Rechercher dans ce blogue

mercredi 13 février 2013

La raison et les passions dans le christianisme, selon S. Reynaud, 1900


Quelle a été l'attitude des païens à l'égard des passions ?

Les païens allèrent à deux excès opposés. Les uns regardèrent les passions comme l'expression naturelle des besoins légitimes de notre sensibilité et allèrent jusqu'à les diviniser.

Les autres les méprisèrent, les condamnèrent et firent tous leurs efforts pour les détruire.

On reconnaît là les procédés et les opinions des deux écoles de l'antiquité : l'école épicurienne et l'école
stoïcienne.

Les Épicuriens disaient : 

« Les passions sont absolument bonnes. Elles font partie de la nature humaine ; elles sont une des manifestations de notre activité : elles ont donc le droit d'exister et d'agir. Arrière les fanatiques qui veulent réprimer l'essor de notre sensibilité, et sacrifier la chair à l'esprit. Il faut émanciper le corps, proclamer qu'il est l'égal de l'âme, et affirmer hautement la légitimité de tous ses penchants! »

Les Stoïciens, allant à l'extrémité opposée, disaient : 

« Les passions sont absolument mauvaises : ce sont des maladies de l'âme. Avec leurs impressions soudaines et leurs élans impétueux, elles gênent l'exercice de la raison et contrarient la marche de la liberté. Donc, pour que l'âme reste libre et la raison sereine, il faut non seulement résister aux passions, mais les détruire autant que possible. »

Entre ces deux théories extrêmes, il y avait place pour la vérité. La doctrine évangélique se leva, et, avec une sagesse merveilleuse, elle dit : 

« Les passions ne sont par elles-mêmes ni absolument bonnes, ni absolument mauvaises. Elles sont une force d'impulsion, dépourvue d'intelligence et de liberté, et par conséquent ni morale ni immorale. Cette force aveugle réclame une direction. Si on la dirige mal, elle sera nuisible, si on la dirige bien, elle sera utile. Soumettez donc les passions au gouvernement de la raison et elles seront d'excellents auxiliaires. »

En parlant ainsi, le christianisme a condamné, d'un côté, ceux qui, sous prétexte de réhabiliter la chair, lui donnaient la suprématie ; et, d'un autre côté, ceux qui, sous prétexte de réprimer la chair, lui refusaient le droit de vivre et d'agir.

Quoi qu'on en ait dit, jamais le christianisme n'a inspiré le mépris et l'horreur de la nature matérielle.

Les Gnostiques enseignèrent, dès le Ier et le IIe siècle de l'ère chrétienne, que la matière était absolument mauvaise, qu'elle était le principe du péché, qu'il fallait la détester et l'exécrer.

Les Manichéens reprirent cette erreur en la simplifiant et en la fortifiant.

Mais les Pères de l'Église anathématisèrent et les Gnostiques et les Manichéens.

D'après le dogme chrétien, notre corps a une noble origine, une haute nature, une incomparable destinée. Il est donc foncièrement bon ; et s'il conspire contre la raison, s'il s'insurge contre l'âme, ce n'est qu'accidentellement, parce que l'harmonie primitivement irréprochable de notre âme a été troublée, et parce que nous devons passer par les épreuves de la lutte avant d'arriver à la victoire et à la récompense. (...)

Les passions domptées et dirigées par la raison deviennent le siège d'un grand nombre de vertus : ces qualités de l'âme qui font que nous vivons bien et que nos œuvres sont bonnes. Autant il y a en nous de principes d'action, autant il y a en nous de sièges de vertus.

La raison pratique qui dirige notre vie et nos mœurs est le siège de plusieurs vertus, par exemple, la prudence et la sagesse.

La volonté qui donne des ordres bons ou mauvais est le siège de plusieurs vertus, par exemple la justice et l'obéissance. 

L'appétit sensitif ou la passion, qui est pour beaucoup dans la rectitude de la volonté, puisqu'elle collabore avec elle à la plupart de nos actions et qu'elle peut l'entraîner ou la faire dévier, est également le siège d'un grand nombre de vertus ; par exemple, la force, le courage, la patience, la persévérance, la tempérance, la sobriété, la pudeur, la chasteté, la douceur, etc., etc. (...)

Il est évident que l'âme a le devoir et le droit de triompher. La sensibilité est l'élément inférieur et animal de notre être, l'âme raisonnable en est l'élément supérieur et divin. La sensibilité, nous l'avons reconnu, a un rôle à remplir : elle concourt directement ou indirectement à la vie intellectuelle et morale; elle ajoute de l'élan et de la chaleur aux opérations de l'âme : elle implique, par conséquent, un certain degré d'être et de perfection, elle a droit de vivre. Elle a plus que le droit de vivre, elle a le droit de jouir.

C'est le prince de la théologie qui l'affirme :

Quia ratione homo non potest uti sine sensitivis potentiis, quæ indigent organo corporali, necesse est quod homo sustentet corpus ad hoc quod ratione utatur. Sustentatio autem corporis fit per operationes delectabiles : unde non potest esse bonum rationis in homine, si abstineat ab omnibus delectationibus. Secundum tamen quod homo, in exequendo actum rationis, plus vel minus indiget corporali virtute, secundum hoc plus vel minus necesse habet delectationibus corporalibus uti.

« L'homme ne pouvant se servir de la raison sans les puissances sensitives, qui ont besoin d'un organe corporel, il est nécessaire de soutenir le corps. Or, on ne peut soutenir le corps qu'en accomplissant certains actes auxquels le plaisir est attaché. Donc certaines jouissances sont nécessaires à l'homme qui veut atteindre le bien de la raison. L'homme se procurera plus ou moins de plaisirs charnels, selon qu'il aura plus ou moins à user de ses organes corporels pour s'acquitter de ses fonctions d'être raisonnable (1). » 

Il est donc entendu que la sensibilité subsistera et jouira, mais d'une façon subordonnée. Nous avons une âme immatérielle et immortelle : cette âme a un plus haut degré d'être et de perfection que le corps ; elle a donc plus de droit que le corps à exister et à se satisfaire.

