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lundi 5 août 2013

L'humanisme de Cicéron (Ier siècle avant J.C.), dès avant le christianisme

 Le christianisme, au dire de certains de ses affidés, aurait dépassé le particularisme juif pour étendre l'amour, l'agapè, la caritas, à toute l'humanité. Jésus-Christ aurait révolutionné la morale en prêchant le don et la générosité gratuits.

La petite anthologie qui suit montre que le romain Cicéron (106-43 av. J.C.), homme politique et homme de lettres,  n'a pas attendu les chrétiens pour exprimer les principes d'une morale universelle...


1) De amicitia (De l’amitié), chapitre 14, §. 50.

(…) Sed eadem bonitas etiam ad multitudinem pertinet. Non enim est inhumana uirtus neque immunis neque superba, quæ etiam populos uniuersos tueri iisque optime consulere soleat ; quod non faceret profecto, si a caritate uulgi abhorreret. (…).

(…) Mais l'homme de bien a égard aussi à la foule des autres hommes. Sa vertu n'est pas inhumaine, elle n'est pas égoïstement enfermée en elle-même, elle est sans orgueil, elle veut veiller sur des peuples entiers et défendre leurs intérêts de son mieux. Elle ne le ferait pas si l'amour des hommes en général lui était étranger. (…).



1) Tusculanes, livre V, chapitre 37, §. 108.

Socrates quidem cum rogaretur, cuiatem se esse diceret, « mundanum », inquit, « totius enim mundi se incolam et ciuem arbitrabatur. 

On demandait à Socrate, quelle était sa patrie ? « Toute la terre » dit-il, donnant à entendre qu'il se croyait citoyen de tous les lieux où il y a des hommes.



2) De finibus bonorum et malorum (Des fins des biens et des maux), livre III, chapitre 19, §. 62-63.

(62) Pertinere autem ad rem arbitrantur intellegi natura fieri ut liberi a parentibus amentur. a quo initio profectam communem humani generis societatem persequimur.(De Finibus bonorum et malorum


(63) ex hoc nascitur ut etiam communis hominum inter homines naturalis sit commendatio, ut oporteat hominem ab homine ob id ipsum, quod homo sit, non alienum uideri.

Il est encore nécessaire d'entendre, disent les stoïciens, que c'est la nature qui fait que les pères aiment leurs enfants, et que cette première affection est le berceau de toute société humaine. (…).

(…) De ces premières affections on voit naître le lien qui rattache tous les hommes les uns aux autres, en sorte que tout homme, par cela seul qu'il est homme, ne doit point être étranger pour son semblable. 


3) De finibus bonorum et malorum (Des fins des biens et des maux), livre III, chapitre 20, §. 65.

(65) (…) quodque nemo in summa solitudine uitam agere uelit ne cum infinita quidem uoluptatum abundantia, facile intellegitur nos ad coniunctionem congregationemque hominum et ad naturalem communitatem esse natos. Inpellimur autem natura, ut prodesse uelimus quam plurimis in primisque docendo rationibusque prudentiæ tradendis. (…).

(…) N'est-il pas vrai d'ailleurs qu'il n'est pas un homme qui voulût vivre dans une complète solitude, même au milieu de tous les plaisirs imaginables, et n'est-ce pas une nouvelle preuve que nous sommes nés pour vivre réunis en société sous le lien d'une communauté naturelle ? La nature nous porte encore à vouloir servir le plus possible nos semblables, surtout en les instruisant et en les initiant à la sagesse. (…).



4) De finibus bonorum et malorum (Des fins des biens et des maux), livre V, chapitre 23, §. 65-66.

(…) In omni autem honesto, de quo loquimur, nihil est tam illustre nec quod latius pateat quam coniunctio inter homines hominum et quasi quædam societas et communicatio utilitatum et ipsa caritas generis humani. Quæ nata a primo satu, quod a procreatoribus nati diliguntur et tota domus coniugio et stirpe coniungitur, serpit sensim foras, cognationibus primum, tum affinitatibus, deinde amicitiis, post uicinitatibus, tum ciuibus et iis, qui publice socii atque amici sunt, deinde totius complexu gentis humanæ. (…).

(…) Mais de tout ce qui est honnête, rien n'a plus d'éclat et ne s'étend plus loin que l'union des hommes avec leurs semblables ; cette société et cette communauté d'intérêts, cet amour de l'humanité, amour qui naît avec la tendresse des pères pour leurs enfants, se développe dans les liens du mariage, au milieu des nœuds les plus sacrés, puis coule insensiblement au dehors, s'étend aux parents, aux alliés, aux amis, aux relations de voisinage, grandit avec le titre de citoyen, se répand sur les nations alliées et attachées à la nôtre, enfin est consommé par l'union de tout le genre humain. (…).

(66) (…) Nam cum sic hominis natura generata sit, ut habeat quiddam ingenitum quasi ciuile atque populare, quod Græci g-politikon uocant, quicquid aget quæque uirtus, id a communitate et ea, quam exposui, caritate ac societate humana non abhorrebit,(...).

(…) Car telle étant la nature de l'homme, que visiblement sa place est marquée dans la société, il faut que chaque vertu, dans toutes les actions qui lui sont propres, contribue à établir cette communauté et cet amour de nos semblables dont je parlais  ; (…).

(…) Quando igitur inest in omni uirtute cura quædam quasi foras spectans aliosque appetens atque complectens, existit illud, ut amici, ut fratres, ut propinqui, ut affines, ut ciues, ut omnes denique - quoniam unam societatem hominum esse uolumus - propter se expetendi sint. (…).

(…) Comme donc il y a en chaque vertu une espèce de regard au dehors de l'homme, un soin et une providence qui s'étend à nos semblables, il en faut conclure que nos amis, nos frères, nos proches, nos alliés, nos concitoyens, tous les hommes enfin, puisque nous n'avons fait qu'une seule société de tout le genre humain, doivent être recherchés et aimés pour eux-mêmes  ; (…).


