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dimanche 19 juin 2011

La timidité selon J.M. Baldwin, 1897.


Timidité. Je puis d'abord livrer mes observations sur ce fait intéressant de la vie enfantine, en le considérant comme une simple illustration de cette sorte de suggestion par inhibition, et n'aborder qu'ensuite l'analyse des côtes originaux de ce sujet.

Le caractère gênera! de la timidité dans l'enfance est assez connu pour qu'on n'ait pas besoin d'y insister. Elle commence d'apparaître avec lit première année de l'enfant sons forme d'inhibition de ses activités normales. Ses signes expressifs les plus nets sont les suivants l'enfant tord ses doigts, ses mains, froisse nerveusement ses vêtements ou ceux des autres se détourne entièrement et se cache le visage remue le torse et agite les jambes d'une façon embarrassée. Dans les cas extrêmes, il rougit, contracte les lèvres et les paupières, et finalement crie et pleure. Cependant ces signes extérieurs varient, suivant que l'enfant se trouve abandonné avec des étrangers, ou qu'il est accompagné par sa bonne, sa nourrice ou sa mère. Dans ce dernier cas, il se colle dans le tablier ou les vêtements de celle-ci, s'en fait comme une sorte d'abri contre le regard des gens qu'il ne connaît pas, ou bien encore il enfouit sa tête dans la poitrine ou dans le cou de celle qui le porte. En l'absence de ces refuges, l'enfant, ainsi perdu au milieu de ces visages inconnus, tombe dans une sorte de paralysie fréquemment associée à une violente frayeur.

Cette analogie de l'expression physique de la timidité avec celle de la peur est, je crois, significative de l'origine phylogénétique de la première. La timidité n'est probablement, en effet, qu'une atténuation de la crainte. Sans vouloir m'arrêter à cette question, je tiens à noter, en passant, que la timidité est une réaction née de la crainte d'autrui et proportionnée à la faiblesse de celui qui craint. La tendance à s'abriter, à se serrer auprès de ceux dont on attend la protection et le secours, fournit des indications parallèles sur certaines conditions primitives de l'instinct social.

Mes observations sur,la timidité, dans ce qu'elles ont de général, servent à caractériser les diverses phases de son développement expressif. Je vais m'efforcer de les indiquer brièvement :

I. L'enfant est d'abord victime de ce qu'on peut appeler la timidité primaire ou organique. Cette phase de la timidité ressemble beaucoup aux phases organiques des émotions instinctives, d'ailleurs bien connues, telles que la crainte, la colère, la sympathie, etc. Elle apparaît dans le courant de la première année, spécialement dans les rencontres de l'enfant avec des étrangers. Dans cette première phase, la timidité n'est pas aussi paralysante que dans la suite et se manifeste, & peu près comme la peur, avec des protestations, des agitations, des cris, etc. C'est bien, je crois, une véritable réaction sensori-motrice, comme la plupart des réflexes nerveux que l'on remarque à cet âge. 

La durée de cette phase dépend en grande partie du milieu social dans lequel l'enfant grandit. Les relations sociales de l'enfant se multiplient il apprend peu à peu à distinguer parmi les personnes qui ne sont pas de la maison et discerne bientôt avec un sens très juste entre les amis éprouvés et les étrangers sans garantie. La condition la plus importante de ce progrès, qui va transformer sa vie sociale organique, c'est le nombre de ses rapports avec d'autres personnes, mais tout spécialement avec des enfants. Les bébés que l'on emmène dans le monde pendant un séjour annuel dans les villes d'été, ou que l'on mène de temps a autre au salon pour les visites de leur mère, non seulement perdent bientôt la peur de l'étranger, mais prennent, rapidement le goût de la société, et cela dès l'âge de dix-huit mois environ. Au contraire, les enfants isolés de toute relation;, qu'on ne laisse pas jouer avec les autres enfants et qui ne voient, guère d'autres gens que ceux de la maison, gardent jusqu'à deux ou trois ans une répulsion très vive pour toute personne étrangère, et leur développement, dans ce sens se fait avec une extraordinaire lenteur.

Nous avons déjà dit que ce développement de l'instinct social dépendait largement des relations de l'enfant avec des enfants plus âgés. Là l'imitation joue un rôle notable: l'enfant devient pour l'enfant un modèle à imiter, et l'aide à définir les mouvements que l'évolution purement organique avait laissés incertains. Cette imitation abrège considérablement les phases du développement social, tel qu'il résulterait des acquisitions accidentelles.