En cas de conflit, quand les droits de l'âme et les droits du corps ne pourront pas être sauvegardés en même temps, qui sera sacrifié ?

Le corps. Du moment que les droits de l'âme sont supérieurs en dignité comme en importance ; en cas de collision, l'âme l'emporte sur la sensibilité. Nos sens ont le droit de voir de belles choses, d'entendre de belles harmonies, de respirer des parfums, de goûter des mets délicats, mais il faut s'abstenir de tout cela, si des obligations plus hautes et plus urgentes le demandent.

Notre corps a droit à un certain bien-être, à certaines jouissances, à un repos mérité ; mais, s'il est nécessaire de se fatiguer et de se tourmenter pour l'acquisition d'une science supérieure ou d'une vertu indispensable, tant pis pour le corps !

Nous devons nous garder de la mort et veiller consciencieusement sur notre existence, mais il peut se rencontrer et il se rencontre souvent des circonstances particulières qui nous imposent le sacrifice de notre vie, et alors en avant pour Dieu et pour la patrie !

De même qu'il est permis de se couper un bras pour sauver le reste du corps; de même, et à plus forte raison, il est permis d'exposer sa vie matérielle pour sauver sa vie morale.

La vie a-t-elle du prix, si elle n'est point accompagnée par l'honneur ? Peut-on tenir à l'existence, quand les motifs de vivre ont disparu ? Ayant à choisir entre la mort et le déshonneur, le choix ne saurait être douteux.

Que l'étranger envahisse le territoire de notre patrie pour nous imposer un joug humiliant, aussitôt nous renoncerons à notre bien-être, à nos plaisirs, à nos affaires, et nous nous jetterons au devant des envahisseurs, au risque de laisser un cadavre. Potius mori quam fædari ! Qu'une épidémie éclate, qu'il soit nécessaire de se dévouer au prochain, nous mettrons nos forces au service de l'humanité, dussions-nous payer de notre vie ce mouvement de générosité ! Qu'un tyran vienne nous proposer de renier notre foi religieuse ou politique et de fouler aux pieds un drapeau auquel nous avons juré fidélité, nous lui dirons : Plutôt mourir ! et nous nous joindrons à la phalange des martyrs.

Le corps vient après l'âme ; les droits du corps sont subordonnés aux droits de l'âme, et la vie des passions est subordonnée à la vie morale.

Et si la raison est terrassée ! si la liberté est asservie ! si la chair triomphe et tyrannise !

Alors on peut user de violence. Jésus a dit avec une terrible énergie : 

« Si votre main droite vous scandalise, coupez-la et jetez-la loin de vous, il vaut mieux pour vous qu'un de vos membres périsse, que si tout votre corps était jeté dans l'enfer. »

Les mortifications, les macérations, les flagellations, les jeûnes dont parle l'ascétisme chrétien, sont légitimés par les insurrections et les folies de la vie charnelle. L'équilibre doit être rétabli, et là, où il y a eu des ripailles et des débauches, pourquoi n'y aurait-il pas des excès de sobriété et de continence ? Pourquoi ne répondrait-on pas aux recherches raffinées des plaisirs et des voluptés par des recherches de souffrance
et de crucifiement ? S'il y a une humanité jouisseuse et corruptrice, pourquoi n'y aurait-il pas une humanité volontairement souffrante et rédemptrice ?

Quand saint Thomas pose en principe que le corps humain a droit à l'intégrité, au bien-être, à la liberté, il ajoute sagement :

Nisi fiat secundium ordinem justitiæ, aut in pænam, aut in cautelam alicujus mali vitandi.

« À moins que l'ordre de la justice ne requière le contraire, soit comme châtiment d'une faute passée, soit comme préservatif d'un mal à venir (2). »

Il y a donc plusieurs causes qui expliquent et excusent les sévérités chrétiennes.

On peut user des macérations pour punir la chair de ses méfaits passés et présents ; on peut également user des macérations pour se garantir contre les exigences d'un corps trop gourmand ou trop voluptueux. Et puis, en vertu du principe de la solidarité humaine et de la réversibilité des mérites, quelques hommes peuvent user des macérations pour faire descendre sur l'humanité coupable des flots de pardon et de miséricorde. Dans le domaine des devoirs individuels, on ne voit pas pourquoi l'on empêcherait un homme d'employer vis-à-vis de son corps, une répression rigoureuse, du moment que cette répression rigoureuse sera réglée par la raison.

Il y a des mesures préventives ou des mesures médicinales dont notre conscience doit avoir l'initiative, puisque notre conscience a le gouvernement. Ne faut-il pas que l'âme garde l'empire de soi-même? N'est-ce pas dans cette maîtrise de son propre corps et dans cette obéissance parfaite aux lois de l'esprit que réside la dignité de la personne humaine ?

Les premiers adeptes du christianisme engagèrent cette lutte contre les passions avec une ardeur extraordinaire. Jésus leur avait dit dans l’Évangile ces paroles vigoureuses : 

« Prenez garde à vous, de peur que vos cœurs ne s'endurcissent dans la luxure et dans l'ivrognerie », signalant ainsi deux passions principales : Attendite autem vobis, ne forte graventur corda vestra in crapula et ebrietate (3). 

