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mercredi 29 juin 2011

La timidité selon P. Janet, 1903.


11. — Les aboulies sociales, la timidité.

Après les actes nouveaux il y a une catégorie d'actes qui sont très fréquemment supprimés, ce sont les actes sociaux, ceux qui doivent être accomplis devant quelques personnes ou qui dans leur conception impliquent la représentation de quelques-uns de nos semblables.

Cette impuissance à agir devant les hommes, cette aboulie sociale me paraît constituer l'essentiel de la timidité. Bien des auteurs ont déjà insisté sur ces troubles de la volonté et de l'action dans la timidité ; 

« La timidité, dit M. Dugas, trouble les mouvements volontaires, paralyse la volonté. Elle atteint plus souvent les mouvements ordonnés en respectant les mouvements instinctifs et ressemble à l'aboulie... (1) » 

« Cette aboulie atténuée qu'on nomme la timidité », disait aussi M. Lapie (2). 

M. Hartenberg, dans son étude intéressante sur les timides, insiste surtout sur l'aspect émotif que prend le phénomène de la timidité, mais il note bien cependant cette suppression des actes qu'il appelle une abstention. 

« Éviter les occasions de se montrer, voilà le soin du timide ; comme ces occasions consistent en contacts sociaux il en résulte une tendance à rechercher l'isolement... il y a chez lui une inhibition qui paralyse momentanément la volonté, qui retient le mot sur les lèvres, qui empêche aussi bien le timide de refuser que d'accepter, qui l'empêche même d'exprimer les sentiments de reconnaissance ou de tendresse (3). »

Cette inhibition ou mieux cette disparition de l'acte volontaire en présence des hommes, car nous aurons à voir si c'est bien une inhibition, joue un rôle énorme chez presque tous les malades psychasthéniques. Il en est bien peu qui à un moment de leur existence et quelquefois pendant toute leur vie n'aient été rendus impuissants par la timidité.

Voici un bel exemple de cette timidité : 

« indépendamment des membres de ma famille, dit une malade, il a été très restreint le nombre des personnes avec qui je n'ai pas été gênée. Devant la plupart j'étais absolument paralysée, une simple addition je ne pouvais pas la faire devant quelqu'un. J'étais obligée d'être fausse pour masquer cette impuissance, de chercher des prétextes, de casser mon crayon, d'aller chercher un canif, je faisais mon addition au dehors, à la dérobée. J'avais le sentiment que si j'avouais cette impuissance ce serait fini, que je serais perdue, que je n'arriverais plus à rien ».

Ne pas pouvoir jouer du piano devant des témoins, ne plus pouvoir travailler si on vous regarde, ne plus pouvoir même marcher dans un salon et surtout ne plus pouvoir parler devant quelqu'un, avoir la voix rauque, aiguë ou rester aphone, ne plus trouver une seule pensée à exprimer quand on savait si bien auparavant ce qu'il fallait dire, c'est le sort commun de toutes ces personnes, c'est l'histoire banale qu'ils racontent tous. 

« Quand je veux jouer un morceau de piano devant quelqu'un, dit Nadia, et même devant vous que je connais beaucoup, il me semble que l'action est difficile, qu'il y a des gênes à l'action et, si je veux surmonter, c'est un effort extraordinaire, j'ai chaud à la tête, je me sens perdue et je voudrais que la terre s'ouvre pour m'engloutir. » 

Cat..., un homme de 3o ans, se sauve dès qu'il entend quelqu'un entrer, il a de la peine à faire sa classe devant ses élèves : 

« Je ne ferais réellement bien ma classe que si je la faisais tout seul sans élèves et surtout sans directeur ». 

« Je voudrais vous parler, disent Dob... ou Claire, et je ne peux pas, cela s'arrête dans ma gorge, je suis une heure pour demander quelque chose d'insignifiant. Je ne vous parle réellement bien que si je suis seule, si vous n'êtes pas là. » 

Lev... fait bien ses comptes dans le sous-sol du magasin, mais ne peut plus écrire un chiffre, car il est pris par la crampe des écrivains, quand il est mis au premier devant le public. Tous répètent comme Simone : 

« Je serais parfaite, je ferais tout, si je pouvais être tout à fait seule, comme une sauvage dans une île déserte ; la société est faite pour empêcher les gens d'agir, j'ai de la volonté pour tout, mais je n'ai cette volonté que si je suis seule. »

On admet d'ordinaire que ces troubles de la timidité sont des phénomènes émotionnels. Qu'il y ait des troubles émotionnels, des angoisses chez les timides, j'en suis convaincu ; il y a aussi chez eux de l'agitation motrice, des tics et même de la rumination mentale, dont on ne parle pas assez. Mais il ne faut pas oublier qu'il y a chez eux de l'impuissance volontaire. 

M. Hartenberg, qui explique tout par l'émotion, le remarque lui-même à propos d'Amiel  : 

« le manque de foi simple, l'indécision par défiance de moi, remettent presque toujours tout en question dans ce qui ne concerne que ma vie personnelle. J'ai peur de la vie objective et recule devant toute surprise, demande ou promesse qui me réalise ; j'ai la terreur de l'action et ne me sens à l'aise que dans la vie impersonnelle, désintéressée, subjective de la pensée. Pourquoi cela ? Par timidité (4) », 

et M. Hartenberg ajoute : 

« veut-il dire par là qu'au moment d'accomplir un acte, il est arrêté brusquement par une émotion poignante qui le paralyse ? Non, ce qu'il désigne par timidité, c'est la peur instinctive d'agir, c'est aussi la peur de prendre une détermination avec les conséquences utiles et fâcheuses qu'elle comporte. C'est sa maladie de la volonté en somme qu'il appelle timidité (5) ».

Pourquoi hésite-t-on à appliquer cette remarque si juste aux autres cas de timidité ? On est frappé de ce fait que les timides incapables de faire une action en public, la font dans la perfection, quand ils sont seuls. Nadia joue du piano très bien et facilement quand elle se croit seule, et Cat... ferait très bien sa classe s'il n'y avait pas d'élèves, on en conclut qu'ils ne sont pas impuissants à faire l'acte et qu'il faut faire appel à un trouble extérieur à l'acte lui-môme pour expliquer sa disparition dans la société.

