de l'égoïsme, qui songe uniquement à se satisfaire, la bonté s'occupe du bien-être des autres; et, quand elle excite l'homme à quelque retour sur lui-même, c'est pour lui faire deviner, par ses propres goûts, ce qui pourrait leur plaire.

1° En quoi la bonté diffère de la bienveillance.

La bonté réside dans le cœur, et peut rester inactive, sans cesser d'être réelle et permanente. Le caractère bienveillant est une bonté expansive : mais la simple bienveillance est une bonté circonspecte et tout accidentelle, un choix du cœur, ou seulement le témoignage d'un intérêt plus ou moins vrai, plus ou moins durable (1).

La bonté se refuse à contribuer, sans nécessité, à la souffrance d'un être animé ; la bienveillance, pour quelques personnes, n'exclut ni la dureté, ni même la cruauté envers d'autres.

La bonté prend quelquefois des dehors froids et sévères ; la bienveillance, jamais. L'une veut être utile; l'autre songe surtout à plaire.

La bonté appartient au naturel ; la bienveillance est l'effet des habitudes et des mœurs sociales.

La première oublie les rangs ; la seconde les marque, en s'adressant aux inférieurs.

L'une est toujours sincère, l'autre peut être simulée.

2° Comment la bonté se manifeste par la pitié, par la compassion, par la commisération et par la charité.

Ces divers sentiments sont inspirés par la vue des souffrances d'autrui. Ils expriment, pour ainsi dire, les différents degrés de la bonté.

La pitié est un élan de sympathie, excité, dans notre âme, par la faiblesse, ou par les maux d'une personne placée dans une situation plus fâcheuse que la nôtre. La pitié s'émeut, à l'aspect ou au récit des misères des autres, et voudrait y apporter remède; mais souvent elle s'éteint, après cette première impression; et quand elle y survit, c'est comme auxiliaire de la bienfaisance, ou seulement comme un stérile souvenir.

Une pitié plus profonde et plus durable devient de la compassion. Elle associe celui qui l'éprouve à la souffrance qui l'inspire, et confond, dans un seul sentiment, un intérêt sincère pour les maux d'autrui et un retour douloureux sur ceux que l'on a soi-même éprouvés.

La commisération est une compassion tendre pour des maux que l'on a, au moins, la volonté de soulager.

La charité est un sentiment de commisération que la religion vivifie et féconde, en lui donnant pour motif la fraternité, et pour but la bienfaisance.

On naît bon ou méchant, c'est-à-dire enclin à faire du bien ou du mal à autrui : mais l'éducation et l'expérience peuvent modifier la tendance primitive. Souvent on n'est méchant que par défaut de réflexion ; car le contentement de l'âme que donne la bonté suffit pour en prouver l'avantage.

Pour rester bon, il faut considérer les méchants comme des insensés.

L'homme le meilleur est celui qui s'occupe le moins de son bien-être, et le plus du bien-être des autres. Les élans de son âme l'entraînent loin du cercle étroit de l'égoïsme. Il cherche à faire des heureux, sans calcul, et sans songer qu'il accomplit un devoir. Une impulsion naturelle le porte au dévouement; et la satisfaction qu'il y trouve est le seul sentiment qui le ramène au souvenir de lui-même. Si cet homme n'est pas le plus vertueux des hommes, je le répète, il est le meilleur.

Ne pas faire de mal à un être sensible est la loi de l'humanité; faire du bien, par goût, est une preuve de bonté ; rendre le bien pour le mal, est l'héroïsme de la charité chrétienne.

Un homme bon, après le plus excusable emportement contre une personne qu'il aime, ne tarde pas à montrer son regret par une excessive indulgence. Confus et attristé de sa colère, il s'efforce de la faire oublier. Il gardera plus longtemps rancune d'un tort léger sur lequel il se tait, que d'un tort grave dont il ose se plaindre.

Dans les âmes vulgaires, la bonté n'est souvent qu'un des effets de la faiblesse. Dans les âmes élevées, elle est le désir de faire des heureux ; et quelquefois, cachée sous l'apparence de la sévérité, elle se révèle, moins par l'action même, que par des résultats éloignés. Il faut avoir de la raison et du cœur pour discerner la vraie bonté.