Et l'apôtre saint Paul, un peu plus tard, criait aux premiers chrétiens :

« Agissons au grand jour et soyons honnêtes ; ne nous abandonnons ni à la gourmandise, ni à la boisson, ni aux impudicités, ni aux adultères, ni aux jalousies, ni aux querelles ; mais portons le manteau de Jésus, et ne prenons point souci des convoitises de la chair (4). » 

Et ailleurs :

« Fuyez la fornication; par les autres péchés, l'homme pèche en dehors de son corps, par la fornication, il pèche contre son propre corps. N'oubliez pas que votre corps est le temple de l'Esprit-Saint et la créature de Dieu ? Vous avez été achetés à un grand prix. Glorifiez donc Dieu et gardez-le dans votre chair (5). »

Les motifs que saint Paul met en avant pour nous provoquer à la résistance aux passions, sont des motifs nouveaux. C'est au nom de la dignité de notre corps, remarquez-le bien, que l'Apôtre nous invite à être sobres et chastes. Jamais jusqu'alors, on avait donné une importance pareille à la chair humaine. On réservait pour l'âme, ces appels au sentiment de l'honneur et au respect de soi. Mais avec le christianisme, le corps devient une dignité et une majesté. Il est un temple : le temple de l'âme; il est plus que le temple de l'âme, il est le temple de Dieu. 

Jésus est le premier qui ait eu la hardiesse de donner à son corps ce  grand titre de temple ; et, après Jésus-Christ,  saint Paul et les autres chrétiens ont pu en dire  autant. Un Dieu réside dans le corps humain  sanctifié par la grâce, un Dieu y vit et y agit. Et  c'est à cause de cela, c'est-à-dire parce que le corps  sert d'instrument non seulement à l'intelligence  et à la volonté d'un esprit créé, mais parce qu'il  sert de résidence et d'instrument à Dieu lui-même,  qu'il faut le respecter, le vénérer, lui vouer une  sorte de culte et prévenir toutes les profanations  que d'indignes oublis pourraient occasionner.

En résumé, aucune doctrine n'a signalé, aussi  énergiquement que la doctrine chrétienne, le  conflit de la raison et des passions. Aucune doctrine n'a su aussi bien garder la mesure entre le laisser-aller des Épicuriens et les anathèmes  excessifs des Stoïciens. Aucune doctrine enfin n'a  si bien indiqué la conduite à tenir vis-à-vis de la  sensibilité et n'a obtenu de si bons résultats.

Notes

1. Saint Thomas, Somme théologique, 2a 2æ, qu. 142, art. I, ad 2e.
2. Saint Thomas, 2a 2æ, qu. 65, art. 3
3. Saint Luc, XXI, 35.
4. Saint Paul, ad Rom., XIII, 13.
5. Saint Paul, I Cor., VI, 18, 19.

Référence

P. Stanislas REYNAUD, La civilisation païenne et la morale chrétienne, Perrin, Paris, 1900, p. 164.

dimanche 3 février 2013

Les libertés civiles et politiques reconnues par l'Église, Léon XIII, 1888


(...) En outre, préférer pour l’État une constitution tempérée par l'élément démocratique n'est pas en soi contre le devoir, à condition toutefois qu'on respecte la doctrine catholique sur l'origine et l'exercice du pouvoir public.

Des diverses formes du gouvernement, pourvu qu'elles soient en elles-mêmes aptes à procurer le bien des citoyens, l’Église n'en rejette aucune ; mais elle veut, et la nature s'accorde avec elle pour l'exiger, que leur institution ne viole le droit de personne et respecte particulièrement les droits de l’Église.
 
C'est louable de prendre part à la gestion des affaires publiques, à moins qu'en certains lieux, pour des circonstances particulières de choses et de temps, ne soit imposée une conduite différente. L’Église même approuve que tous unissent leurs efforts pour le bien commun, et que chacun, selon son pouvoir, travaille à la défense, à la conservation et à l'accroissement de la chose publique.
 
L’Église ne condamne pas non plus que l'on veuille affranchir son pays ou de l'étranger ou d'un despote, pourvu que cela puisse se faire sans violer la justice

Enfin, elle ne reprend pas davantage ceux qui travaillent à donner aux États l'avantage de vivre selon leurs propres lois, et aux citoyens toutes les facilités pour l'accroissement de leur bien-être. 

Pour toutes les libertés civiles exemptes d'excès, l’Église eut toujours la coutume d'être une très fidèle protectrice, ce qu'attestent particulièrement les États italiens, qui trouvèrent sous le régime municipal la prospérité, la puissance et la gloire, alors que l'influence salutaire de l’Église, sans rencontrer aucune opposition, pénétrait toutes les parties du corps social. (...)


(...) Atque etiam malle reipublicæ statum populari temperatum genere, non est per se contra officium, salva tamen doctrina catholica de ortu atque administratione publicæ potestatis

Ex variis reipublicæ generibus, modo sint ad consulendum utilitati civium per se idonea, nullum quidem Ecclesia respuit: singula tamen vult, quoad plane idem natura iubet, sine iniuria cuiusquam, maximeque integris Ecclesiæ iuribus, esse constituta. 

Ad res publicas gerendas accedere, nisi alicubi ob singularem rerum temporumque conditionem aliter caveatur, honestum est : immo vero probat Ecclesia, singulos operam suam in communem afferre fructum, et quantum quisque industriâ potest, tueri, conservare, augere rempublicam. 

Neque illud Ecclesia damnat, velle gentem suam nemini servire nec externo, nec domino, si modo fieri, incolumi iustitia, queat. 

Denique nec eos reprehendit qui efficere volunt, ut civitates suis legibus vivant, civesque quam maxima augendorum commodorum facultate donentur

Civicarum sine intemperantia libertatum semper esse Ecclesia fautrix fidelissima consuevit: quod testantur potissimum civitates italicæ, scilicet prosperitatem, opes, gloriam nominis municipali iure adeptæ, quo tempore salutaris Ecclesiae virtus in omnes reipublicæ partes, nemine repugnante, pervaserat.(...)