II. La seconde phase contraste vivement avec la précédente. Toutes les attitudes de défiance ou de sympathie que nous avons signalées ont été remplacées par une confiance générale en autrui,

III. – Finalement la timidité réapparaît vers la fin de la seconde année de l'enfant, et cette fois il faut l'entendre au sens propre du terme. La timidité n'est plus alors ce mélange organique de peur et d'instinct qu'elle était tout d'abord L'enfant de trois ans sourit dans ses hésitations et finit par s'approcher de l'objet qui excite sa curiosité. Ce qui le retient et le fait hésiter n'est point la crainte de l'objet dont il s'approche, mais c'est la crainte de se mettre en avant, bien qu'il soit heureux de sentir qu'il devient lui-même un objet de curiosité. La réalité de ce groupe d'attitudes sociales ne saurait être mise en doute, et cela en raison même de son contraste frappant avec le groupe d'attitudes de la période organique. C'est là une des phases les plus saillantes du développement de l'instinct social chez l'enfant. 

Dans cette sorte d'exhibition de sa personne, il apporte déjà une certaine coquetterie qui se trahit dans la grâce de son maintien. On y peut distinguer très nettement un mélange de la crainte organique primitive avec le désir de l'approbation sociale, dont l'influence va grandir de plus en plus, avec les idées de mérite et de démérite. La netteté même de cette période contrastante la rend précieuse pour l'étude de l'évolution du sens social. L'enfant présente alors un cas de conscience de soi déjà fort complexe, une sorte de représentation compliquée dont les suggestions, très effectives, rendent fort bien compte de ses progrès extraordinaires dans l'intelligence du moi et la compréhension du monde. Il commence dès lors à montrer le germe de la modestie ainsi que de toutes les émotions analogues ou contradictoires. 


J'abandonnerai maintenant, l'étude du développement social de l'enfant, remettant à un autre ouvrage l'analyse de la formation de la vraie modestie, dans les conditions d'ampleur et de complexité que présente l'adolescent. Cependant il me reste à indiquer les relations des différentes phases que nous venons de caractériser avec les différentes suggestions que l'enfant reçoit de ceux qui l'entourent. 

Nous avons déjà vu combien les personnes qui approchent l'enfant contribuent a son développement. et à son progrès. Nous avons cru pouvoir admettre que les personnes lui apparaissent, tout d'abord comme de simples objets faisant, partie du monde des choses qu'il perçoit et objective, et cela avant d'avoir aucune conscience de son moi comme être spirituel ou comme sujet de ses processus mentaux bien plus, il nous a semblé que l'activité de son appareil nerveux pouvait suffire – ou presque – à l'acquisition de la connaissance des choses extérieures et à leur objectivation, en admettant toutefois que les personnes qui se meuvent, autour de lui se distingueront bientôt des objets ordinaires par des signes très importants. Elles ont déjà été nommées « personnes projectives ». L'étude de la timidité organique tend à confirmer cette hypothèse et peut nous aider la développer. Pour étrange que cela puisse sembler, nous nous trouvons en face d'une sorte de sens organique de la perception et de l'objectivation des personnes L'enfant a toute une série d'attitudes spéciales aux objets personnes et qu'on ne lui voit jamais prendre en face des objets choses. Et de ces manières de réagir nous retrouvons des traces organiques et nerveuses dans une phase bien plus avancée de sa croissance, alors qu'apparaissent les signes extérieurs de la modestie, telles que la rougeur, l'hésitation, etc. Dans une certaine mesure, ces façons de faire de l'enfant s'étendent aussi aux animaux et ce fait est d'autant, plus remarquable qu'il nous montre très clairement comment un enfant d'environ un an envisage le « projet » personne c'est-à-dire commet source possible de jouissance ou de douleur physique, vis-à-vis de laquelle il prend toutes les prudences que lui suggère l'instinct de la conservation. 