5) De officiis (Des devoirs), livre I, chapitre 7, §. 22

(22) (...) Sed quoniam, ut præclare scriptum est a Platone, non nobis solum nati sumus ortusque nostri partem patria uindicat, partem amici, atque, ut placet Stoicis, quæ in terris gignantur, ad usum hominum omnia creari, homines autem hominum causa esse generatos, ut ipsi inter se aliis alii prodesse possent, in hoc naturam debemus ducem sequi, communes utilitates in medium adferre, mutatione officiorum, dando accipiendo, tum artibus, tum opera, tum facultatibus deuincire hominum inter homines societatem.

(…) Mais, comme l'a très bien dit Platon, nous n'existons pas seulement pour nous-mêmes, notre patrie réclame sa part de notre être, nos amis ont droit à la leur et, les Stoïciens l'ont compris, si tous les produits de la terre existent en vue de l'homme, c'est pour les hommes que naissent les hommes, de sorte que nous devons, nous conformant à la nature, servir l'intérêt commun, nous rendre les uns aux autres des services mutuels, donner et recevoir, employer nos talents, nos facultés, toutes nos ressources, à resserrer le lien social.


6) De officiis (Des devoirs), livre III, chapitre 6, §. 26-28.

(26) (…) Ergo unum debet esse omnibus propositum, ut eadem sit utilitas uniuscuiusque et uniuersorum ; quam si ad se quisque rapiet, dissoluetur omnis humana consortio.

(27) Atque etiam si hoc natura præscribit, ut homo homini, quicumque sit, ob eam ipsam causam, quod is homo sit, consultum uelit, necesse est secundum eandem naturam omnium utilitatem esse communem. Quod si ita est, una continemur omnes et eadem lege naturæ, idque ipsum si ita est, certe uiolare alterum naturæ lege prohibemur. Verum autem primum, uerum igitur extremum.

(28) Nam illud quidem absurdum est, quod quidam dicunt, parenti se aut fratri nihil detracturos sui commodi causa, aliam rationem esse ciuium reliquorum. Hi sibi nihil iuris, nullam societatem communis utilitatis causa statuunt esse cum ciuibus quæ sententia omnem societatem distrahit ciuitatis. Qui autem ciuium rationem dicunt habendam, externorum negant, ii dirimunt communem humani generis societatem ; qua sublata beneficentia, liberalitas, bonitas, iustitia funditus tollitur ; quæ qui tollunt, etiam aduersus deos immortales impii iudicandi sunt. Ab iis enim constitutam inter homines societatem euertunt, cuius societatis artissimum uinculum est magis arbitrari esse contra naturam hominem homini detrahere sui commodi causa quam omnia incommoda subire uel externa uel corporis uel etiam ipsius animi. Iustitia enim una uirtus omnium est domina et regina uirtutum.

(26) (...) Le but qu'il faut donc se proposer avant tout, c'est d'identifier son intérêt particulier avec l'intérêt général : qui veut tout tirer à lui poursuit la dissolution de toute association humaine.

(27) Si la nature prescrit qu'un homme doit à un autre homme, quel qu'il soit, assistance pour cette seule raison qu'il est homme, il est nécessaire, selon le vœu de cette même nature, que l'intérêt commun soit l'intérêt de tous. S'il en est ainsi, la nature nous lie tous par une même loi et, cela étant, il est certain que la loi de nature interdit de faire violence à un autre homme. Le principe est vrai, la conséquence est donc vraie, elle aussi.

(28) Et c'est une thèse absurde que soutiennent ceux qui disent qu'il ne faut à la vérité rien prendre pour améliorer sa propre situation à son père ou à son frère, mais que la règle ne s'applique pas aux autres citoyens. Ils pensent donc qu'avec les autres citoyens ils n'ont aucun lien de droit, aucun lien social fondé sur un intérêt commun, c'est là une opinion qui détruit toute société politique. Pour ceux qui disent qu'il faut tenir compte des citoyens, mais non des étrangers, ils abolissent la société que forme le genre humain et causent ainsi la ruine complète de la bienfaisance, de la libéralité, de la bonté, de la justice. On doit les qualifier en conséquence d'impies envers les dieux immortels. Ils renversent en effet la société que les dieux ont établie entre les hommes et dont le lien le plus étroit est ce principe qu'il est plus contraire à la nature de dépouiller son semblable pour son propre avantage que d'affronter tous les coups de la fortune et tous les maux du corps, plus conforme à la nature en revanche de vouloir plutôt être utile aux autres que de jouir de tous les avantages de la fortune, de ceux du corps et des qualités de l'âme elle-même si la justice fait défaut. Car cette vertu est la maîtresse et la reine de toutes les vertus.

7) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 10, §. 28-29.

(28) (…) Sed omnium quæ in hominum doctorum disputatione uersantur, nihil est profecto præstabilius, quam plane intellegi, nos ad iustitiam esse natos, neque opinione sed natura constitutum esse ius. Id iam patebit, si hominum inter ipsos societatem coniunctionemque perspexeris.

(29) Nihil est enim unum uni tam simile, tam par, quam omnes inter nosmet ipsos sumus.

(28) (…) mais de toutes les idées qui font l'entretien des doctes, la plus importante, certes, est celle qui nous fait clairement connaître que nous sommes nés pour la justice, et que le droit a son fondement, non dans une convention, mais dans la nature. Cette vérité paraîtra évidente si l'on considère les liens de société qui unissent les hommes entre eux.

(29) Il n'y a pas en effet d'êtres qui, comparés les uns aux autres, soient aussi semblables, aussi égaux que nous.


8) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 11, §. 32.