Référence

Léon XIII, pape catholique romain (1878-1903), Encyclique Libertas præstantissimum, Rome, 20 juin 1888. (La mise en page est le fait de l'auteur de ce blog qui a également remplacé, dans la version française, les mots "communes" et "cités" par "États").

Un mariage libéral moderne : en Union soviétique, 1955


L'égalité presque totale de la femme se manifeste dans tous les domaines où, dans d'autres systèmes juridiques, nous sommes habitués à constater la prépondérance de l'homme. 

C'est un fait connu qu'avec le temps la conception soviétique de la famille et de ses fonctions dans la communauté sociale a subi une transformation considérable. Cette transformation s'est stabilisée dans la réforme décisive de 1944 (1), mais celle-ci ne semble pas avoir touché au principe de l'émancipation de la femme. 

- Il est particulièrement caractéristique que les époux sont libres d'adopter, lors de l'enregistrement de leur mariage, un nom commun, ou de garder, pour chacun, son nom antérieur (2) ; 

- que chacun d'eux est libre de choisir sa profession ; 

- qu'ils peuvent régler par voie de convention le mode de gestion du ménage commun et 

- que si l'un des époux change de résidence, l'autre n'est pas obligé de le suivre (3). 

- De même, le sexe des époux n'a aucune influence sur l'obligation alimentaire dont ils sont réciproquement tenus ; cette obligation dépend uniquement du fait que l'époux est incapable de travailler et qu'il est sans soutien tandis que, selon l'appréciation du tribunal, le conjoint est en mesure de fournir les aliments (4). 
- Après la dissolution du mariage, l'obligation alimentaire ne subsiste que pendant un an au plus ; elle reste soumise aux mêmes conditions que pendant le mariage (5) . 
- Le montant de la pension alimentaire est déterminé par le tribunal, au cours d'un procès régulier (6). 

- L'exercice de la puissance paternelle revient aux deux époux ensemble et en proportion égale. 

- Si les époux ont un nom commun, celui-ci est également transmis aux enfants ; dans le cas contraire, les parents décident d'un accord commun du nom des enfants, faute de quoi la décision est prise par l'autorité tutélaire. 
- En cas de dissolution du mariage, les enfants gardent le nom qui leur a été donné lors de la naissance. 
- Si, en cas de divorce, l'époux veut transmettre son nom à l'enfant confié à sa garde, l'autorité tutélaire en décide conformément à l'intérêt de l'enfant (7). 

- Les mesures relatives à l'enfant doivent être prises en commun par les deux parents (8). 
- En cas de désaccord des parents, la décision incombe à l'autorité tutélaire ; les parents participent à la procédure (9). 
- Si les parents sont séparés, ils décident d'un accord commun de la résidence des enfants mineurs. 
- Faute d'accord des parents, le tribunal en décide au cours d'une procédure régulière (10). 
- L'entretien des enfants incombe également aux parents ; le montant de leurs prestations dépend des moyens dont chacun d'eux dispose (11). 

- Il y a de même égalité parfaite de l'homme et de la femme dans le domaine des régimes matrimoniaux. S'appuyant sur la réglementation de l'ancien régime, la loi soviétique de 1918 sur le mariage a conservé le régime légal de la séparation des biens. Le régime de la communauté conjugale fut introduit, pour la première fois, en 1926 ; il y a, bien entendu, une réglementation spéciale en vigueur pour la population agricole qui vit sous le régime de l'indivision des biens familiaux (12). 
- En principe, les biens que les époux possèdent au moment du mariage, échappent à la communauté. 
- Chaque époux est entièrement libre de passer des contrats avec son conjoint ou avec des tiers. 
- Les conventions des époux ayant pour objet de limiter leurs droits patrimoniaux sont sans effet même à l'égard des tiers (13). 
- Les biens acquis durant le mariage font partie du patrimoine commun des deux époux (14). Comme cela ressort des lois de certains États membres, il s'agit en premier lieu des biens acquis après la conclusion du mariage par le travail commun des deux époux ; de ce point de vue, la gestion des affaires du ménage et la garde des enfants sont assimilées à une activité acquisitrice proprement dite (15). 
- La loi ne tranche pas la question de savoir quelles sont les restrictions du droit de l'époux de disposer des biens communs et, notamment, quelle est la mesure dans laquelle l'exercice de ce droit est soumis au consentement du conjoint. Des décrets administratifs et la pratique judiciaire ont élaboré, pour certains cas, une réglementation assez casuistique. Il en ressort par exemple que les objets ne servant qu'à l'usage personnel de l'époux, ainsi que ses instruments de travail, restent soumis à sa libre disposition ; par contre, les immeubles non-successoraux ne peuvent être aliénés qu'avec le consentement de l'autre époux. De même les objets de luxe et les objets de valeur sont sujets aux limitations de la communauté (16). 
- Les biens communs répondent des conséquences de certains délits, notamment des délits contre la société, commis par l'un des époux ; ils répondent également des dettes contractées par les époux ou par l'un d'eux (17). 
- Lors de la dissolution du mariage on procède à la répartition du patrimoine commun. En cas de décès de l'un des époux, seule sa part fait partie de la succession ; en vertu de la jurisprudence, il ne peut pas disposer par voie de testament de la part du conjoint. Le montant de la part de chacun des conjoints dépend des circonstances : en principe il s'élève à la moitié des biens communs, en cas de controverse il est déterminé par le tribunal (18). 

De tout point de vue, mari et femme sont traités sur un pied d'égalité. 

