Rechercher dans ce blogue

mercredi 21 mars 2012

L'Algérie française, une société féodale, selon F. Charvériat, 1889


Et en réalité, nonobstant tous les principes modernes, l'Algérie d'aujourd'hui ne présente-t-elle pas l'image d'une féodalité démocratique, dans laquelle les citoyens français sont les nobles, et les indigènes, les vassaux ?

L'état actuel de l'Algérie offre des analogies trop peu remarquées avec celui de la France sous la féodalité. En voici quelques-unes :

1° Les indigènes algériens sont, dans une certaine mesure, attachés à la terre comme les anciens serfs, puisqu'ils sont punis des peines de l'indigénat quand ils établissent, sans autorisation, une habitation isolée en dehors du douar, qu'ils voyagent sans passeport en dehors de la commune mixte à laquelle ils appartiennent, ou qu'ils donnent asile à un étranger non porteur d'un permis régulier (voir la loi du 27 juin 1888 sur les infractions spéciales à l'indigénat, annexes 11e, 13e et 14e).

2° La justice criminelle est rendue aux indigènes uniquement par des Français, comme elle l'était aux vilains par les seigneurs. Jamais, d'ailleurs, il n'y a jugement par les pairs, puisque les jurés sont tous Français ou Israélites.

3° Seuls les citoyens français, comme autrefois les nobles, sont appelés à porter les armes. Les indigènes ne sont admis à servir que par voie d'engagements volontaires et dans des corps spéciaux.

4° Au point de vue des impôts, les terres algériennes sont nobles ou roturières, c'est-à-dire exemptes ou grevées d'impôts. En effet, les fonds appartenant à un Français se trouvent, à raison de la qualité de son propriétaire, libres de contribution foncière, tandis que ceux appartenant à des indigènes payent l’achour, c'est-à-dire la dîme en langue arabe, taxe montant environ à 4 fr. 50 par hectare cultivé (la capitation, spéciale à la Kabylie, tient lieu d'impôt foncier).

5° Les différentes prestations en nature, imposées aux indigènes, ne sont en réalité que des services féodaux. La dijfa, c'est-à-dire l'obligation de nourrir et loger les agents du gouvernement qui se trouvent en tournée, n'est pas autre chose que l'ancienne obligation d'héberger le seigneur et sa suite. Les goums, à savoir : les cavaliers indigènes réunis pour accompagner une colonne de troupes dans une expédition, rappellent les vassaux convoqués pour un service militaire temporaire. Le guet a été établi en matière forestière, pour prévenir les incendies. Enfin, les réquisitions pour travaux divers, déblaiement des routes obstruées, lutte contre les invasions de sauterelles, ne sont autre chose que les anciennes corvées.

La comparaison du régime actuel de l'Algérie avec le régime féodal pourrait être encore continuée sur plusieurs autres points, notamment quant à la façon dont un trop grand nombre de Français maltraitent les indigènes. En tout cas, les exemples donnés ci-dessus suffisent pour établir le parallèle.

Au reste, toutes les ressemblances indiquées ne surprendront plus, si l'on consulte l'histoire. Les Français sont aujourd'hui, en Afrique, dans des conditions identiques à celles où se trouvaient jadis les Francs on Gaule : une race victorieuse impose son joug à une race vaincue. Voilà pourquoi il y a des maîtres et des sujets, des privilégiés et des non-privilégiés. Cette situation n'a par elle-même rien d'extraordinaire. Dans une certaine mesure, elle n'est pas plus illégitime que la conquête. Mais ce qui est étonnant, c'est que les Franco-Algériens qui, en qualité de démocrates, bondissent d'indignation au seul souvenir de la féodalité, ne font aucune difficulté d'appliquer, dans leur propre intérêt, précisément le régime féodal dans ce qu'il présentait de plus dur pour les inférieurs. Aussi, les 250.000 citoyens français qui, en Algérie, dominent trois ou quatre millions de musulmans, sont-ils peut-être plus détestés par eux que les seigneurs ne l'étaient par leurs serfs. Il n'y a, en effet, entre eux, ni cette affinité de race, ni cette égalité dans une même religion qui, en pleine féodalité, devaient singulièrement adoucir les rapports des différentes classes.

Référence.

François Charvériat, Huit Jours en Kabylie : a travers la Kabylie et les questions kabyles, E. Plon, Nourrit et Cie, Paris, 1889, p. 241-242, note 2.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire