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dimanche 21 juin 2015

Le temps de sommeil nécessaire, selon le Docteur Ox, 1906



Le sommeil de Saint Pierre, G. A. Petrini, 1725-1750, Louvre


Les préceptes de l’École de Salerne font encore loi en cette matière. Ils fixent à sept heures la durée moyenne du sommeil nécessaire à l'homme (1). L’École de Salerne estimait qu'un sommeil plus prolongé est nuisible et recommandait de ne pas dormir plus de neuf heures. Ceci peut se défendre à l'aide d'arguments théoriques qui représentent le sommeil comme une intoxication, notre machine s'encrassant de produits toxiques en même temps qu'elle se repose. Mais si une machine se rouille en ne fonctionnant pas assez, elle s'use encore plus vite en fonctionnant trop et trop longtemps.

Le dicton populaire de nos pères était plus généreux que l’École de Salerne :

Lever à six, coucher à dix,
Fait vivre l'homme dix fois dix.

Cela fait huit heures de sommeil. Mais ce dicton remonte à un temps où l'on dînait à dix heures et où l'on soupait à six. Et puis nos pères étaient des gens heureux, qui ne connaissaient ni le gaz, ni l'électricité, ni les music-halls, ni le bridge, ni bien d'autres choses encore dont nous avons orné notre existence. Ils se couchaient quand il faisait nuit et ils se levaient quand il faisait jour. Nous avons changé tout cela. Nous sortons à peine de table à l'heure où ils se mettaient au lit et beaucoup se couchent à l'heure où ils se levaient. Nous brûlons, comme on dit, la chandelle par les deux bouts, ce qui fait que parfois elle s'éteint au milieu.

Bref, nous vivons si vite que nous n'avons même pas le temps de dormir. Et les hygiénistes se demandent, non sans raison, si les lois salernitaires [= de Salerne], faites pour des temps plus calmes, s'adaptent encore à une époque où il n'y a plus de différencie entre le jour et la nuit, et si l'exubérante prolification de neurasthéniques, de fatigués, de dégénérés et même d'aliénés qui caractérise les débuts du vingtième siècle ne tient pas tout simplement à une insuffisance de sommeil.

Pour le docteur Crickton Browne, dont les travaux sur ce sujet font autorité, cela ne fait pas de doute, et l'auteur anglais n'hésite pas à considérer le n sommeil restreint n comme une des causes principales de la dégénérescence de la race.

Si le manque de sommeil a une influence fâcheuse sur l'organisme, c'est surtout chez les enfants et les jeunes gens que cette influence doit se manifester. La machine, à cet âge, doit d'autant plus facilement se détraquer qu'elle est encore inachevée. Elle est encore à l'essai, pour ainsi dire, et il semble bien qu'à forcer ses rouages on risque de les fausser. Cependant, si les uns estiment que pas assez de sommeil engendre le surmenage et la neurasthénie, d'autres soutiennent que trop de sommeil porte l'enfant à la paresse et aux mauvaises habitudes. La question préoccupe donc à juste titre les éducateurs de la jeunesse, Qui essaient de préciser une moyenne.

Il y a quelques années, une commission suédoise procéda à une enquête dans les écoles de Stockholm. L'enquête établit que, parmi les élèves qui ne dormaient pas le temps nécessaire, on observait 25 pour 100 de plus de maladies et d'indispositions que chez les autres. Et la commission fixa ainsi la moyenne de sommeil nécessaire : pour les enfants de quatre ans, douze heures ; pour les enfants de sept ans, onze heures ; pour les enfants de neuf à quatorze ans, dix heures ; pour les jeunes gens de quatorze à vingt et un ans, neuf heures.

Le docteur Hyslop, médecin d'une grande école anglaise, est encore plus pessimiste sur les effets nuisibles d'un sommeil insuffisant. D'après ses observations, 90 pour 100 des malades admis à l'infirmerie souffraient du manque de sommeil. Dans son travail sur l'hygiène mentale de l'enfance, il décrit, sous le nom d' « indigestion mentale », tout un ensemble de symptômes nerveux qui ne sont pas rares chez l'enfant : sommeil agité, cauchemars, terreurs nocturnes ; et ces symptômes, aussi bien d'ailleurs que le somnambulisme et même les convulsions, il n'hésite pas à les considérer comme la conséquence habituelle d'un repos insuffisant du cerveau.