- La réforme de 1944 a supprimé le droit de la fille-mère d'exiger des aliments du père de l'enfant ; 
- elle a également supprimé le droit de l'enfant naturel à la succession de son père et son droit de porter le nom de ce dernier. 
- La mère obtient une subvention modique du gouvernement. 

Ce changement s'explique par le fait qu'on attribue à l'institution du mariage une plus grande valeur qu'auparavant (19).

Notes

(1) Cf. Gsovski : Soviet Civil Law, préface de Hessel E. Yntema, Ann Arbor, 1948, Tome I, pp. 120 et suiv.
(2) Loi du 19 novembre 1926, en vigueur depuis le 1er janvier 1927, chapitre III, art. 7. Cf. Gsovski, op. cit., tome II, p. 242.
(3) Art. 9., Gsovski, op. cit., p. 243.
(4) Art. 14., Gsovski, op. cit., p. 245.
(5) Art. 15., Gsovski, op. cit., p. 245, 246.
(6) Art. 16., Gsovski, op. cit., p. 246.
(7) Chap. II, art. 33 et suiv. Gsovski op. cit., p. 250 et suiv.
(8) Art. 38., Gsovski, op. cit., p. 252.
(9) Art. 39., Gsovski, op. cit., p. 252.
(10) Art. 40., Gsovski, op. cit., p. 252.
(11) Art. 48., Gsovski, op. cit., p. 255. Voy. aussi art. 52 et Gsovski, op. cit., p. 257.
(12) Art. 10., Gsovski, op cit., p. 243 et tome I, p. 132 et suiv.
(13) Art. 13., Gsovski, op. cit., p. 245.
(14) Art. 10.
(15) Gsovski, op. cit., tome I, p. 133, note 92 avec références.
(16) Gsovski, op. cit., tome O., pp. 133-134 avec références.
(17) Gsovski, op. cit., p. 134.
(18) Gsovski, op. cit., p. 133, avec références.
(19) Gsovski, op. cit., tome I, pp. 121-122, avec références.

Référence

Hans DÖLLE, « L'égalité de l'homme et de la femme dans le droit de la famille. Étude de politique législative comparée.» In : Revue internationale de droit comparé. Vol. 2, N° 2, Avril-juin 1950. pp. 250-275. (La mise en page du texte est le fait de l'auteur de ce blog).

L'organisation chrétienne de la société civile, selon Léon XIII, 1885


Il n'est pas bien difficile d'établir quel aspect et quelle forme aura la société si la philosophie chrétienne gouverne la chose publique. 

L'homme est né pour vivre en société, car, ne pouvant dans l'isolement, ni se procurer ce qui est nécessaire et utile à la vie, ni acquérir la perfection de l'esprit et du cœur, la Providence l'a fait pour s'unir à ses semblables, en une société tant domestique que civile, seule capable de fournir ce qu'il faut à la perfection de l'existence.

Mais, comme nulle société ne saurait exister sans un chef suprême et qu'elle imprime à chacun une même impulsion efficace vers un but commun, il en résulte qu'une autorité est nécessaire aux hommes constitués en société pour les régir ; autorité qui, aussi bien que la société, procède de la nature, et par suite a Dieu pour auteur. Il en résulte encore que le pouvoir public ne peut venir que de Dieu. Dieu seul, en effet, est le vrai et souverain Maître des choses ; toutes, quelles qu'elles soient, doivent nécessairement lui être soumises et lui obéir ; de telle sorte que quiconque a le droit de commander ne tient ce droit que de Dieu, chef suprême de tous. Tout pouvoir vient de Dieu (Rm 13, 1).

Du reste, la souveraineté n'est en soi nécessairement liée à aucune forme politique ; elle peut fort bien s'adapter à celle-ci ou à celle-là, pourvu qu'elle soit de fait apte à l'utilité et au bien commun

Mais, quelle que soit la forme de gouvernement, tous les chefs d’État doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modérateur du monde, et, dans l'accomplissement de leur mandat, le prendre pour modèle et règle. De même, en effet, que dans l'ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, en qui se reflètent en quelque façon la nature et l'action divines, et qui concourent à mener au but où tend cet univers; ainsi a-t-il voulu que dans la société civile, il y eût une autorité dont les dépositaires fussent comme une image de la puissance que Dieu a sur le genre humain, en même temps que de sa Providence

Le commandement doit donc être juste ; c'est moins le gouvernement d'un Maître que d'un Père, car l'autorité de Dieu sur les hommes est très juste et se trouve unie à une paternelle bonté. Il doit, d'ailleurs, s'exercer pour l'avantage des citoyens, parce que ceux qui ont autorité sur les autres en sont exclusivement investis pour assurer le bien public. L'autorité civile ne doit servir, sous aucun prétexte, à l'avantage d'un seul ou de quelques-uns, puisqu'elle a été constituée pour le bien commun. Si les chefs d’État se laissaient entraîner à une domination injuste, s'ils péchaient par abus de pouvoir ou par orgueil, s'ils ne pourvoyaient pas au bien du peuple, qu'ils le sachent, ils auront un jour à rendre compte à Dieu, et ce compte sera d'autant plus sévère que plus sainte est la fonction qu'ils exercent et plus élevé le degré de la dignité dont ils sont revêtus. Les puissants seront puissamment punis (Sap., 6, 7). 

De cette manière, la suprématie du commandement entraînera l'hommage volontaire du respect des sujets. En effet, si ceux-ci sont une fois bien convaincus que l'autorité des souverains vient de Dieu, ils se sentiront obligés en justice, à accueillir docilement les ordres des princes et à leur prêter obéissance et fidélité, par un sentiment semblable à la piété qu'ont les enfants envers les parents. Que toute âme soit soumise aux puissances plus élevées (Rm 13, l). 