Il y a là un malentendu, l'acte de faire une classe imaginaire sans élèves et l'acte de faire une classe réelle devant des élèves en chair et en os ne sont pas le même acte. Le second est bien plus complexe que le premier, il renferme outre l'énoncé des mêmes idées, des perceptions, des attentions complexes à des objets mouvants et variables, des adaptations innombrables à des situations nouvelles et inattendues, qui transforment complètement l'action. Pourquoi un individu aboulique peut-il faire le premier acte et ne peut-il pas faire le second ? Je réponds simplement, parce que le second est bien plus difficile que le premier. Il en est ainsi dans tous les actes sociaux, car il n'y a rien de plus complexe pour des hommes que les relations avec les hommes. Que des émotions, des agitations motrices, des crampes des écrivains, des tics viennent s'ajouter, ou mieux se substituer à cet acte qui ne s'accomplit pas, c'est un grand phénomène secondaire dont il faudra tenir compte; mais le fait essentiel c'est l'incapacité d'accomplir l'acte complexe et en particulier l'acte social.

C'est ce que l'on vérifie par l'examen des diverses formes de cette timidité. La timidité fait le grand malheur de ces personnes, elles ont un sentiment qui les pousse à désirer l'affection, à se faire diriger, à confier leurs tourments et elles n'arrivent pas à pouvoir se montrer aimables, à pouvoir même parler. Nadia répète sans cesse : 

« je crois que je ne serais pas devenue si détraquée, si j'avais eu le courage de confier mes tourments à quelqu'un, mais malgré moi j'ai toujours été très renfermée. » 

Ce sont tous des « renfermés » qui sentent beaucoup, mais qui n'arrivent pas à exprimer et surtout qui n'arrivent pas à exprimer devant leurs semblables, parce que l'expression est un acte et l'expression sociale un acte complexe et que les actes complexes leur deviennent impossibles.

Il en résulte encore une contradiction, ces personnes sont poursuivies par le besoin d'aimer et d'être aimées, ils ne songent qu'à se faire des amis, d'autre part ils méritent l'affection ; extrêmement honnêtes, ayant une peur terrible de froisser quelqu'un, n'ayant aucune résistance et disposés à céder sur tous les points, ne devraient-ils pas obtenir très facilement les amitiés qu’ils recherchent ? Eh bien en réalité ils sont sans amis : ce sont des isolés qui ne rencontrent de sympathie nulle part et qui souffrent cruellement de leur isolement.  

Comment comprendre cette contradiction ? C'est que pour se faire des amis il faut agir, parler, et le faire à propos. Pour attirer l'attention des gens et se faire comprendre d'eux, il faut saisir le moment où ils doivent vous écouter, dire et faire à ce moment ce qui peut le mieux nous faire valoir. Or nos scrupuleux sont incapables de saisir une occasion ; comme J.-J. Rousseau, ils trouvent dans l’escalier le mot qu'il faudrait dire au salon. Ont-ils l'idée, ils ne se décident pas à l'exprimer et s'ils s'y décident comme ce pauvre Jean, ils veulent bien parler tous seuls quand il n'y a personne, mais ne peuvent plus parler dès qu'il y a quelqu'un.  

Pour que quelqu'un s'intéresse à eux, il faut qu'il les devine, qu'il fasse tous les efforts pour les mettre à l'aise, pour leur faciliter l'expression. Alors ils s'accrocheront à lui avec passion et prendront des affections folles dont nous aurons à parler. 

Un tel bonheur leur arrive rarement et presque toujours ils le paient très cher. Tous ces caractères de leur timidité et de leurs relations sociales dépendent au fond de leur aboulie fondamentale ; la diminution ou la disparition des actes sociaux qui se manifestent dans la timidité est un des phénomènes essentiels de l'aboulie du psychasthénique.


12. — Les aboulies professionnelles.

Après les aboulies sociales, les aboulies pour les actes de la profession se présentent très souvent. Nous avons déjà étudié des phobies professionnelles, presque toujours elles ont commencé par un « dégoût énorme du métier qui semblait plus fatigant que tout autre, ridicule, honteux... » (An... 110) M. Bérillon et M. Bramwell citent un prêtre qui ne peut monter en chaire, un médecin qui ne peut faire une ordonnance (6). 

Je trouve ce sentiment dans toutes les professions, chez l'ecclésiastique, le professeur, l'instituteur, le violoniste à l'orchestre, le maréchal ferrant, le maçon. C'est que le métier est encore l'ensemble des actions le plus considérable chez les hommes qui agissent peu. C'est là que l'aboulie commence à se faire sentir.

Il est intéressant de remarquer qu'une des premières aboulies qui aient été décrites, celles du notaire de Billod est une aboulie professionnelle, ce sont les actes de son étude que le malade ne peut plus signer (7) ; ce n'est que plus tard que l'aboulie s'étend à d'autres actes. 


Notes. 

1. Dugas, « La timidité », Revue philosophique, 1896, II, p. 502.
2. P. Lapie, Logique de la volonté, 1902, p. 294 (Paris, F. Alcan).
3. Hartenberg, Les timides et la timidité, p. 89 (Paris, F. Alcan).
4. Amiel, Journal intime, II, 192.
5. Hartenberg, Les timides et la timidité, p. 106.
6. Brandwell, « On imperative ideas », Brain, 1895, p. 336.
7. Billod, Maladies de la volonté, p. 177.

Pierre Janet, Les obsessions et la psychasthénie, troisième édition, Félix Alcan, Paris, 1919, p. 353-358.

La sodomie dans l'ancien droit français, 1771.


[Orthographe modernisée.]

De la Sodomie, et des autres Crimes contre nature.


1. Le péché contre nature, se fait principalement en trois manières,

1°. Lorsqu’il tombe dans le crime qu’on appelle de Mollesse, nom qui lui est donnée par l’Apôtre, Epist. 1, ad Corint. cap. 6., n.10, et que les Latins appellent Masturbatio.

La seconde espèce est la Sodomie qui se commet, lorsqu’un mâle exercet venerem cum masculo, aut cum muliere, sed non in vase debito [fait l’amour avec un mâle, ou avec une femme mais dans le vase indû]; ou enfin lorsqu’une femme nubit cum alià fœminà [s’unit à une autre femme].

La troisième espèce est lorqu’un homme, ou une femme exercet venerem cum animalibus brutis [fait l’amour avec des animaux sans raison].


§. I. De la Sodomie.

2. La Sodomie est de toutes les impudicités la plus abominable, et qui de tout temps a été punie de la peine la plus sévère ; c’est ce crime qui a fait périr par le feu les villes de Sodome et de Gomorrhe (Genes. capi. 19. n. 24.)
La peine de ce crime, suivant la Loi divine, au Chapitre 10 du Lévitique, vers. 13, était la mort contre les deux coupables.

Les Romains avaient pour ce crime une loi particulière appelée la Loi Scantinia, dont il est parlé dans Juvénal, satire 3, vers. 44. 