Mais l'enquête la plus instructive à cet égard est celle qu'ont faite les docteurs Acland et Onou dans quarante grandes-écoles anglaises et américaines. Toutes les réponses constatent l'importance du sommeil chez les enfants et les jeunes gens en voie de développement, et les dangers auxquels on les expose en écourtant le temps de sommeil nécessaire. Le professeur Mac Kendrick déclare qu'il faut dix heures de sommeil, été comme hiver, aux jeunes gens, et il a sou vent remarqué l'air fatigué et la résistance moindre de ceux qui dormaient moins. Le professeur Sherrington fait observer qu'un enfant exhale 500 centimètres cubes d'acide carbonique par kilogramme de poids, tandis qu'un adulte n'en fournit que 300. Les combustions chez l'enfant sont donc plus actives que chez l'adulte : le repos doit être plus prolongé. Pour M. Sherrington, un enfant dé treize à quinze ans doit se coucher à neuf heures et dormir dix heures.

C'est ce chiffre de dix heures de sommeil que réclament la majorité des réponses pour un jeune homme en voie de croissance, c'est-à-dire de treize à seize ans. Sur 27 médecins d'école, 9 demandent dix heures ; 8, de neuf heures et demie à dix heures ; 6, de neuf heures à neuf heures et demie ; 4, neuf heures comme. minimum. Aucune réponse ne conclut à un temps de sommeil inférieur à neuf heures.

En somme, de cette enquête, où physiologistes, médecins et maîtres d'école sont d'accord, il résulte qu'un adolescent a besoin de neuf heures et demie à dix heures de séjour au lit, et qu'un sommeil insuffisant prédispose aux maladies et surtout à l'épuisement nerveux.

Avec quelques variantes, les adultes et les hommes faits peuvent aussi faire leur profit de ces conclusions, et les lois de l’École de Salerne me paraissent à réviser. Sept heures de sommeil, cela pouvait suffire au temps, « où la reine Berthe filait ». Mais, maintenant que les reines courent les routes en automobile, huit à neuf heures de sommeil ne sont pas de trop. Nous ne dormons pas assez et nous dormons mal. Et c'est pourquoi, à quarante-cinq ans, nous avons déjà les artères dures et les nerfs détendus.

Il ne faut pas croire que le sommeil soit moins nécessaire à l'homme qui fatigue son cerveau qu'à l'homme qui fatigue ses muscles. Le citadin, l'homme de bureau a besoin de dormir plus longtemps que le paysan qui travaille la terre, et cela parce qu'il dort moins bien. La qualité n'importe pas moins ici que la quantité. L'homme des villes se couche trop tard et son sommeil est moins « reposant » que celui de l'ouvrier manuel qui s'endort sa journée faite et se réveille dispos à l'aurore. On a dit que le monde est à ceux qui se lèvent tôt -il faut ajouter à une condition, c'est qu'ils se couchent de bonne heure.


Note

(1) On trouve le texte suivant dans : Ch. Meaux Saint-Marc (trad.), L'école de Salerne, J.-B. Baillère et fils, Paris, 1880, p. 69-70.

Sex horis dormire sat est juvenique senique ;
Septem vix pigro, nulli concedimus octo.

Ad minus horarum septem fac sit tibi somnus,
Si licet ad nonam, nunquam ad decimam licet horam.

Dormir six heures est suffisant pour le jeune homme et le vieillard ;
nous en accordons difficilement sept au paresseux, à aucun, [nous n'en accordons] huit.

Que ton sommeil soit pour toi au moins de sept heures,
Si l'on en permet jusqu'à neuf heures, jamais l'on en permet jusqu'à dix.
[traduction par l'auteur de ce blog]


Référence

Docteur Ox, « Le temps de sommeil », in Le Matin, 23e année, n°8818, 18 mai 1906, p. 1.

La note a été rajoutée par l'auteur de ce blog.

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