Car il n'est pas plus permis de mépriser le pouvoir légitime, quelle que soit la personne en qui il réside, que de résister à la volonté de Dieu ; or, ceux qui lui résistent courent d'eux-mêmes à leur perte. Qui résiste au pouvoir résiste à l'ordre établi par Dieu, et ceux qui lui résistent s'attirent à eux-mêmes la damnation (Ibid. 5, 2). Ainsi donc, secouer l'obéissance et révolutionner la société par le moyen de la sédition, c'est un crime de lèse majesté, non seulement humaine, mais divine.

La société politique étant fondée sur ces principes, il est évident qu'elle doit sans faillir accomplir par un culte public les nombreux et importants devoirs qui l'unissent à Dieu. Si la nature et la raison imposent à chacun l'obligation d'honorer Dieu d'un culte saint et sacré, parce que nous dépendons de sa puissance et que, issus de lui, nous devons retourner à lui, elles astreignent à la même loi la société civile. Les hommes, en effet, unis par les liens d'une société commune, ne dépendent pas moins de Dieu que pris isolément; autant au moins que l'individu, la société doit rendre grâce à Dieu, dont elle tient l'existence, la conservation et la multitude innombrable de ces biens. C'est pourquoi, de même qu'il n'est permis à personne de négliger ses devoirs envers Dieu, et que le plus grand de tous les devoirs est d'embrasser d'esprit et de cœur la religion, non pas celle que chacun préfère, mais celle que Dieu a prescrite et que des preuves certaines et indubitables établissent comme la seule vraie entre toutes, ainsi les sociétés politiques ne peuvent sans crime se conduire comme si Dieu n'existait en aucune manière, ou se passer de la religion comme étrangère et inutile, ou en admettre une indifféremment selon leur bon plaisir. En honorant la Divinité, elles doivent suivre strictement les règles et le mode suivant lesquels Dieu lui-même a déclaré vouloir être honoré. Les chefs d’État doivent donc tenir pour saint le nom de Dieu et mettre au nombre de leurs principaux devoirs celui de favoriser la religion, de la protéger de leur bienveillance, de la couvrir de l'autorité tutélaire des lois, et ne rien statuer ou décider qui soit contraire à son intégrité. Et cela ils le doivent aux citoyens dont ils sont les chefs. 

Tous, tant que nous sommes, en effet, nous sommes nés et élevés en vue d'un bien suprême et final auquel il faut tout rapporter, placé qu'il est aux cieux, au delà de cette fragile et courte existence. Puisque c'est de cela que dépend la complète et parfaite félicité des hommes, il est de l'intérêt suprême de chacun d'atteindre cette fin. Comme donc la société civile a été établie pour l'utilité de tous, elle doit, en favorisant la prospérité publique, pourvoir au bien des citoyens de façon non seulement à ne mettre aucun obstacle, mais à assurer toutes les facilités possibles à la poursuite et à l'acquisition de ce bien suprême et immuable auquel ils aspirent eux-mêmes. La première de toutes consiste à faire respecter la sainte et inviolable observance de la religion, dont les devoirs unissent l'homme à Dieu. 

Quant à décider quelle religion est la vraie, cela n'est pas difficile à quiconque voudra en juger avec prudence et sincérité. En effet, des preuves très nombreuses et éclatantes, la vérité des prophéties, la multitude des miracles, la prodigieuse célérité de la propagation de la foi, même parmi ses ennemis et en dépit des plus grands obstacles, le témoignage des martyrs et d'autres arguments semblables prouvent clairement que la seule vraie religion est celle que Jésus-Christ a instituée lui-même et qu'il a donné mission à son Eglise de garder et de propager.

(...)


C'est donc à l’Église, non à l’État, qu'il appartient de guider les hommes vers les choses célestes, et c'est à elle que Dieu a donné le mandat de connaître et de décider de tout ce qui touche à la religion ; d'enseigner toutes les nations, d'étendre aussi loin que possible les frontières du nom chrétien ; bref, d'administrer librement et tout à sa guise les intérêts chrétiens. 

(...) 
Dieu a donc divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puissance civile; celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d'elles en son genre est souveraine ; chacune est renfermée dans des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité de sa nature et de son but spécial. Il y a donc comme une sphère circonscrite, dans laquelle chacune exerce son action jure proprio.

Toutefois, leur autorité s'exerçant sur les mêmes sujets, il peut arriver qu'une seule et même chose, bien qu'à un titre différent, mais pourtant une seule et même chose ressortisse à la juridiction et au jugement de l'une et de l'autre puissance. Il était donc digne de la sage Providence de Dieu, qui les a établies toutes les deux, de leur tracer leur voie et leur rapport entre elles. Les puissances qui sont ont été disposées par Dieu (Rm 13, 1). 
 
(...)
 
Il est donc nécessaire qu'il y ait entre les deux puissances un système de rapports bien ordonné, non sans analogie avec celui qui, dans l'homme, constitue l'union de l'âme et du corps. On ne peut se faire une juste idée de la nature et de la force de ces rapports qu'en considérant, comme Nous l'avons dit, la nature de chacune des deux puissances, et en tenant compte de l'excellence et de la noblesse de leurs buts, puisque l'une a pour fin prochaine et spéciale de s'occuper des intérêts terrestres, et l'autre de procurer les biens célestes et éternels. 

Ainsi, tout ce qui dans les choses humaines est sacré à un titre quelconque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rapport à son but, tout cela est du ressort de l'autorité de l’Église

Quant aux autres choses qu'embrasse l'ordre civil et politique, il est juste qu'elles soient soumises à l'autorité civile, puisque Jésus-Christ a commandé de rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu

Des temps arrivent parfois où prévaut un autre mode d'assurer la concorde et de garantir la, paix et la liberté ; c'est quand les chefs d’État et les Souverains Pontifes se sont mis d'accord par un traité sur quelque point particulier. Dans de telles circonstances, l’Église donne des preuves éclatantes de sa charité maternelle en poussant aussi loin que possible l'indulgence et la condescendance. 