(…) Molestiæ, lætitiæ, cupiditates, timores similiter omnium mentes peruagantur, nec si opiniones aliæ sunt apud alios, idcirco qui canem et felem ut deos colunt, non eadem superstitione qua ceteræ gentes conflictantur. Quæ autem natio non comitatem, non benignitatem, non gratum animum et beneficii memorem diligit ? Quæ superbos, quæ maleficos, quæ crudeles, quæ ingratos non aspernatur, non odit ? Quibus ex rebus cum omne genus hominum sociatum inter se esse intellegatur, illud extremum est, quod recte uiuendi ratio meliores efficit.

Tristesses, joies, désirs, craintes, toutes ces affections de l'âme nous sont communes ; et, quelle que soit la diversité des opinions, il n'en faut pas conclure que les peuples honorant comme des dieux le chien et le chat aient une superstition qui, dans sa forme, diffère de celle des autres. Mais quelle nation ne chérit pas la douceur, la bienveillance, la bonté d'âme et la reconnaissance ? Où l'orgueil, la méchanceté, la cruauté, l'ingratitude ne sont-ils point objets d'aversion ? On doit connaître par cet accord des sentiments que les hommes ne forment entre eux qu'une seule société, et en fin de compte qu'une même règle de vie droite les rend meilleurs.


9) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 12, §. 33-34.

(33) (MARCVS) Sequitur igitur ad participandum alium ab alio communicandumque inter omnes iustos natura esse factos.

MARCUS : Il suit de là que la nature a mis en nous le sentiment de la justice pour que tous nous nous venions en aide l'un à l'autre et nous rattachions l'un à l'autre ;

(34) Ex quo perspicitur, quom hanc beniuolentiam tam late longeque diffusam uir sapiens in aliquem pari uirtute præditum contulerit, tum illud effici (quod quibusdam incredibile uideatur, sit autem necessarium) ut nihilo sese plus quam alterum diligat : quid enim est quod differat, quom sint cuncta paria ? Quod si interesse quippiam tantulum modo potuerit, iam amicitiæ nomen occiderit, cuius est ea uis ut simul atque sibi aliquid quam alteri maluerit, nulla sit.

Par où l'on voit que le sage, quand il rassemble sur un être d'une vertu égale à la sienne ce bon vouloir que répand au loin la nature, doit nécessairement ne pas pouvoir s'aimer lui-même plus qu'il n'aime son ami, ce qui paraît incroyable à certaines personnes. Puisqu'il y a égalité en tout, quelle pourrait être la différence ? S'il y avait une différence quelconque, le nom d'amitié périrait ; car tel est le caractère de l'amitié, qu'elle cesse d'être entièrement, sitôt qu'on s'accorde à soi-même une préférence quelconque sur son ami.



10) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 13, §. 35.

(…) secundo autem loco unam esse hominum inter ipsos uiuendi parem communemque rationem, deinde omnes inter se naturali quadam indulgentia et beniuolentia, tum etiam societate iuris contineri ?

(…) ensuite que les hommes ont entre eux une règle de vie pareille et commune qu'enseigne la raison ; enfin qu'unis les uns aux autres par la sympathie et un bon vouloir naturel, ils le sont aussi par les liens du droit ?


11) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 18, §. 48-49.

(48) Sequitur (ut conclusa mihi iam hæc sit omnis oratio), id quod ante oculos ex iis est quæ dicta sunt, et ius et omne honestum sua sponte esse expetendum. Etenim omnes uiri boni ipsam æquitatem et ius ipsum amant, nec est uiri boni errare et diligere quod per se non sit diligendum : per se igitur ius est expetendum et colendum. Quod si ius, etiam iustitia ; sin ea, reliquæ quoque uirtutes per se colendæ sunt. Quid ? Liberalitas gratuitane est an mercennaria ? Si sine præmio benignus est, gratuita ; si cum mercede, conducta. Nec est dubium quin is qui liberalis benignusue dicitur, officium non, fructum sequatur. Ergo item iustitia nihil expetit præmii, nihil pretii : per se igitur expetitur eademque omnium uirtutum causa atque sententia est.

(49) Atque etiam si emolumentis, non suapte ui uirtus expetitur, una erit uirtus quæ malitia rectissime dicetur. Ut enim quisque maxime ad suum commodum refert, quæcumque agit, ita minime est uir bonus, ut qui uirtutem præmio metiuntur, nullam uirtutem nisi malitiam putent. Ubi enim beneficus, si nemo alterius causa benigne facit ? Ubi gratus, si non eum ipsum cernunt grati, cui referunt gratiam ? Ubi illa sancta amicitia, si non ipse amicus per se amatur toto pectore, ut dicitur ? Qui etiam deserendus et abiciendus est, desperatis emolumentis et fructibus ; quo quid potest dici immanius ? Quodsi amicitia per se colenda est, societas quoque hominum et æqualitas et iustitia per se expetenda. Quod ni ita est, omnino iustitia nulla est. Id enim iniustissimum ipsum est, iustitiæ mercedem quærere.

(48) Ainsi, dirai-je en manière de conclusion à tout ce qui précède, il apparaît aux yeux que le droit et tout ce qui fait la beauté de la vie doivent être recherchés pour eux-mêmes. Et en effet tous les gens de bien aiment l'équité pour l'équité et le droit pour le droit ; or ce n'est pas le fait de l'homme de bien de se tromper et d'aimer ce qui ne mérite pas d'être aimé pour soi-même. Le droit doit donc être recherché et honoré pour lui-même. Si tel est le droit, telle sera aussi la justice ; telles seront aussi toutes les vertus. Voyons en effet : la libéralité s'exerce-t-elle gratuitement, ou en vue d'une récompense ? Si elle n'attend pas de retour, elle est gratuite ; si elle compte sur une récompense, elle a un caractère commercial ; or il n'est pas douteux que, pour mériter le nom de libéral et de bienfaisant, il ne faille vouloir s'acquitter d'une fonction naturelle à l'homme, et non chercher un profit. Donc la justice n'attend ni récompense ni salaire. C'est pour elle même qu'on la recherche. Et toutes les vertus ont une raison d'être semblable, de toutes il faut juger de même.