Voyez aussi Cicéron, liv. 8 de ses Épitres 12 et 14 ; et Philipp. 3, 5 ; Valère Maxime, liv. 6, cap. 1, n. 7 ; Suéton. in Domitiano, cap. 8 ; Ausone, épigram. 88 ; Plutarque, en la Vie de M. Marcellus, n. 1. La peine était de dix mille sesterces, decem millium, suivant Quintillien, liv. 4, chap. 2, Instit. orator. Mais les Empereurs chrétiens établirent la peine de mort contre ce crime. (Voyez la Loi cum vir nubit 31, Cod. ad L. Jul. de adult.)

3. À Athènes, on punissait aussi ce crime de la mort (Voyez Æschil. contra Timarchum.)

La même peine a lieu en Italie (Voyez Farinacius, qu. 148, n. 5, 6 et 7, qui ajoute que même on brûle après la mort les corps de ceux qui sont coupables de ce crime. Ita etiam Julius Clarus, §. Sodomia, n. 4 ; et Menochius, de arbitrar. jud. casu 286, n. 1.)

En Allemagne, ceux qui sont coupables de ce crime, sont brûlés vifs, ainsi que leurs complices, suivant la Constitution de Charles V, de l’année 1532, conforme en cela à la Novelle 77, in princ. ; et à la Novelle 141, l’une et l’autre de l’Empereur Justinien.

4. Suivant l’ancien Droit de France, on se contentait de châtrer ceux qui étaient convaincus de sodomie. (L. 8, C. Visig. de incestis, lib. 3, tit. 5.) Et c’est aussi la peine dont il est parlé dans la Somme Rurale de Bouteiller, liv. 2, tit. 40, pag. 870. 

Suivant cet Auteur, celui qui est prouvé sodomiste, doit perdre les testicules pour la première fois ; et pour la seconde fois, les parties naturelles ; et pour la troisième fois, être brûlé vif. Par les établissements de S. Louis, de l’année 1270, part. I, chap. 85, «  si aucun est soupçonné de bougrerie, la justice le doit prendre, et envoyer à l’Évêque, et se il en étoit prouvé, l’on le doit ardoir. » (Voyez aussi la Coutume de Bretagne, art. 633, qui porte qu’ils seront brûlés.)

Aujourd’hui la peine de ce crime est de condamner à être brûlés vifs, tous ceux qui sont coupables de ce crime, tam agentem quàm patientem [tant actif que passif]. et il y a plusieurs exemples de condamnation de cette espèce. quelquefois on condamne simplement les coupables à la mort, et ensuite à être brûlés, ce qui dépend des circonstances.

5. Par Arrêt du 13 Décembre 1519, confirmatif d’une Sentence du Bailli d’Amiens, le nommé Jean Moret, convaincu de ce crime, fut condamné à être brûlé vif. (Voyez Imbert, liv. 3, chap. 22, n. 21.)

Autre Arrêt de l’année 1557, rapporté par Chenu, en ses notes sur les Arrêts de Papon, liv. 24, tit. 10, n. 6, qui condamne au feu pour ce crime le Pronotaire de Montault.

Autre Arrêt du 1 Février 1584, rapporté par Papon, liv. 22, tit. 7, n. 1, aux additions, par lequel Nicolas Dadon de Nulli Saint-Front, qui avait été Recteur de l’Université de Paris, fut pour crime de sodomie, pendu et brûlé, avec son procès.

Autre du mois d'Avril 1584, rapporté par Chenu, en ses notes sur les Arrêts de Papon, liv. 24, tit. 10, arrêt 6, par lequel un Italien fut brûlé vif devant le Louvre, pour ce même crime.

6. Autre Arrêt du 28 Novembre 1598, confirmatif d’une Sentence du Baillage d’Issoudun, par lequel le nommé Ruffin Fortias, dit Defrozières, convaincu du même crime, fut condamné à être pendu, et son corps mort brûlé ; ce qui fut exécuté le 22 Décembre suivant.

Autre Arrêt du 26 Août 1671, qui condamne Antoine Bouquet à être brûlé vif avec son procès, pour ce crime.

Autre Jugement, rendu au souverain par le Châtelet de Paris le 14 Mai 1726, qui condamne au feu le nommé Benjamin Deschauffours, pour le même crime, ce qui fut exécuté.

Autre Arrêt du 5 Juin 1750, en conséquence duquel les nommés Bruneau, Lenoir, et Jean Diot, coupables de ce crime, ont été brûlés en place de Grève, le Lundi 6 Juillet suivant.

7. Les mineurs qui sont coupables de ce crime, ne sont pas punis moins sévèrement que les autres ; du moins s’ils sont au-dessus de l’âge de dix-huit ans. (Ita Julius Clarus, in supplem. §. sodomia, n. 14) Il y en a une Loi en Italie pour quelques Provinces. (Voyez Julius Clarus, ibid.)

Les Ecclésiastiques qui sont coupables de ce crime, sont sujets, comme les autres, à la peine de mort. (Farinacius, qu. 148, n. 35 ; et Julius Clarus, §. sodomia, n. 1, où il dit avoir vu plusieurs exemples de semblables condamnations.) 

Et cette peine a pareillement lieu à l’égard de ceux qui en usent ainsi à l’égard de leurs propres femmes (Farinac. qu. 148, n. 37 ; Julius Clarus, §. sodomia, n. 2 ; et Menochius, de arbitrar. quæst. casu 286, n. 41, in addition.) Mais la femme qui est ainsi connue par son mari ne doit pas être punie de la peine de mort ; à moins qu’il ne soit prouvé qu’elle a donné à cette action un entier et libre consentement. (Ita Julius-Clarus, in supplem. §. sodomia, n. 16.)


Autres remarques particulières sur le Crime de Sodomie.

8. 1°. Il est permis à celui à la pudeur duquel on veut attenter, de tuer impunément le coupable. (Ita Farinacius, qu. 148 et 149 ; et Julius-Clarus, in supplem. §. sodomia, n. 15, où il en rapporte des exemples.) Plutarque, dans la Vie de C. Marius, raconte aussi que C. Lucius, petit-fils de C. Marius, ayant été tué par un jeune homme nommé Trébonius, à la pudeur duquel Lucius avait voulu attenter, et même après avoir voulu user de violence envers lui, C. Marius non seulement loua cette action de Trébonius, mais encore le jugea digne de récompense. Cicéron loue aussi ce trait dans son Oraison pro Milone.

2°. Lorsqu’un mari est sujet à ce vice, la femme est en droit de se séparer de corps et de biens d’avec son mari (Julius-Clarus, in supplem. §. sodomia, n. 9 ; Farinacius, qu. 143, n. 83 et seqq.)