Telle est, d'après l'esquisse sommaire que nous en avons tracée, l'organisation chrétienne de la société civile, et cette théorie n'est ni téméraire ni arbitraire ; mais elle se déduit des principes les plus élevés et les plus certains, confirmés par la raison naturelle elle-même. 

Cette constitution de la société politique n'a rien qui puisse paraître peu digne ou malséant à la dignité des princes. Loin de rien ôter aux droits de la, majesté, elle les rend au contraire plus stables et plus augustes. 

Bien plus, si l'on y regarde de plus près, on reconnaîtra à cette constitution une grande perfection qui fait défaut aux autres systèmes politiques; et elle produirait certainement des fruits excellents et variés si seulement chaque pouvoir demeurait dans ses attributions et mettait tous ses soins à remplir l'office et la tâche qui lui ont été déterminés. En effet, dans la constitution de l’État, telle que nous venons de l'exposer, le divin et l'humain sont délimités dans un ordre convenable, les droits des citoyens sont assurés et placés sous la protection des mêmes lois divines, naturelles et humaines ; les devoirs de chacun sont aussi sagement tracés que leur observance est prudemment sauvegardée. Tous les hommes, dans cet acheminement incertain et pénible vers la cité éternelle, savent qu'ils ont à leur service des guides sûrs pour les conduire au but et des auxiliaires pour l'atteindre. Ils savent de même que d'autres chefs leur ont été donnés pour obtenir et conserver la sécurité, les biens et les autres avantages de cette vie.

La société domestique trouve sa solidité nécessaire dans la sainteté du lien conjugal, un et indissoluble ; les droits et les devoirs des époux sont réglés en toute justice et équité ; l'honneur dû à la femme est sauvegardé ; l'autorité du mari se modèle sur l'autorité de Dieu ; le pouvoir paternel est tempéré par les égards dus à l'épouse et aux enfants ; enfin, il est parfaitement pourvu à la protection, au bien-être et à l'éducation de ces derniers. 

Dans l'ordre politique et civil, les lois ont pour but le bien commun, dictées non par la volonté et le jugement trompeur de la foule, mais par la vérité et la justice. L'autorité des princes revêt une sorte de caractère sacré plus qu'humain, et elle est contenue de manière à ne pas s'écarter de la justice, ni excéder son pouvoir

L'obéissance des sujets va de pair avec l'honneur et la dignité, parce qu'elle n'est pas un assujettissement d'homme à homme, mais une soumission à la volonté de Dieu régnant par des hommes


Une fois cela reconnu et accepté, il en résulte clairement que c'est un devoir de justice de respecter la majesté des princes, d'être soumis avec une constante fidélité à la puissance politique, d'éviter les séditions et d'observer religieusement la constitution de l’État. 

Pareillement, dans cette série des devoirs se placent la charité mutuelle, la bonté, la libéralité. L'homme, qui est à la fois citoyen et chrétien, n'est plus déchiré en deux par des obligations contradictoires. 

Enfin, les biens considérables dont la religion chrétienne enrichit spontanément même la vie terrestre des individus sont acquis à la communauté et à la société civile : d'où ressort l'évidence de ces paroles : "Le sort de l’État dépend du culte que l'on rend à Dieu ; et il y a entre l'un et l'autre de nombreux liens de parenté et d'étroite amitié." (Sacr. Imp. ad Cyrillum Alexand. et Episcopos metrop. - Cfr. Labbeum, Collect. Conc. T. III. ).

Référence 

Léon XIII, pape catholique romain (1878-1903), Encyclique Immortale Dei, Rome, 1er novembre 1885. (La mise en page est le fait de l'auteur de ce blog).

Le libéralisme politique selon Léon XIII, 1885


Voici le premier de tous ces principes : tous les hommes, dès lors qu'ils sont de même race et de même nature, sont semblables, et, par le fait, égaux entre eux dans la pratique de la vie ; chacun relève si bien de lui seul, qu'il n'est d'aucune façon soumis à l'autorité d'autrui : il peut en toute liberté penser sur toute chose ce qu'il veut, faire ce qu'il lui plaît ; personne n'a le droit de commander aux autres

Dans une société fondée sur ces principes, l'autorité publique n'est que la volonté du peuple, lequel, ne dépendant que de lui-même, est aussi le seul à se commander. Il choisit ses mandataires, mais de telle sorte qu'il leur délègue moins le droit que la fonction du pouvoir pour l'exercer en son nom. 

La souveraineté de Dieu est passée sous silence, exactement comme si Dieu n'existait pas, ou ne s'occupait en rien de la société du genre humain ; ou bien comme si les hommes, soit en particulier, soit en société, ne devaient rien à Dieu, ou qu'on pût imaginer une puissance quelconque dont la cause, la force, l'autorité ne résidât pas tout entière en Dieu même. 

De cette sorte, on le voit, l’État n'est autre chose que la multitude maîtresse et se gouvernant elle-même ; et dès lors que le peuple est censé la source de tout droit et de tout pouvoir, il s'ensuit que l’État ne se croit lié à aucune obligation envers Dieu, ne professe officiellement aucune religion, n'est pas tenu de rechercher quelle est la seule vraie entre toutes, ni d'en préférer une aux autres, ni d'en favoriser une principalement ; mais qu'il doit leur attribuer à toutes l'égalité en droit, à cette fin seulement de les empêcher de troubler l'ordre public. 