(49) Ajoutons que si la vertu est recherchée, non pour sa valeur propre, mais pour ce qu'elle rapporte, cette vertu méritera qu'on l'appelle malice. Plus en effet un homme rapporte toutes ses actions à l'intérêt, moins il est homme de bien ; et par suite mesurer la vertu au prix qu'elle peut avoir, c'est croire qu'il n'y a de vertu que la malice. Où est la bienfaisance, si l'on ne fait pas le bien pour l'amour d'autrui ? Qu'est-ce qu'être reconnaissant, si l'on n'a pas en vue celui-là même à qui l'on témoigne de la gratitude ? Que devient l'amitié sainte, si l'on n'aime pas son ami, comme on dit, de tout son cœur ? Il faudra donc l'abandonner, le rejeter quand on n'aura plus rien à gagner avec lui, plus d'avantages à tirer de lui. Quoi de plus monstrueux ? Mais si l'amitié doit être cultivée pour elle-même, la société des hommes, l'égalité, la justice elles aussi doivent être recherchées pour elles-mêmes. S'il n'en est pas ainsi, il n'y a plus de justice ; car cela même est injuste au plus haut degré que de vouloir une récompense de la justice.

La règle d'or, selon Isocrate (Ve-IVe siècle av. J.C.)


La règle d'or (« ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fissent. ») n'est en rien l'apanage des religions (judaïsme, christianisme, islam, hindouisme, etc.).

En effet, le grec Isocrate (436-338 av. J.C.), né dans le dème d'Erchia, en Attique, fondateur d'une école de rhétorique célèbre, et dont Platon affirme dans son Phèdre qu' « il me semble supérieur à Lysias pour l’éloquence », déclarait dans Νικόκλης ἢ Κύπριοι (Nikoklès è Kuprioi - Nicoclès à ses sujets) :

(…) Τοιούτους εἶναι χρὴ περὶ τοὺς ἄλλους, οἷόν περ ἐμὲ περὶ ὑμᾶς ἀξιοῦτε γίγνεσθαι.

(…) Soyez pour les autres ce que vous désirez que je sois pour vous. (Chapitre 12, §. 49)


(...) Ἃ πάσχοντες ὑφ' ἑτέρων ὀργίζεσθε, ταῦτα τοὺς ἄλλους μὴ ποιεῖτε.

(...) Ne faites point éprouver aux autres ce qui, de leur part, excite votre colère. (Chapitre 13, §. 61)

dimanche 4 août 2013

Qui sont les « petits » dans le Nouveau Testament ?



De nos jours, lorsque l'on fait référence à la morale du Nouveau Testament, on évoque en premier lieu l'attitude qu'aurait prescrite Jésus-Christ vis-à-vis des « petit ». 

Mais qui sont ces petits ? 

L'évangile de Matthieu, dans sa section 18, 1-20, 16, est particulièrement dédié à ce problème (Marc 10, 1-45 en est l'équivalent) .

Tout d'abord, se pose la question de savoir qui est le plus grand dans le Royaume des Cieux et qui y entrera. La réponse est la suivante : entrera dans le Royaume des Cieux celui qui s'abaisse comme un enfant (18, 1-5) et qui représente ainsi le Christ lui-même.

Ensuite, Jésus-Christ associe très visiblement « ces petits » à « qui croient en moi » (18, 6-9). Les petits sont donc ceux qui croient en Jésus-Christ.

Jésus-Christ donne des informations au sujet de ces derniers :

- leurs anges dans les Cieux regardent constamment la face du Père qui est dans les cieux (18, 10). Les petits sont donc en contact direct et permanent avec le Père qui est dans les Cieux.

- le Père qui est dans les Cieux les protège de tout danger et de tout égarement (parabole de la brebis égarée, 18, 12-14).

Vient alors un ensemble de prescriptions de Jésus-Christ liées au péché et au pardon entre frères appartenant à la communauté de l'Église. Jésus-Christ n'évoque plus les petits mais « ton frère », « deux d'entre vous », « mon frère » (18, 15-22).

Le frère, dans cette section, est très visiblement le membre de l'Église : la question en débat est celle de savoir comment se comporter avec le frère qui pèche.

- premièrement, il faut le reprendre de frère à frère, d'homme à homme ;
- deuxièmement, si le frère ne change pas d'attitude, il faut le reprendre de nouveau avec un ou deux témoins ;
- troisièmement, si rien n'y fait, il faut en référer à l'Église toute entière ;
- enfin, si le frère persévère, il faut le traiter comme un païen et un publicain, c'est-à-dire, cesser toute vie communautaire avec lui et le considérer comme une personne à qui il faut de nouveau annoncer l'Évangile.

Cependant Jésus-Christ insiste dans la section 18, 21-35 sur le fait qu'il faut pardonner à son frère autant de fois qu'il est nécessaire.

Quelle que soit la situation, il s'agit de toujours garder espoir et d'être sûr que ce que les frères demandent en étant au moins deux, le Père qui est dans les Cieux l'accorde toujours (18, 19-20).

Dans la section qui suit (19, 1-20-16), est précisé à qui appartient le royaume des Cieux et pourquoi Jésus-Christ donne en exemple les enfants.

En 19, 13-15, en effet, Jésus-Christ réaffirme que « c'est à (…) [ceux qui sont] pareils [aux enfants] qu' appartient le Royaume des Cieux ».