Nous pouvons donc dire que l'enfant a un sens social qui lui a été donne pour vivre en société, de même que les yeux lui ont été donnés pour voir les mouvements, les oreilles pour entendre les bruits du monde et le toucher pour percevoir l'étendue. Aussi bien toutes les psychologies, qui considèrent l'homme dans son intégrité, doivent admettre que ce n'est pas simplement une âme isolée enfermée dans un corps unique et que l'humanité n'est, pas une simple collection de ces systèmes; car l'âme d'un homme déborde son corps et vit, pour ainsi dire, dans le corps des autres. C'est qu'en effet tout homme emprunte les intentions et les projets d'autrui et subit les suggestions d'innombrables pensées qui furent en d'autres cerveaux avant d'être dans le sien. Bien plus, son corps même, en tant que simple organe et avant que d'être l'instrument de sa pensée et de son âme, subit déjà l'action des esprits et des âmes qui l'entourent. 

Dans la seconde phase du développement social de l'enfant, c'est-à-dire durant sa seconde année, nous trouvons encore la même confirmation. D'une part l'enfant tolère enfin les étrangers, les accepte et finit par se plaire en leur compagnie. D'autre part, c'est bien alors sous l'influence de ce que nous avons appelé la suggestion de la personnalité due d'ailleurs au nombre croissant de ses rapports avec les personnes diverses, que se développe chez lui la distinction, de plus en plus précise, entre les objets personnes et les objets choses. Son expérience d'autrui lui permet enfin d'agir vis-à-vis des personnes, non plus d'après les seules impulsions de l'instinct, primitif et héréditaire, mais d'après les nouvelles associations qu'ont fait naître ses premiers rapports avec ses parents et avec les étrangers. Il apprend que les grandes personnes font tout ce qu'elles peuvent pour lui plaisir ou pour écarter ses souffrances aussi cette conviction va détruire la timidité organique. Un morceau de sucre a bien vite raison alors de la sauvagerie de l'enfant. Celui-ci apprend non seulement à considérer les personnes comme agents, mais à définir leurs caractères, leurs manières d'agir, leurs humeurs, leurs sentiments, en un mot leur équation personnelle, du moins pour celles qui t'approchent habituellement. Grâce ces nouvelles connaissances, il va chercher à plaire par des procédés très personnels et adaptés à chacun, s'efforçant de faire naître leur sourire ou leur approbation et d'échapper à leurs reproches, même à ceux que lui occasionnent ordinairement sa timidité. Il substitue bientôt ces méthodes nouvelles aux impulsions de crainte organique, qui le poussaient à cacher son corps et son visage. Il est même amusant d'observer l'enfant en présence d'un nouveau venu, de voir comment il l'examine, interprète les expressions de sa physionomie, juge ses gestes et le jauge tout entier, de voir ensuite comment il approprie ses manières et ses attitudes au caractère qu'il a ainsi analysé. Sous l'influence de cette confiance sociale, la timidité instinctive de l'enfant disparaît. Ce progrès, cette transformation, résultent presque uniquement de son expérience sociale, de la multiplication de ses rapports avec des gens de toutes sottes, de tout un ensemble de situations antérieures difficiles ou faciles mais toutes également vécues. 

Comment le caractère de l'enfant va-t-il se développer s'il ne rencontre que plaisir et facilité dans ses relations sociales Comment apprendra-t-il à vivre s'il ne lui survient pas de difficultés, d'embarras, s'il ne se trouve jamais en des situations embrouillées et difficiles? Comment deviendra-t-il énergique et fort s'il n'a jamais de victoire à remporter ? 

Mais alors va apparaître la vraie timidité et, avec elle, la toute première réflexion de l'enfant sur soi, sur ses actes, sur sa personne. Il commence enfin à s'appliquer à lui-même les notions qu'il acquises au sujet des personnes. C'est la phase de timidité qui correspond à la suggestion de sa propre personnalité « subjective » (1). Durant cette phase, comme nous allons le voir ensuite, l'enfant se développe rapidement, mais par une induction contraire à celle dont nous venons de parler, attribuant aux autres personnes tout ce que lui révèle enfin sa propre expérience psychique. Si l'enfant s'aperçoit qu'il peut dessiner une figure, ce n'est pas seulement, par le rapprochement de la copie et du modèle, mais c'est encore et surtout par l'imitation des mouvements du maître ou par la comparaison de sa copie avec la sienne. Aussi bien il s'en rapporte au professeur, accepte qu'il révise son œuvre, en attend l'approbation et la louange. Il travaille toujours avec la pensée de l'œil du maître, et ce sentiment même, comme nous le verrons plus loin, devient un facteur important de ses progrès. Il suffit de remarquer ici que cette période ou l'enfant, sachant déjà réfléchir sur soi, juge encore les autres semblables à soi elles considère comme des sources d'action et de spontanéité; il suffit, dis-je, de remarquer que cette période est le temps même de la dernière évolution de la timidité. 