9. 3°. Le seul attentat dans ce crime, est punissable de mort, à cause de son énormité, suivant quelques Auteurs. D’autres prétendent qu’il faut qu’il ait été consommé et qu’autrement il doit être puni d’une peine moindre. (Voyez Farinacius, qu. 148, n. 56-65;) ce qui peut dépendre des circonstances et de l’âge, ainsi que de la qualité des parties. C’est pourquoi on a coutume d’ordonner en ces cas une visite de la conformation des parties, surtout dans le crime de bestialité.

4° La faiblesse de l’âge peut quelquefois rendre ce crime excusable dans celui qui s’est laissé corrompre, du moins pour lui faire éviter le peine de mort. (Voyez Farinacius, qu. 148, n. 76 et 77 ; et Julius-Clarus, in supplem. §. sodomia, n. 13.)

Et cette excuse doit avoir lieu, à plus forte raison, en faveur de celui contre lequel on a usé de violence, pour commettre le crime à son égard ; car il ne doit pas être puni en aucune manière, pourvu néanmoins que cette violence doit prouvée (Farinacius, ibid. qu. 79 et 80.)

10. 5°. Il n’est pas nécessaire pour la preuve de ce crime, d’avoir des témoins de visu : elle peut aussi se faire par des présomptions, et quelquefois par la déclaration de celui à la pudeur duquel on a attenté, jointe à d’autres circonstances ; et en général par les autres preuves et indices qui s’emploient pour les crimes. (Voyez Farinacius, qu. 148, n. 66-75.)

6°. Enfin, une dernière observation à faire dans cette espèce de crime, c’est qu’il n’est pas nécessaire pour le pouvoir punir, que le corps du délit soit constaté par Experts ; mais seulement par des indices, ainsi qu’il se pratique à l’égard de tous les crimes dont le corps de délit est difficile à prouver, parce qu’ils ne laissent après eux aucune marque qui puisse les constater. (Voyez Farinacius, qu. 2, n. 24.)


§. II

De Mulieribus se invicem corrumpensibus.
[De femmes qui se corrompent mutuellement.]


II. Le crime des femmes qui se corrompent l’une l’autre, est regardé comme une espèce de sodomie, si venerem inter se exerceant ad exemplum masculi et fœminæ [si elles font l’amour entre elles à l’exemple des mâles et des femmes] ; et il est digne du dernier supplice, suivant la Loi fœdissimam, C. ad L. Jul. de adulter. ; et tel aussi le sentiment commun des Auteurs. (Ita Julius-Clarus, §. fornicatio, n. 29, où il rapporte plusieurs exemples de pareilles condamnations. Ita enim Farinacius, qu. 148, n. 4.)

Quelquefois cependant la peine est moindre, suivant les circonstances et la nature du crime. (Voyez Farinacius, ibid. n. 41 ; Julius-Clarus, ibid. n. 19.)

Cette peine a pareillement lieu dans nos mœurs. (Voyez Papon en ses Arrêts, liv. 22, tit. 7, n. 3.)


Daniel Jousse, Traité de la justice criminelle de France, t. 4, partie 4, titre 49, Debure père, Paris, 1771, p. 118-122.

La sodomie dans l'ancien droit français, 1757.

[Orthographe modernisée.]


De la Sodomie.


Ce crime qui tire son nom de cette Ville abominable, dont il est fait mention dans l'Histoire Sacrée se commet par un Homme avec un Homme, ou par une Femme avec une Femme.

Il se commet aussi par un Homme avec une Femme, lorsqu'ils ne se servent pas de la voie ordinaire pour la génération (1). 

Enfin il se commet par un Homme sur soi-même ce que les Canonistes appellent mollities, et les Latins mastupratio.

La peine d'un si grand Crime ne peut être moindre que celle de Mort. La vengeance terrible que la Justice Divine a tirée de ces Villes impies ou ce Crime était familier fait assez voir qu'on ne peut le punir par des Supplices trop rigoureux et surtout lorsqu'il est commis entre deux personnes du même Sexe ; cette peine est portée expressément par le Chapitre XX. du Lévitique, en ces termes : Qui dormierit cum masculo coitu foemineo, uterque operatus est nefas, morte moriatur, sit sanguis eorum super eos ; la même peine est prononcée par l'Authentique, ut non luxurietur, contre ceux qui tombent dans ce Crime détectable.

La Loi cùm vir. au Code de Adult.veut que ceux qui tombent dans ce Crime soient punis par le Feu vif. Cette peine qui a été adoptée par notre Jurisprudence s'applique également aux Femmes comme aux Hommes, aux Mineurs comme aux Majeurs : il y a cependant des Auteurs tel que Menoch (2), qui prétend qu'à l'égard des Mineurs il y a lieu d'ordonner un Supplice de Mort moins rigoureux que celui du Feu et même qu'on peut le convertir en peines afflictives, lorsque le Mineur est dans un âge tendre, et au-dessous de quatorze ans.

Mais si ce Crime mérite une punition si révère lorsqu'il est commis par des Laïcs, à plus forte raison lorsqu'il est commis par des Ecclésiastiques et des Religieux, qui doivent l'exemple de la Chasteté, dont ils ont fait un vœu particulier ; aussi voit-on des Arrêts qui, en même temps qu'ils ont déchargé de l'Accusation des Curés qu'on poursuivait pour ce Crime, es ont exclus néanmoins, sur de simples soupçons, de toutes fonctions ou emplois tendant à l'éducation de la Jeunesse: Duperray en rapporte un de cette espèce du 10 Décembre 1687 (3).

Au reste, quelque rigoureuses que soient les défenses et les peines qu'on a attachées à ce Crime, contre lequel on a vu s'armer également la Justice du Ciel et de la Terre, il faut convenir, à la honte de notre siècle qu'il n'a pas laissé que de se perpétuer jusqu'à nos jours ; nous en avons vu des exemples récents dans la personne des nommés Bruneau le Noir et Jean Diot qui, par Arrêt du 5 Juin 1750, ont été Brûlés en Place de Grève : il est vrai que si les exemples de leur punition ne sont pas aussi fréquents que l'est ce Crime, on peut dire que c'est moins par l'effet de la négligence des Juges, que par l'effet des précautions secrètes qu'ont coutume de prendre ceux qui y tombent, pour en dérober la connaissance au Public.

Par rapport à la dernière espèce de ce Crime qui se commet sur soi-même, la peine de ceux qui y tombent, lorsqu'ils sont découverts (ce qui est extrêmement rare ) est celle des Galères ou du Bannissement, suivant les circonstances de scandale qu'ils ont causé. La même peine doit aussi être portée contre ceux qui apprennent à la Jeunesse à se polluer ; et de plus, l'exposition au Carcan avec un Écriteau portant ces mots : Corrupteur de la Jeunesse.