Pensez beaucoup à vous, et trop peu aux autres pour contrarier leurs mauvais penchants, on vous croira bon. Efforcez-vous d'éclairer ceux qui s'égarent, on vous croira chagrin, et peut-être méchant.

Est-on fondé à se croire bon, quand on éprouve, seulement de temps en temps, quelques sentiments de bienveillance ? Comme on est fondé à trouver beaux les jours de printemps où le soleil brille, par intervalles, entre la grêle, la neige et les tempêtes.

L'homme, qui mesure son obligeance sur les avantages qu'il en pourra tirer, est un spéculateur ; celui qui la proclame est vain ; celui qui ne sait rien refuser est faible ; celui qui n'accorde qu'au droit est juste ; celui qui donne, pour le plaisir de donner, est libéral ; mais celui qui donne, pour faire du bien, est seul véritablement bon.

La bienfaisance subjugue également les âmes basses et les âmes nobles, les unes, pour un instant, par l'intérêt, et les autres, pour toujours, par la reconnaissance.


Un bon cœur, attristé par l'ingratitude, se distrait, en faisant encore des ingrats.

L'esprit attire, la bonté fixe. Leur alliance est d'un charme irrésistible.

Il faut être bon, sans réfléchir à ce qu'il en adviendra, si l'on ne veut pas devenir égoïste.

La compassion véritable ne se trouve que chez les malheureux. Mais souvent ils se réservent, à leur insu, une assez large part dans la pitié qu'ils montrent.

L'homme le meilleur, quand il éprouve une violente souffrance, n'accorde sa pitié qu'aux douleurs semblables à la sienne. Sa sensibilité ne s'émeut plus que de celles-là, pour les autres, comme pour lui-même.

La compassion est une habitude chez les hommes bons, une distraction chez les autres.

Il n'est permis de blâmer un malheureux qu'après l'avoir secouru.

La souffrance même a ses douceurs, quand on peut la confier à une femme qui sait y compatir.

Le pauvre, dans sa compassion, est ordinairement plus généreux que le riche : il comprend la misère.

Mais quelquefois l'exagération de la bienfaisance du pauvre n'est qu'une inspiration de sa vanité, ou qu'un blâme infligé à l'égoïsme du riche.

§ II. — Générosité.

La générosité est une bonté magnifique. Elle naît d'un penchant à faire le bien ; et va jusqu'à le rendre pour le mal. Mais elle ne parvient à ce sublime effort qu'en s'inspirant de la pensée de Dieu.

La générosité qui répand des bienfaits est moins rare que celle qui pardonne les injures. L'une est le mouvement d'un bon cœur, quelquefois une faiblesse ; l'autre est un triomphe de la force morale, un acte de vertu.

L'homme qui donne trouve son plaisir dans celui qu'il procure, et se préserve difficilement d'un peu de vanité. L'homme, qui dompte un juste ressentiment, fait taire sa vanité.

La véritable générosité, quelle qu'en soit la nature, ajoute au caractère et aux actions une noblesse dont la prodigalité insouciante, ou la dissimulation chercheraient vainement à se parer.

La prodigalité, qui passe trop souvent pour une sorte de générosité, n'est jamais qu'égoïsme, ou vanité. Un prodigue ne comprend ni ses devoirs, ni les droits d'autrui. Son caprice est sa loi. Tant qu'il répand de l'argent, il ne se croit que généreux. Quand il n'en a plus, il peut s'accuser d'imprévoyance; mais on l'étonnerait beaucoup, si on lui prouvait qu'il a manqué de délicatesse, peut-être de probité.

La générosité est très-compatible avec l'économie, et la lésinerie avec la prodigalité.

§. III. — Indulgence.

L'indulgence est une justice bienveillante qui, tout en condamnant l'infraction à la règle, tient compte de la faiblesse du coupable, et des circonstances de la faute.

La connaissance du cœur humain, la bonté, et surtout une haute raison produisent l'indulgence. Celui qui n'est point enclin à l'accorder est sévère, et quelquefois injuste.

L'indulgence pour autrui est souvent un pardon pour soi-même.

On doit être indulgent pour les fautes commises, et sévère pour le penchant qui peut y faire retomber.

§. IV. — Confiance.

La confiance est l'estime de soi étendue aux autres.