Quand je faisais travailler mes enfants, ils spéculaient sur mon indulgence et négligeaient leurs devoirs; et l'aînée prenait des airs de grande personne pour me dire, en me parlant de sa sœur : « Elle est. si petite, vois-tu ! » Mais, en présence d'un étranger, c'était tout autre chose elles se défiaient, de sa fermeté et de sa rigueur possibles, et redevenaient, appliquées et timides. 

C'était, bien là de la timidité vraie, un commencement, de modestie et d'émotion morale. L'ensemble de cette phase évolutive est extrêmement, suggestive et, éclaire singulièrement l'origine du sens individuel et du sens social. Et nous pouvons apporter en preuve de cette assertion : tout le développement de l'instinct social dû aux expériences de l'enfant ou, – en termes biologiques, la persistance sociale des variations acquises sons l'influence de la société – et encore les phases très nettes de progrès amenées par ces expériences et ces variations. Au reste, l'entant est un embryon de personne et d'unité sociale, et les phases de son développement social résument les phases de l'histoire sociale de la race. L'ensemble de l'évolution sociale de l'enfant, peut être considéré comme une remarquable illustration de la récapitulation des phases du développement, de la race par l'évolution de l'individu. C'est qu'en effet la vie sociale est l'épanouissement suprême de l'homme et, de l'humanité: or chaque enfant, recommence cette vie pour son propre compte et pour le compte de l'humanité, et. cela sons nos propres yeux. Et, il faut, bien le savoir, c'est désormais dans la nursery qu'on ira étudier l'embryologie sociale.

L'étude que nous avons faite de la timidité peut déjà fournir quelques indications à l'histoire des communautés humaines et des sociétés animales. La timidité organique semblerait représenter la crainte des animaux supérieurs qui vivent instinctivement en famille et en troupes. La phase de confiance, qui lui succède, se remarque surtout chez les espèces paisibles et pacifiques qui se prêtent volontiers à la domestication. Or il est a remarquer que ces espèces vivent on troupes et sont surtout protégées par le milieu géographique ainsi que par la vie sociale qui est pour cela bien supérieure à la vie individuelle, même puissamment armée. Quant, à la troisième phase de la timidité, comme elle comporte la pensée réfléchie, il ne faut pas nous étonner de ne la trouver que chez l'homme, et pas avant la fin de sa troisième année.

Le parallèle de l'enfant et de la race humaine ne semble pas devoir être moins intéressant pour l'anthropologie. L'histoire de la timidité semble confirmer les vues de Westermark sur l'histoire de la société humaine. La période de timidité organique n'indique-t-elle pas une période purement familiale et monogame ou, par instinct de défense et de défiance, on ne cherchait de protection que vers les siens ? L'époque de la confiance altruiste de l'enfant ne correspond-elle pas à l'adoucissement que suppose la vie nomade de la tribu, & l'esprit de paix et d'amitié que ce groupement établissait entre les familles ? Et enfin la vie proprement sociale, qui suppose toute une organisation de l'industrie, du commerce et des arts, toute une balance des intérêts économiques, des besoins nationaux et internationaux, cette vie ne rappelle-t-elle pas l'époque ou la réflexion pénètre enfin dans la vie de l'enfant? On ne peut nier que les écrivains modernes ont raison lorsqu'ils trouvent que l'égoïsme le plus raffiné n'est possible que grâce aux développements et aux progrès de l'organisation sociale. Cette thèse, que l'on déduit très clairement des analyses des Balzac et des Bourget, des Tarde et des Durkheim, me semble d'ailleurs plus intéressante par les méthodes d'étude qu'elle suppose que par son affirmation même.


1. Cf. Mind, janvier 1894, et infra, chap. XI, §3.

James Mark Baldwin, M. Nourry (trad.), Le développement mental chez l'enfant et dans la race, F. Alcan, Paris, 1897, p. 133.





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