Notes. 

1. Voir les Nov. 77 et 141. de his qua luxur. contra nat.
2. V. Menoch, de Arbit. cas.329. n. 5.
3. V. Duperr. des moy. Can. ch. 8. p. 6.


Me Pierre-François Muyart de Vouglans, Institutes au droit criminel, ou Principes généraux en ces matières, suivant le droit civil, canonique, et la Jurisprudence du Royaume, avec un traité particulier des crimes, impr. de Le Breton, Paris, 1757, p. 509-510.

mardi 28 juin 2011

La sodomie, selon Voltaire, 1777.

 
[Orthographe modernisée.]



De la Sodomie.

Les empereurs Constantin II et Constance son frère, sont les premiers qui aient porté peine de mort contre cette turpitude qui déshonore la nature humaine. (code, liv. 9. tit. 9, ) La novelle 141 de Justinien est le premier rescrit impérial dans lequel on ait employé le mot sodomie. Cette expression ne fut connue que longtemps après les traductions grecques et latines des livres juifs. La turpitude qu'elle désigne était auparavant spécifiée par le terme pedicatio tiré du grec.

L'empereur Justinien dans sa novelle ne décerne aucune peine. II se borne à inspirer l’horreur que mérite une telle infamie. II ne faut pas croire que ce vice devenu trop commun dans la ville des Fabricius, des Catons, et des Scipions, n'eut pas été réprimé par les lois. Il le fut par la loi Scantinia qui chassait les coupables de Rome, et leur faisait payer une amende. Mais cette loi fut bientôt oubliée, surtout quand César vainqueur de Rome corrompue, plaça la débauche sur la chaire du dictateur, et quand Adrien la divinisa.

Constantin second et Constance étant consuls ensemble, furent donc les premiers qui s'armèrent contre le vice trop honoré par César. Leur loi Si vìr nubit ne spécifie pas la peine ; mais elle dit, que la justice doit s'armer de glaive ; Jubemus armari jure gladio ultore ; et qu'il faut des supplices recherchés : exquisitis poenis. Il paraît qu'on fut toujours plus sévère contre les corrupteurs des enfants, que contre les enfants mêmes ; et on devait l’être.

Lorsque ces délits aussi secrets que l'adultère, et aussi difficiles à prouver, sont portés aux tribunaux qu’ils scandalisent, lorsque ces tribunaux sont obligés d'en connaître, ne doivent-ils pas soigneusement distinguer entre l'homme fait, et l’âge innocent qui est entre l’enfance et la jeunesse ?

Ce vice indigne de l’homme n'est pas connu dans nos rudes climats. Il n'y eut point de loi en France pour sa recherche et pour son châtiment, On s'imagina en trouver une dans les établissements de Saint Louis, Si aucun est soupçonneux de bulgarie, justice laïc li doit prendre, et l’enyoyer à l’évêque ; et se il en est prouvé, l'en doit ardoir, et tui li meuble sont nu baron. Le mot bulgarie, qui ne signifie qu'hérésie fut pris pour le péché contre nature. Et c'est sur ce texte qu'on s'est fondé pour brûler vifs le peu de malheureux convaincus de cette ordure, plus faite pour être ensevelie dans les ténèbres de l’oubli, que pour être éclairée par les flammes des bûchers aux yeux de la multitude.

Le misérable ex-jésuite aussi infâme par ses feuilles contre tant d'honnêtes gens, que par le crime public d'avoir débauché dans Paris jusqu'à des ramoneurs de cheminée, ne fut pourtant condamné qu'à la fustigation secrète dans la prison des gueux de Bissêtre. On a déja remarqué que les peines sont souvent arbitraires, et qu'elles ne devraient pas l’être ; que c'est la loi, et non pas l'homme qui doit punir.

La peine imposée à cet homme était suffisante ; mais elle ne pouvait être de l’utilité que nous désirons parce que n'étant pas publique, elle n'était pas exemplaire. 

Voltaire, Prix de la justice et de l'humanité, Londres, 1777, p. 76-79.

La timidité selon Voltaire, 1756.


 [Orthographe modernisée]

La timidité est la crainte du blâme. Elle vient souvent du peu de connaissance que nous avons des usages du monde.

Quoiqu'elle ait l'amour-propre pour principe, elle est cependant toujours la marque de la modestie, et suppose la connaissance de nos défauts.

C'est l'ignorance, dit M. de la Rochefoucault, qui donne de la faiblesse ou de la crainte ; les connaissances donnent de la hardiesse et de la confiance. Rien n'étonne une âme qui connaît toutes choses avec distinction.

La timidité fait souvent un sot d'un homme de mérite, en lui ôtant la présence d'esprit, et la confiance nécessaire dans le commerce du monde.

Voici comme Théophraste peint la timidité ou plutôt la crainte. 

C'est un mouvement de l'âme qui s'ébranle et qui cède à la vue du péril, vrai ou imaginaire. S'il arrive à un homme timide d'être sur la mer, s'il aperçoit de loin des dunes ou des promontoires, la peur lui fait croire que c'est le débris de quelques vaisseaux qui ont fait naufrage sur cette côte : aussi tremble-t-il au moindre flot qui s'élève ; et ses frayeurs venant à s'accroître, il se déshabille, ôte jusqu'à sa chemise pour pouvoir mieux se sauver à la nage, et après cette précaution, il ne laisse pas de prier les lui, le console & les Nautonniers de le mettre à terre. Que si cet homme faible dans une expédition militaire où il s'est engagé, entend dire que les ennemis sont proches, il appelle ses compagnons de guerre, observe leur contenance sur ce bruit qui court, leur dit qu'il est sans fondement, et que les coureurs n'ont pu discerner ce qu'ils ont découvert : mais si l'on n'en peut plus douter par les clameurs que l'on entend, et s'il a vu lui-même de loin le commencement du combat, et que quelques hommes aient paru tomber à ses pieds ; alors feignant que la précipitation & le tumulte lui ont fait oublier ses armes, il court les quérir dans sa tente, où il cache son épée sous le chevet de son lit, et emploie beaucoup son temps à la chercher. Dès qu’il voit apporter au camp quelqu’un tout sanglant d’une blessure qu’il a reçue, il accourt vers lui, le console et l’encourage, étanche le sang qui coule de sa plaie, chasse les mouches qui l’importunent, ne lui refuse aucun secours, et se mêle de tout, excepté de combattre.

Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif ou introduction à la connaissance de l'homme, seconde édition, revue, corrigée et augmentée considérablement, Jean-Marie Bruyset, Lyon, 1756, p. 257-259.

La timidité selon M. Peyzon***, 1788.


[Orthographe modernisée.]