Cette proposition est encadrée par deux autres :

1) la section 19, 3-12 aborde la question de la sexualité : Jésus-Christ prescrit à ses disciples une sexualité réduite au strict minimum :

▪ soit le mariage indissoluble avec une seule épouse, avec la réaffirmation de la condamnation de l'adultère (19, 3-9) ;
▪ soit le renoncement à toute activité sexuelle et à toute descendance, avec l'évocation « des eunuques qui se sont rendus eunuques eux-mêmes à cause du Royaume des Cieux ».

2) la section 19, 16-20, 16 aborde la question du patrimoine, de la parentalité, de la descendance et des positions honorifiques. En effet, il s'agit  :

▪ en plus du respect obligatoire des dix commandements, de vendre tout ce que l'on possède et de le donner aux pauvres (19, 21-22) ; d'abandonner sa maison et ses champs (19, 29) ;
▪ d'abandonner ses frères ou sœurs, ses père ou mère (id.) ; 
d'abandonner ses enfants (id.) ; 
de prendre la dernière place (19, 30). 

Il est d'ailleurs toujours temps de se mettre à la suite de Jésus-Christ. La parabole des ouvriers de la dernière heure (20, 1-16) assure que les derniers arrivés bénéficieront du même salaire que les premiers engagés.

Quel est ce salaire ? Il s'agira d'être « assis aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël ». Ainsi sera redonnée aux disciples, « lors de la Régénération » la place prééminente qu'ils auront volontairement délaissée au préalable, en se faisant derniers.

On comprend donc, par le biais de ces deux sections, pourquoi Jésus-Christ, donne les enfants pour modèles aux disciples qui souhaitent s'assurer l'entrée dans le Royaume des Cieux, « lors de la Régénération ».

En effet, un enfant se trouve, de fait et déjà, dans la situation de celui qui est appelé à devenir « dernier », « petit » :

- un enfant n'a pas encore la sexualité d'un adulte, il n'a donc pas de conjoint légitime ni d'enfants : il est comme un eunuque ; il ne pratique pas de sexualité active : il ne se rend pas coupable d'adultère.

- un enfant n'a pas de patrimoine propre et reçoit tout de ses parents.

- un enfant passe toujours après les adultes et est mis à leur service comme un esclave (ce qui correspond à l'idéal de service prescrit par Jésus-Christ en 20, 25-28), surtout dans la société antique.

Cette section 18, 1-20, 16 permet donc de comprendre qui est le « petit » : 

Le « petit » est le disciple du Christ qui a abandonné patrimoine, famille et descendance pour le suivre. Il est aussi celui qui a renoncé à toute sexualité luxuriante pour se contenter perpétuellement d'un seul conjoint ou pour renoncer à tout commerce sexuel et donc à toute descendance.

Le petit est le frère qu'il ne faut jamais scandaliser, c'est-à-dire pousser au péché. Il est le frère qu'il faut reprendre à plusieurs reprises, s'il pèche de son propre chef. S'il se repent, il s'agit de lui pardonner autant de fois qu'il est nécessaire ; s'il ne se repent pas, il faut cesser toute vie communautaire avec lui et le considérer comme une personne à qui il faut de nouveau annoncer l'Évangile.

Mais à quoi est appelé le disciple, le frère, le petit ? La section 20, 17-28 qui suit celle que nous avons étudiée l'explique : il s'agit de « boire la coupe » que Jésus-Christ a bu ; il s'agit de « servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup ». Jésus-Christ annonce dans cette section qu'il sera livré, condamné à mort, bafoué, fouetté et crucifié ; puis qu'il ressuscitera. Le disciple doit donc se préparer à être assimilé à l'esclave persécuté. C'est le seul moyen de parvenir à la résurrection. La vocation du martyre est aussi celle du disciple, du frère, du petit.

En 18, 5, Jésus-Christ s'était assimilé celui qui s'est abaissé comme un enfant : « celui qui accueille à cause de mon nom un enfant comme celui-ci, c'est moi qu'il accueille ».

Cela permet de mieux comprendre le principe du Jugement des « nations » qui aura lieu « lorsque le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui » (Matthieu 25, 31-46). 

La discrimination qui sera établie entre les bénis du Père (destinés au Royaume réparé pour eux depuis la fondation du monde) et les maudits (destinés au feu éternel préparé pour le diable et ses anges) dépendra de la façon dont on se sera comporté vis-à-vis des moindres frères de Jésus-Christ (en grec : τούτων τῶν άδελφῶν μου τῶν έλαχίστων, toutôn tôn adelphôn mou tôn elachistôn, littéralement « mes frères les plus petits »). 

Or, nous avons démontré que ces frères les plus petits sont les vrais disciples de Jésus-Christ, ceux qui ont suivi en tout point son enseignement en renonçant à toute sexualité luxuriante, à tout patrimoine, à toute famille et descendance, à toute place honorifique ou de commandement et en se faisant serviteur jusqu'au martyr. 

Ce que les membres des nations auront fait aux vrais disciples de Jésus-Christ, ils l'auront fait à Jésus-Christ lui-même. Et c'est sur ce critère qu'il seront bénis ou maudits. 

Ludolphe le Chartreux, dans La grande vie de Jésus-Christ, trad. par Dom Marie-Prosper Augustin, tome V, C. Dillet, Paris, 1865, p. 322, évoque Saint Augustin qui semble parvenir à la même conclusion :

« Ces chrétiens auxquels Jésus-Christ donne ici le nom de petits, dit saint Augustin (serm. 35, de Verbis Domini), sont ceux qui ont tout quitté pour le suivre ; qui ont distribué tous leurs biens aux pauvres afin de mieux servir le Seigneur ; qui se sont débarrassés de tous les tracas, de toutes les sollicitudes du siècle, pour s'élever plus librement vers les cieux. Ce sont là ceux qui sont véritablement petits. Et pourquoi petits ? Parce qu'ils sont humbles, sans prétention, sans vanité et sans orgueil. Prenez ces petits dans vos mains, soupesez-les et vous verrez qu'ils sont chargés de mérites. » 

Dans l'Église catholique actuelle, les seuls baptisés qui sont soumis, à la fois, aux commandements communs et aux conseil évangéliques sont les religieux et les personnes consacrées qui respectent ces mêmes conseils par leurs vœux d'obéissance, de pauvreté et de chasteté.