De la part de certaines gens, la confiance n'est qu'un besoin d'épanchement, un désir d'exciter l'intérêt. C'est une personnalité naïve.

La confiance trompée ne reprend jamais sa sécurité première.

§. V. — Reconnaissance.

La reconnaissance est le souvenir d'un bienfait ou d'une intention bienveillante. C'est une dette dont le cœur paye l'intérêt, même après s'être acquitté.

Des services réciproques ne se compensent pas ; car le mérite de l'initiative ne peut être effacé. Le bienfaiteur n'acquiert pas un droit absolu à la reconnaissance; mais elle est un devoir pour l'obligé. Aussi une âme fière est-elle beaucoup plus scrupuleuse sur le choix d'un bienfaiteur que sur celui d'un obligé.

L'ingratitude paraîtrait quelquefois excusable, si l'on pouvait apprécier les motifs du bienfait ; mais la pensée de les découvrir serait, de la part de l'obligé, un commencement d'ingratitude.

Le devoir seul (2) doit l'emporter sur la reconnaissance.

Quoique la reconnaissance ait son principe dans l'amour de soi, elle est presque l'opposé de l'égoïsme.

Le plaisir de recevoir un service s'ennoblit par l'affection qu'il inspire pour le bienfaiteur, et par le désir de le payer de retour. Dans les âmes généreuses, la reconnaissance n'est pas seulement le souvenir du bien qu'on a reçu : c'est un sentiment qui s'épure, en devenant presque étranger à son origine, et qui s'élève souvent jusqu'au dévouement le plus sublime. L'importance de la cause n'est rien alors pour l'effet. Le service n'est plus qu'un hasard qui a révélé l'une à l'autre deux âmes faites pour se comprendre et s'aimer. Il faut plaindre l'homme qui ne conçoit pas le désintéressement de la reconnaissance.

La reconnaissance fait naître l'affection, et l'affection fait vivre la reconnaissance. L'âme tire de leur union la plus noble et la plus douce de ses voluptés.

Un orgueilleux semble moins disposé à la reconnaissance, pour un service qu'il reçoit, que pour un service qu'il refuse. Dans le premier cas, ce sentiment lui pèse, comme un devoir ; dans le second, il s'en glorifie, comme d'un acte de générosité.

Celui qui se hâte de rendre un service pour un service, est souvent moins dirigé par la reconnaissance, que par l'envie d'en être dégagé.

La crainte d'être ingrat peut étouffer, dans un cœur délicat, les plaintes les plus légitimes. Aussi c'est une lâcheté d'abuser de la reconnaissance.

Les services reçus, comme les objets matériels, nous semblent moins grands, à mesure qu'ils sont plus loin de nous.

Celui qui pèse, avec soin, l'avantage qu'il a retiré d'un bienfait, pour y proportionner sa reconnaissance, est un acheteur qui, après avoir bien marchandé, paye avec de la fausse monnaie.

Il est très-habile d'exagérer sa reconnaissance pour de légers services, quand celui dont on les a reçus peut en rendre de plus grands.

Dans une reconnaissance calculée, on déduit ordinairement du prix des services qui l'imposent celui des autres services qu'on a vainement espérés. Certaines gens paraissent croire qu'un bienfait engage le bienfaiteur plus que l'obligé.

Tel service, en apparence désintéressé, n'-est souvent qu'un prêt dont on espère se faire rendre le centuple. Avant de recevoir, connaissez bien celui qui donne.

Les grands croient avoir payé le dévouement, quand ils ont daigné l'apercevoir.

Faire sentir ses droits à la reconnaissance, c'est changer en devoir un sentiment, en salaire un tribut du cœur.

Un bienfaiteur délicat ne rappelle jamais les services qu'il a rendus; mais il ne trouve pas mauvais qu'on s'en souvienne.


Notes.

(1) La bienveillance est un sentiment de l’homme social. (Voir le livre IV, chapitre IX, section 1, 2°.) Il a paru utile de la mettre ici en parallèle avec la bonté, pour faire comprendre exactement la nature de chacune d'elles, et les différences qui les distinguent.
(2) La véracité du témoin, l'impartialité du juge, la vertu de la femme.

Référence. 

Nicolas-Valentin de Latena, Étude de l'homme, Garnier Frères, Paris, 1854, p.295 - 307.