L’accent n'est pas la seule chose à Paris à laquelle on reconnaît le provincial ; les manières, les airs, le maintien, le ton, la démarche, le décèlent. Je ne parle pas de l'originalité, ni du manque total de toutes les choses dont un homme bien né, et qui n'a reçu même que l'éducation provinciale, n'est jamais absolument dépourvu ; j'entends simplement certaines nuances que l'éducation seule ou le long séjour de la capitale et la fréquentation de la bonne compagnie peuvent donner. 

La timidité est encore un des signes caractéristiques du provincial : il ne lui est point particulier et exclusif ; on peut également le trouver chez le Parisien ; mais on ne saurait disconvenir qu'il est plus rare dans la capitale que dans les provinces.

L'opinion la plus commune est que la timidité procède du manque d'amour- propre, qui fait qu'un homme apprécie trop les autres, et ne s'apprécie pas assez lui-même.

Dans ce cas elle ne serait qu'un défaut mais je pense bien différemment ; je suis persuadé au contraire qu'elle a sa source dans un amour-propre excessif : fille de l'orgueil, elle donne à un homme cette invincible répugnance à se montrer aux personnes avec lesquelles il ne se croit point au pair par la naissance, l'esprit, les talents, les grâces ou la fortune, et je ne balance point de la mettre au rang des vices. Ce qui me confirme dans ce sentiment, est d'avoir rencontré très-souvent dans le monde des hommes infiniment timides, qui étaient foncièrement on ne peut pas plus orgueilleux, et des hommes très-modestes qui se produisaient avec la plus ferme et la plus noble assurance. 

Je crois que la différence entre ces deux caractères est que l'homme modeste craint d'humilier l'amour-propre des autres, et que l'homme timide craint que les autres n'humilient le sien. Quelle que puisse être au reste l'origine de la timidité dans le cœur humain, je ne doute pas que l'éducation n'entre pour quelque chose. L'éducation trop dure qui humilie trop les enfants, et ne leur inspire pas assez de confiance en eux-mêmes, doit nécessairement l'augmenter ; l'éducation trop relâchée qui ne leur rompt pas assez l'humeur, lui laisse prendre de trop profondes racines. C'est à l'instituteur habile à trouver un juste milieu.

La timidité change, trouble, distrait, agite un homme, absorbe toutes les facultés de son corps et de son âme, et l'enlève entièrement à lui-même : elle altère sa figure, disloque son maintien, fait disparaître ses grâces, obscurcit son esprit, dégrade ses talents. L'homme timide n'est plus en public tel qu'on l'a vu en particulier. La nature lui a donné une belle figure, un maintien noble, une tournure agréable : en entrant dans une assemblée, son visage pâlit, se décompose, les grâces s'enfuient, il se présente gauchement, oublie les positions, perd son maintien, et n'offre à la compagnie qu'un personnage capable de déparer le cercle. La timidité ne s'en tient pas là ; elle le rend aveugle, lourd et muet ; il ne s'aperçoit pas d'une honnêteté qu'on lui a faite, manque aux attentions les plus usitées : on lui parle, et il ne répond pas; on l'agace, il demeure interdit et cherche inutilement sa repartie : il se flatte que ses talents feront oublier routes les irrégularités et les fautes qu'il vient de commettre; mais la timidité le poursuit encore, et lui ôte ce dernier espoir de réparer ses torts. Quelqu'un d'honnête vante sa voix et son goût : on lui demande une chanson; il l’entreprend après s'être bien fait prier : son gosier chevrote, sa voix s'obscurcit, il lui est impossible d'achever : il se met au clavecin pour accompagner une dame qui va chanter à sa place; les mains lui tremblent, un voile épais couvre ses yeux, il ne voit plus sa note, il perd la mesure, et fait manquer l'ariette. Ce malheureux enfin qui est l'homme du monde le plus aimable dans le tête-à-tête, ou parmi des amis avec lesquels il est en liberté, sort désespéré de la maison où on l'a introduit, et y laisse de lui l'idée d'un homme mal élevé, ennuyeux et détestable.

Quelqu'un présenta, il y a peu d'années, dans une bonne maison de Paris, un gentilhomme de province qui avait toutes les qualités requises pour paraître avec distinction dans le monde, mais qui était malheureusement d'une extrême timidité. L'introducteur entre le premier ; le provincial le suit, et au premier pas qu'il fait dans l'appartement, la timidité le trouble, l'aspect d'une brillante assemblée le déconcerte ; il enfonce mal adroitement son pied entre le tapis et le parquet ; il sent un obstacle il le force pour avancer ; il emporte le tapis avec lui, renverse tous les sièges qui l'arrêtent, et arrive à la maîtresse de la maison avec le tapis au cou en guise de cravate. En saluant, il glisse et tombe sur elle ; il se relève, fait ses excuses ; les laquais réparent au plutôt ce désordre : on lui offre un siège ; il se méprend, et s'assied dans un autre sur la guitare de madame, qu'il met en cannelle. Il se dresse tout effrayé, se jette. dans un autre cabriolet, et écrase la petite chienne; il tombe en confusion, perd contenance, et ne voit d'autre parti que celui de se sauver sans rien dire. En fuyant avec précipitation, il coudoie le valet de chambre, lui fait tomber des mains le cabaret de chocolat qu'il allait servir à la compagnie, casse toutes les tasses et renverse le chocolat sur les robes de toutes les dames du cercle. L'ami fort après lui, pour tâcher de le ramener et de raccommoder les choses ; mais son homme a disparu, et court encore. La honte de cette aventure empêche l'introducteur de rentrer lui-même, et le force de renoncer pour jamais à une maison dans laquelle il a eu le malheur de présenter cet ami destructeur, qui y a fait, en un clin d'œil, autant de ravages qu'en aurait pu faire une troupe ennemie qui y serait entrée à discrétion.

Cet affreux vernis de ridicule que la timidité répand sur un homme, la nécessité fâcheuse qu'elle lui impose de renoncer entièrement aux agréments de la société, et au commerce du monde, ne sont pas les plus grands maux qu'elle lui cause : elle nuit essentiellement à sa fortune, elle lui fait perdre la faveur d'un protecteur zélé, auquel il n'ose se présenter assez souvent et faire une cour assidue; elle lui fait manquer la conquête d'une femme puissante qui avait conçu du penchant pour lui, et dont le crédit aurait assuré son avancement ; elle lui fait négliger enfin tous les moyens qu'il aurait eu de s'élever et de parvenir.