La conclusion étonnante à laquelle on parvient est donc que le Jugement des nations se fera sur le comportement manifesté à l'égard des religieux et des personnes consacrées !! 

Remarque :

Le texte précédent est le fait de l'auteur de ce blog. La version française du Nouveau Testament utilisée est celle du chanoine Osty.

lundi 24 juin 2013

Les méfaits de l'invasion française de la Régence d'Alger (1830), selon A. de Tocqueville (1837 et 1847)


Le coupe de l'éventail (1827), prétexte à l'invasion française de la Régence d'Alger (1830)  




 

Vous vous rappelez, Monsieur, ce que je vous ai dit précédemment que tout le gouvernement civil et militaire de la Régence était dans les mains des Turcs. À peine étions-nous maîtres d'Alger, que nous nous hâtâmes de réunir tous les Turcs sans en oublier un seul, depuis le Dey jusqu'au dernier soldat de sa milice et nous transportâ­mes cette foule sur la côte d'Asie. Afin de mieux faire disparaître les vesti­ges de la domination ennemie, nous avions eu soin précédemment de lacérer ou de brûler tous les documents écrits, registres administratifs, pièces authentiques ou autres, qui auraient pu perpétuer la trace de ce qui s'était fait avant nous. La conquête fut une nouvelle ère, et de peur de mêler d'une façon irrationnelle le passé au présent, nous détruisîmes même un grand nombre des rues d'Alger, afin de les rebâtir suivant notre méthode, et nous donnâmes des noms français à toutes celles que nous consen­tions à laisser subsister. 

Je pense, en vérité, Monsieur, que les Chinois dont je parlais plus haut n'auraient pu mieux faire.

Que résulta-t-il de tout ceci ? Vous le devinez sans peine.

Le gouvernement turc possédait à Alger un grand nombre de maisons et dans la plaine une multitude de domaines ; mais ses titres de propriété avaient disparu dans le naufrage universel de l'ancien ordre de choses. Il se trouva que l'administration fran­çaise, ne sachant ni ce qui lui appartenait ni ce qui était resté en la légitime possession des vaincus, manqua de tout ou se crut réduite à s'emparer au hasard de ce dont elle avait besoin, au mépris du droit et des droits.

Le gouvernement turc touchait paisiblement le produit de certains impôts que par ignorance nous ne pûmes lever à sa place, et il nous fallut tirer l'argent dont nous avions besoin de France ou l'extorquer à nos malheureux sujets avec des façons beaucoup plus turques qu'aucune de celles dont les Turcs se fussent jamais servis.

Si notre ignorance fit ainsi que le gouvernement français devint irrégulier et oppres­seur dans Alger, elle rendit tout gouvernement impossible au dehors.

Les Français avaient renvoyé les caïds des outans en Asie. Ils ignoraient absolu­ment le nom, la composition et l'usage de cette milice arabe qui faisait auxiliairement la police et levait l'impôt sous les Turcs, et qu'on nommait, comme je l'ai dit, la cavalerie du Marzem. Ils n'avaient aucune idée de la division des tribus, et de la division des rangs dans les tribus. Ils ignoraient ce que c'était que l'aristocratie mili­taire des spahis, et, quant aux marabouts, ils ont été fort longtemps à savoir, quand on en parlait, s'il s'agissait d'un tombeau (1) ou d'un homme.

Les Français ne savaient aucune de ces choses et, pour dire la vérité, ils ne s'in­quié­tèrent guère de les apprendre.

À la place d'une administration qu'ils avaient détruite jusque dans ses racines, ils imaginèrent de substituer, dans les districts que nous occupions militairement, l'admi­nistration française.

Essayez, Monsieur, je vous prie, de vous figurer ces agiles et indomptables en­fants du désert enlacés au milieu des mille formalités de notre bureaucratie et forcés de se soumettre aux lenteurs, à la régularité, aux écritures et aux minuties de notre centralisation. On ne conserva de l'ancien gouvernement du pays que l'usage du yatagan et du bâton comme moyens de police. Tout le reste devint français.

Ceci s'appliquait aux villes et aux tribus qui les touchent. Quant au reste des habitants de la Régence, on n'entreprit pas même de les administrer. Après avoir détruit leur gouvernement, on ne leur en donna aucun autre.

Je sortirais du cadre que je me suis tracé si j'entreprenais de faire l'histoire de ce qui s'est passé depuis sept ans en Afrique. Je veux seulement mettre le lecteur en état de le comprendre.

Depuis trois cents ans que les Arabes qui habitent l'Algérie étaient soumis aux Turcs, ils avaient entièrement perdu l'habitude de se gouverner eux-mêmes. Les principaux d'entre eux avaient été écartés des affaires générales par la jalousie des dominateurs ; le marabout était descendu de son coursier pour monter sur un âne. Le gouvernement turc était un détestable gouvernement, mais enfin il maintenait un certain ordre et, bien qu'il autorisât tacitement les guerres des tribus entre elles, il réprimait le vol et assurait les routes. Il était de plus le seul lien qui existait entre les peuplades diverses, le centre où venaient aboutir tant de rayons divergents.

Le gouvernement turc détruit, sans que rien le remplaçât, le pays qui ne pouvait pas encore se diriger lui-même, tomba dans une effroyable anarchie. Toutes les tribus se précipitèrent les unes sur les autres dans une immense confusion, le brigandage s'organisa de toutes parts. L'ombre même de la justice disparut et chacun eut recours à la force.

Ceci s'applique aux Arabes.

Quant aux Cabyles, comme ils étaient à peu près indépendants des Turcs, la chute des Turcs ne produisit que peu d'effets sur eux. Ils restèrent vis-à-vis des nouveaux maîtres dans une habitude à peu près analogue à celle qu'ils avaient prise vis-à-vis des anciens. Seulement ils devinrent encore plus inabordables, la haine naturelle qu'ils avaient des étrangers venant à se combiner avec l'horreur religieuse qu'ils éprouvaient pour les chrétiens dont la langue, les lois et les mœurs leur étaient inconnues.

Les hommes se soumettent quelquefois à la honte, à la tyrannie, à la conquête, mais ils ne souffrent jamais longtemps l'anarchie. Il n'est point de peuple si barbare qu'il échappe à cette loi générale de l'humanité.

Quand les Arabes, que nous cherchions souvent à vaincre et à soumettre, mais jamais à gouverner, se furent livrés quelque temps à l'enivrement sauvage que l'indépendance individuelle fait naître, ils commencèrent à chercher instinctivement à refaire ce que les Français avaient détruit. On vit paraître successivement au milieu d'eux des hommes entreprenants et ambitieux. De grands talents se révélèrent dans quelques-uns de leurs chefs, et la multitude commença à s'attacher à certains noms comme à des symboles d'ordre.

Les Turcs avaient éloigné l'aristocratie religieuse des Arabes de l'usage des armes et de la direction des affaires publiques. Les Turcs détruits, on la vit presque aussitôt redevenir guerrière et gouvernante. L'effet le plus rapide et le plus certain de notre conquête fut de rendre aux marabouts l'existence politique qu'ils avaient perdue. Ils reprirent le cimeterre de Mahomet pour combattre les infidèles et ils ne tardèrent pas à s'en servir pour gouverner leurs concitoyens : ceci est un grand fait et qui doit fixer l'attention de tous ceux qui s'occupent de l'Algérie.

 Note

(1) Les marabouts donnent l'hospitalité auprès du tombeau de leur principal ancêtre, et ce lieu porte le nom de celui qui y est enterré. De là venait l'erreur.

Référence

Alexis de Toqueville, Seconde lettre sur l'Algérie, 1837.



Alexis de Tocqueville, vers 1850, par
Théodore Chassériau
Les villes indigènes ont été envahies, bouleversées, saccagées par notre adminis­tration plus encore que par nos armes. Un grand nombre de propriétés individuelles ont été, en pleine paix, ravagées, dénaturées, détruites. Une multitude de titres que nous nous étions fait livrer pour les vérifier n'ont jamais été rendus. Dans les environs même d'Alger, des terres très fertiles ont été arrachées des mains des Arabes et données à des Européens qui, ne pouvant ou ne voulant pas les cultiver eux-mêmes, les ont louées à ces mêmes indigènes qui sont ainsi devenus les simples fermiers du domaine qui appartenait à leurs pères. Ailleurs, des tribus ou des fractions de tribus qui ne nous avaient pas été hostiles, bien plus, qui avaient combattu avec nous et quelquefois sans nous, ont été poussées hors de leur territoire. On a accepté d'elles des conditions qu'on n'a pas tenues, on a promis des indemnités qu'on n'a pas payées, laissant ainsi en souffrance notre honneur plus encore que les intérêts de ces indigè­nes. Non seulement on a déjà enlevé beaucoup de terres aux anciens proprié­tai­res, mais, ce qui est pis, on laisse planer sur l'esprit de toute la population musulmane cette idée qu'à nos yeux la possession du sol et la situation de ceux qui l'habitent sont des questions pendantes qui seront tranchées suivant des besoins et d'après une règle qu'on ignore encore.

La société musulmane, en Afrique, n'était pas incivilisée ; elle avait seulement une civilisation arriérée et imparfaite. Il existait dans son sein un grand nombre de fon­dations pieuses, ayant pour objet de pourvoir aux besoins de la charité ou de l'ins­truction publique. Partout nous avons mis la main sur ces revenus en les détour­nant en partie de leurs anciens usages ; nous avons réduit les établissements charita­bles, laissé tomber les écoles (1), dispersé les séminaires. Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion et des hommes de loi a cessé ; c'est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misé­rable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître.

Il est bon sans doute d'employer comme agents de gouvernement des indigènes, mais à la condition de les conduire suivant le sentiment des hommes civilisés, et avec des maximes françaises. C'est ce qui n'a pas eu lieu toujours ni partout, et l'on a pu nous accuser quelquefois d'avoir bien moins civilisé l'administration indigène que d'avoir prêté à sa barbarie les formes et l'intelligence de l'Europe.

Aux actes sont quelquefois venues se joindre les théories. Dans des écrits divers, on a professé cette doctrine, que la population indigène, parvenue au dernier degré de la dépravation et du vice, est à jamais incapable de tout amendement et de tout progrès ; que, loin de l'éclairer, il faut plutôt achever de la priver des lumières qu'elle possède ; que, loin de l'asseoir sur le sol, il faut la repousser peu à peu de son territoire pour nous y établir à sa place ; qu'en attendant, on n'a rien à lui demander que de rester soumise, et qu'il n'y a qu'un moyen d'obtenir sa soumission : c'est de la comprimer par la force.

Nous pensons, Messieurs, que de telles doctrines méritent au plus haut point non seulement la réprobation publique, mais la censure officielle du Gouvernement et des Chambres ; car ce sont, en définitive, des idées que les faits engendrent à la longue.