Un de nos plus illustres généraux passant, à son retour d'Italie, dans une province méridionale du royaume, y trouva un homme de condition sans fortune, lettré de profession, secrétaire d'une de nos académies et connu par un recueil de poésies assez estimées. Le général, qui se connaissait en hommes, démêla le mérite de celui-là à travers l'épais nuage dont une excessive timidité l'avait couvert : il prit du goût pour lui, se l'attacha, l'exhorta à le suivre lui promit de le tirer de son indigence et de son obscurité, et de lui faire une existence. II le mena avec lui à Paris, lui assura la place de secrétaire des maréchaux de France, et le produisit, malgré lui, dans le plus grand monde et la meilleure compagnie. Un jour que le maréchal l'avait mené dîner avec lui chez un de ses collègues, le provincial se trouvant placé à portée d'un des potages, fut prié de le servir ; sa timidité lui fait prendre la cuiller à soupe d'une main mal assurée ; il la laisse tomber dans le plat, et éclabousse tous les convives : la compagnie ne put retenir un rire subit et involontaire. Un des éclaboussés lâche une légère plaisanterie sur cette maladresse ; l'académicien aurait pu la rendre avec esprit, l'homme timide et déconcerté s'en offense, et donne à entendre qu'il en veut raison : il a une affaire au sortit de table, donne un coup d'épée, en reçoit un autre, va se faite panser, et part sur le champ pour retourner dans sa partie ; il abandonne la place qui lui était dévolue, et renonce à jamais à la faveur de son patron, et à un avancement qui le forcerait de vivre dans ces grands tourbillons pour lesquels sa timidité lui donne un éloignement invincible. II n'est jamais plus sorti de chez lui depuis cette aventure, et a conservé jusqu'à la mort un dégoût insurmontable pour les voyages.

II me semble qu'on ne saurait trop conseiller aux parents qui veillent avec attention à l'éducation de leurs enfants, et recommander aux maîtres à qui elle est confiée, de travailler de bonne heure à extirper chez leurs disciples ce vice fâcheux qui, si l'on néglige de l'attaquer dès la naissance, croît avec eux, et peut faire le malheur de leur vie.

Par M. PEYZON***.


M. Peyzon, « De la timidité », Le conservateur ou bibliothèque choisie de littérature, de morale et d’histoire, tome 1, Buisson, Paris ; J. S. Grabit, Lyon, 1788, p. 84-91.

La timidité selon l'abbé Trublet, 1737.

[Orthographe modernisée.]
 
Une hardiesse et une timidité excessive sont également contraires à la vraie politesse qui veut qu'on parle et qu'on agisse d'un air modeste et d'un air aisé.

La timidité ne se corrige guère par de simples avis, encore moins par des railleries et par des reproches : elle ne se corrige que par l'usage du monde ; et même il y a des personnes qui n'ont jamais pu se vaincre entièrement là-dessus. La moindre chose les déconcerte. Ils n'agissent, et ils ne parlent librement qu'avec leurs amis particuliers et ils donnent lieu à ceux devant qui ils paraissent avec cet air contraint et embarrassé, de juger peu favorablement de leur esprit.

Il est bon de paraître ne faire pas trop d'attention à une personne timide; cela la met plus à son aise Il faut quelquefois exciter fa confiance par des louanges courtes et mesurées. Elle plairait si elle pouvait se flatter de plaire; mais des éloges trop forts ne feraient qu'augmenter son embarras.

La timidité a toutes les apparences de la modestie, mais ce ne sont souvent que de fausses apparences.. Elle ne suppose pas toujours l'exemption d'orgueil ou de présomption, encore moins l'exemption de vanité. J'ai vu des gens timides, étonnés eux-mêmes de se trouver tels parce qu'ils savaient bien , disaient-ils qu'ils ne manquaient pas d'esprit,, et qu'ils n'étaient pas plus dépourvus que d'autres des moyens de plaire. Il y a donc des timides présomptueux. Loin de l'occasion, ils s'animent par la vue et le sentiment de leur prétendu mérite. Ils croient qu'ils vont se présenter en compagnie avec assurance, et y parler avec liberté : mais à peine y sont-ils, qu'ils se démontent et s'étourdissent.

D'autres, et c'est le plus grand nombre, ont plus de vanité que de présomption. Ils ne sont timides que parce qu'ils veulent trop plaire, et qu'ils sont trop sensibles aux jugements qu'on peut faire d'eux. Ils ne parlent qu'en tremblant, parce qu'ils ne savent comment on prendra ce qu'ils disent et s'il est propre à leur faire honneur.

La présomption produit le mépris des autres, et par-là le manquement aux égards qui leur sont dus. Le défaut d'une juste confiance en soi-même, produit une pudeur niaise, et un embarras ridicule. Ainsi il faut avoir bonne opinion des autres, et n'avoir pas trop mauvaise opinion. de soi-même.

 Référence

Abbé Nicolas-Charles-Joseph Trublet, Essais sur divers sujets de littérature et de morale, seconde édition revue, corrigée, et augmentée, Briasson, Paris, 1737, p. 329-331.

lundi 27 juin 2011

Les saints Ferréol et Ferjeux ne seraient qu'un seul personnage.



C'est ainsi que saint Ferréol et saint Ferjeux ne sont qu'un dédoublement du même personnage : Sanctus Ferreotus

Saint Ferjeux est la forme populaire du nom de saint Ferréol comme saint Andeux celle de saint Andéol, saint Ladre celle de saint Lazare. 

Les historiens non philologues furent induits par la diversité des vocables à y voir non plus un seul saint, mais deux (1). Mais il nous suffit de signaler ce procédé.

(1) Abbé Debrie, Saint Ferréol et saint Ferjeux dans Bulletin d'Hist. de Litt. et d'art religieux du dioc. de Dijon, t. XXI, 1903, p. 18-20 et Analeclae Bollandiana, t. XXII, 1904, p. 493.

Source  : Pierre Saintyves, Les saints, successeurs des dieux : essais de mythologie chrétienne, Émile Nourry, Paris, 1907.


samedi 25 juin 2011

L'origine du mot « soutane », selon L. A. Muratori, 1739.



A) Texte latin original : 

Atque heic Linguarum exleges mutationes animadvertas velim. Sottano, sive Sottana primo nuncupatæ videntur Interulæ, quod sub Tunica nunc appellata a Mutinensibus Giustacore, deferrentur. Nam ævi medii homines Subtus, pro Sub præpositione, dixerunt, ac inde efformarunt Subtanum sive Subtanam, sub intelligendo vestimentum, sive vestem, feminarum propriam. Neque enim accipienda conjectura Du-Cangii, opinantis ideo Subtaneum dici, quod forte Subtanorum seu Turcorum vestis propria fuerit. Ex ipsa voce fortassis emersit Italica vox Tana, quasi Subtana via, sive domus, arte aut casu facta subtus monte aut tellure . Ita Cava dicitur subintelligendo via, fossa, aut quid simile. Sotano Hispanis est cella vinaria, la Cantina. In Charta Cavensi Anni DCCCLXXIV. quam dedi in Dissertatione XIV. de Servis legitur : Regia, quæ in.. ipsa Ecclesia est ædificata, in ipsa subdita Subtana de ipsi Ecclesia. Ita fortassis a Longe efformatum fuit Longitanus, unde postea effluxit nostrum Lontano, Lontananza, Allontanare. Audi nunc Ricobaldum, qui circiter Annum MCCXC. rudes Italicorum moros describebat. Ita ille Tomo IX. pag. 128 Rer. Italicarum : Virgines in domibus patrum Tunica de Pignolato, quæ appellatur Sotanum, et paludamento lineo, quod dicebant Xoccam, erant contentæ. Ergo Subtana vestis nuncupata est, quæ tamen Super aliis vestibus induebatur, atque omnium aspectui patebat. Ad hæc Subtanum non crura tunc mulierum tegebat, sed ab humeris descendebat ad femora, aut summum ad genua. In Antiquis Fabulis, sive Novelle antiche, Cap 83 legitur : E feceli mettere un bel Sottano, il quale le dava a ginocchio. Atqui nunc, Sottani, ac Sottanino dicimus muliebrem vestem e femore usque ad pedes defluentem, quam Ricobaldus paludamentum et Xoccam nuncupat, et a Sotano aperte distinguit. Angli appellant Cassock, e Socca fortassis efformatum, ut significent quod nos non secus ас Galli appellamus Casacca, Casacchino, Giubbone; ut videas, quam varia fuerit apud gentes nominum significatio. Apud Mediolanenses adhuc perdurat vox Socca, per quam eadem vestis designatur, quæ Etruícis, aliisque Populis est Sottana. Mutinenses appellant Stanella, a Sottanella voce breviata . Fortasse vestis Subtana appellata, non quod sub alia veste deferretur, sed quod inferiorem corporis partem tegeret, quam parte di Sotto dicimus. Neque præteribo, quod e Statutis Ferrariensibus MStis, in Estensi Bibliotheca adservatis, apposite in hanc rem animadverti. Anno Christi MCCLXXIX. concinnata fuere Statuta illa, ibique Lib. 1 Rubrica 345. de solutione Sartorum ista leguntur : Statuimus et ordinamus, quod Sartores pro solutione de cetero recipiant in hunc modum. Videlicet pro Guarnello hominis octo Imperiales. Pro Sotano mulieris cum gironibus crespis tres Solidos Ferrarienses (...).


B) version française (par l'auteur de ce blog) : 

Et ce sont de tels changements désordonnés des langues que je veux te faire remarquer. Tout d'abord [ce sont] des chemises [que] l'on nomme Sottano ou Sottana parce qu'elles sont portées sous la tunique maintenant appelée par les Modenois Giustacore. En effet, les hommes du Moyen-Âge disaient Subtus à la place de la préposition Sub, et de là, ont formé Subtanum ou Subtanam, sous-entendant un vêtement, ou un habit, propre aux femmes. Et, en effet, il ne faut pas recevoir la conjecture de Ducange qui, de là, estime que : « on dit Subtaneum, parce qu'il était justement un vêtement propre aux Sultans ou aux Turcs ». Du mot lui-même [Subtana] a émergé peut-être le mot italien Tana, [c'est-à-dire] à peu près route ou maison souterraine constituée artificiellement ou par chute en dessous d' une montagne ou de la terre. Ainsi on dit Cava, sous-entendu route, excavation ou quelque chose de semblable. L'espagnol Sotano désigne la cave à vin, la Cantina. Dans la charte [du monastère] de la Cava de l'année 874 que j'ai donnée dans la Dissertation 14, Des esclaves, on lit : « la résidence royale qui est édifiée dans l'église elle-même, dans la partie souterraine [subdita Subtana] elle-même de l'église elle-même ». Ainsi, peut-être fut formé de longue, longitanus et de là, par la suite, découla notre lontano, lontanaza, allontanare. Maintenant, j'ai entendu Ricobaldus qui, vers l'année 1290, décrivait les mœurs grossières des Italiens. Ainsi [on trouve] cela au tome 9, page 128 des Rerum Italicarum Scriptores :« Les jeunes filles dans les maisons de [leurs] pères étaient vêtues d'une tunique de pignolato qui est appelé sotanum et d'un paludamentum de lin qu'elles nommaient socca/xocca ». Donc subtana est le nom d'un vêtement qui est cependant revêtu au-dessus des autres vêtements et souffrait le regard de tous. Ce Subtanum ne couvrait alors pas les jambes des femmes, mais, des épaules, descendait jusqu'aux cuisses, et au plus, jusqu'au genoux. Dans les Antiquis Fabulis ou Novelle Antiche, au chapitre 83, on lit : « Et il leur fit mettre un joli sottano, lequel allait jusqu'au genou ». Et pourtant, aujourd'hui nous appelons sottani et sottanino un vêtement féminin qui, des cuisses, tombe sur les pieds que Ricobaldus nommait paludamentum et xocca et qu'il distinguait ouvertement de la Sotano. Les Anglais appellent cassock, peut-être formé à partir de Socca, pour désigner ce que nous appelons, pas autrement que les Français, casacca, casacchino, giubbone. [Tout ceci] pour que tu vois combien varié a été, parmi les peuples, le sens des noms. Chez les Milanais, perdure jusqu'à maintenant le mot socca par lequel est désigné le vêtement que les Toscans et les autres peuples nomment sottana. Les Modenois l'appellent stanella, du mot abrégé sotanella. Peut-être que le mot Subtana était nommé [ainsi], non parce qu'il était porté sous un autre vêtement mais parce qu'il couvrait la partie basse du corps que nous nommons parte di Sotto. Et je n'omettrai pas ce que j'ai remarqué, de façon appropriée à ce sujet, [qui est extrait] des manuscrits des Statuts de Ferrare, conservés dans la bibliothèque d'Este. En l'année 1279, furent préparés ces Status, [situés] au Livre 1, rubrique 345, Du paiement des tailleurs, [où] l'on lit cela : « Nous statuons et ordonnons que les tailleurs reçoivent en paiement de la la part d'autrui selon ce qui suit : pour une robe d'honneur [guarnello] d'homme, huit impériaux; pour une jupe [sotano] de femme, avec tours plisses, trois sous ferrarais; (…).

Lodovico Antonio Muratori, Antiquitates Italicæ medii ævi, t. 2, ex typographia Societatis Palatinæ in Curia Regia, Milan, 1739, Dissertatio 25, col. 423 et 426 A.