Note

(1)  M. le général Bedeau, dans un excellent mémoire que M. le ministre de la Guerre a bien voulu communiquer à la Commission, fait connaître qu'à l'époque de la conquête, en 1837, il existait, dans la ville de Constantine, des écoles d'instruction secondaire et supérieure, où 600 à 700 élèves étudiaient les différents commentaires du Coran, apprenaient toutes les traditions relatives au Prophète et, de plus, suivaient des cours dans lesquels on enseignait, où l'on avait pour but d'enseigner l'arithmé­tique, l'astronomie, la rhétorique et la philosophie. Il existait, en outre, à Constantine, vers la même époque, 90 écoles primaires, fréquentées par 1.300 ou 1.400 enfants. Aujourd'hui, le nombre des jeunes gens qui suivent les hautes études est réduit à 60, le nombre des écoles primaires à 30, et les enfants qui les fréquentent à 350.

Référence

 Alexis de Toqueville, Rapport sur l'Algérie, 1847.

mardi 4 juin 2013

La Réalité ultime selon les religions, par M. Momen, 2005


Dans la discussion qui suit, les positions ci-dessus sont appelées position 1 (théisme) et position 2 (monisme), la position 1 étant subdivisée en (1a) : strict théisme transcendant et (1b) : théisme immanent ou incarnationniste, c'est-à-dire qu'il considère que la Manifestation de Dieu est Dieu.

Cette question de la nature de la Réalité ultime est importante dans l'histoire des religions. Elle fut la cause de spéculations et de disputes entre communautés religieuse et à l'intérieur de chacune. On peut trouver dans la plupart des religions mondiales des exemples de fidèles qui adhèrent à l'une ou l'autre de ces positions.

Dans l'hindouisme,  il existe une différence entre ceux qui suivent la tradition Bhakti (position 1) et ceux qui adhèrent au Advaïta Vedanta (position 2). Si la tradition Bhakti représente plutôt la position (1b) puisque Krishna et Rama sont considérés comme des avatars (incarnation du dieu Vishnou, elle comprend néanmoins quelques éléments de la position (1a), notamment dans le Rig-Véda.

Dans le bouddhisme, la situation est plus complexe. Le concept de Réalité ultime est traduit soit par le terme Dharma (décrivant la Réalité ultime comme la loi universelle), soit par le terme Nirvana (décrivant la Réalité ultime comme un état).
Dans le bouddhisme Theravada, c'est le Nirvana qui domine, le Bouddha refusant de répondre à la question de savoir si l'être humain qui atteint le Nirvana devient alors un avec lui ou non, décrivant la réponse comme avyata (inexprimable).
Le bouddhisme Mahayana offre le concept du Trikaya (les trois corps possédés par tous les Bouddhas) : le dharmakaya (la Réalité transcendante ultime qui est identique avec la loi ; il est permanent, atemporel et sans caractéristique), le sambhogakaya (le corps des Bouddhas célestes) et le nirmanakaya (le corps terrestre dans lequel les Bouddhas apparaissent aux hommes).
Dans l'école de la Terre Pure, la tendance est très précisément vers la position 1, la dévotion et l'adoration d'Amida Bouddha deviennent la voie de l'illumination et de la libération.
Dans d'autres écoles, comme le Zen, on incline plus vers la position 2 : chaque réalité personnelle est bussho (nature de Bouddha) qui est à son tour identique à hossho (nature du Dharma) et à la Réalité ultime (shunyata ou ku, vide).

Dans le judaïsme, la majorité suit la position théiste (1a), mais on peut trouver la position 2 dans les écrits de certains mystiques juifs, tels les auteurs du Sefer Yasira (IIIe siècle) et du Zohar (XIIIe siècle).

Dans le christianisme, la majorité suit la position 1b qui affirme que Jésus-Christ est Dieu. Mais au cours de l'histoire, une forte minorité de chrétiens rejetèrent cette interprétation du Nouveau Testament et adhérèrent à la position (1a). On peur citer les Ariens du IVe siècle, les Sociniens du XVIe-XVIIe siècles et les Unitariens des XVIIIe-XXe siècles. Les Mystiques chrétiens, comme l'auteur du Nuage de l'Inconnaissable et Maître Eckhart tendaient vers la position 2.

En islam, l'orthodoxie, tant sunnite que chiite, adhèrent strictement au théisme transcendant (1a). Quelques sectes chiites qui furent toujours considérées comme hérétiques par la majorité, inclinent vers la position (1b). Comme dans le judaïsme et le christianisme, la position 2 se rencontre surtout chez les Mystiques : Al-Hallaj qu'on dit avoir été exécuté pour son affirmation qu'il était la Réalité ultime : «`aná al-Haqq » (« je suis la Réalité absolue »), et les disciples d'Ibn al-`Arabi qui développent la doctrine du wadat al-wujúd (unité de l'Être).

Référence

Moojan Momen, Au-delà du monothéisme : la religion Baha'ie, trad. par Pierre Spierckel, Collection Religions et Spiritualité, L'Harmattan, 2009, p. 17-19

Remarques

1) Selon le Petit Robert (1989), le théisme est la « doctrine indépendante de toute religion positive qui admet l'existence d'un Dieu unique, personnel, distinct du monde mais exerçant une action sur lui. » Il faut distinguer le théisme du déisme qui, selon le Petit Larousse Illustré (1905) est le « système de ceux qui, rejetant toute révélation, croient seulement à l'existence de Dieu et à la religion naturelle : (...) Le déisme se distingue du théisme, qui, se fondant sur une révélation, reconnaît en outre une Providence et admet parfois un culte. »

2) Selon le Littré, le monisme est  la « doctrine dans laquelle on admet qu'il n'y a dans l'univers qu'une seule forme de substance et d'activité, qu'un élément ou principe unique dont tout se développe. »Le monisme est soit matérialiste, soit spiritualiste.