Par conséquent, chacun sera libre de se faire juge de toute question religieuse, chacun sera libre d'embrasser la religion qu'il préfère, ou de n'en suivre aucune si aucune ne lui agrée. De là découlent nécessairement la liberté sans frein de toute conscience, la liberté absolue d'adorer ou de ne pas adorer Dieu, la licence sans bornes et de penser et de publier ses pensées.

Référence
 
Léon XIII, pape catholique romain (1878-1903), Encyclique Immortale Dei, Rome, 1er novembre 1885. (La mise en page est le fait de l'auteur de ce blog).

L'Église catholique romaine est pour..., selon Léon XIII, 885



Oui, en vérité, 

- tout ce qu'il peut y avoir de salutaire au bien en général dans l’État
- tout ce qui est utile à protéger le peuple contre la licence des princes qui ne pourvoient pas à son bien, 
- tout ce qui empêche les empiétements injustes de l’État sur la commune ou la famille
- tout ce qui intéresse l'honneur, la personnalité humaine et la sauvegarde des droits égaux de chacun

tout cela, l’Église catholique en a toujours pris soit l'initiative, soit le patronage, soit la protection, comme l'attestent les monuments des âges précédents.

Toujours conséquente avec elle-même, si d'une part elle repousse une liberté immodérée qui, pour les individus et les peuples, dégénère en licence ou en servitude, de l'autre elle embrasse de grand cœur les progrès que chaque jour fait naître, si vraiment ils contribuent à la prospérité de cette vie, qui est comme un acheminement vers la vie future et durable à jamais. 

Ainsi donc, dire que l’Église voit de mauvais œil les formes plus modernes des systèmes politiques et repousse en bloc toutes les découvertes du génie contemporain, c'est une calomnie vaine et sans fondement

Sans doute, elle répudie les opinions malsaines, elle réprouve le pernicieux penchant à la révolte, et tout particulièrement cette prédisposition des esprits où perce déjà la volonté de s'éloigner de Dieu ; mais comme tout ce qui est vrai ne peut procéder que de Dieu, en tout ce que les recherches de l'esprit humain découvrent de vérité, l’Église reconnaît comme une trace de l'intelligence divine ; et comme il n'y a aucune vérité naturelle qui infirme la foi aux vérités divinement révélées, que beaucoup la confirment, et que toute découverte de la vérité peut porter à connaître et à louer Dieu lui-même, l’Église accueillera toujours volontiers et avec joie tout ce qui contribuera à élargir la sphère des sciences ; et, ainsi qu'elle l'a toujours fait pour les autres sciences, elle favorisera et encouragera celles qui ont pour objet l'étude de la nature. En ce genre d'études, l’Église ne s'oppose à aucune découverte de l'esprit ; elle voit sans déplaisir tant de recherches qui ont pour but l'agrément et le bien-être ; et même, ennemie-née de l'inertie et de la paresse, elle souhaite grandement que l'exercice et la culture fassent porter au génie de l'homme des fruits abondants. Elle a des encouragements pour toute espèce d'arts et d'industries, et en dirigeant par sa vertu toutes ces recherches vers un but honnête et salutaire, elle s'applique à empêcher que l'intelligence et l'industrie de l'homme ne le détournent de Dieu et des biens célestes.

Référence

Léon XIII, pape catholique romain (1878-1903), Encyclique Immortale Dei, Rome, 1er novembre 1885. (La mise en page est le fait de l'auteur de ce blog).

mardi 15 janvier 2013

Les aides aux familles nombreuses sous l'Ancien Régime, selon J. B. Robinet, 1782


Nos rois avoient accordé par différents édits, et notamment par celui du mois de novembre 1665, aux pères de familles ayant dix enfants vivants, nés en légitime mariage, non prêtres, religieux, ni religieuses, exemptions de collecte de toutes tailles, sel, subsides, et autres impositions, tutelle, curatelle, logement de gens de guerre, contribution aux ustensiles, guet, garde, et autres charges publiques. 

Les mineurs taillables qui se marieraient avant ou dans la vingtième année de leur âge devaient jouir des mêmes exemptions jusqu'à vingt-cinq ans. 

Les bourgeois et habitants des villes franches ayant dix enfants, de 500 livres de pension, et de 1000 livres s'ils en avaient douze ; et les gentilshommes et leurs femmes, de 1000 livres avec dix enfants, et 2000 livres avec douze ; mais sous prétexte que ces exemptions avaient donné lieu à quelques abus, elles furent toutes supprimées par déclaration du 13 janvier 1683, comme s'il n'eut pas été possible de remédier aux abus, sans anéantir une loi utile ; en sorte que la crainte des charges et de la misère ayant fermé la route de la multiplication légitime, la nature qui ne veut rien perdre de ses droits, s'est tournée du côté d'un libertinage ou stérile, ou dont les productions périssent presque toutes faute de soins, autre effet de l'imperfection de notre police.

Référence

Jean B. ROBINET, Dictionnaire universelle des sciences morale, économique, politique et diplomatique ou Bibliothèque de l'homme d'État et du citoyen, tome XXIV, Londres, 1782, p. 374.

dimanche 6 janvier 2013

L'importance de la concorde civile, E. Jarra, 1937



I. La loi constitutionnelle polonaise de 1935 contient, en plus de la partie dispositive, une Déclaration qui renferme en dix articles les principes fondamentaux du régime polonais. L'un de ces articles, le neuvième, déclare que « l’État tend à unir les citoyens dans une collaboration harmonieuse au profit de l'intérêt commun ». Cet article nous amène à poser le- problème de l'intégration sociale de l'universalisme, de la concorde civique.

La question de la concorde civique est devenue particulièrement actuelle après la guerre, tant dans la théorie que dans la pratique du droit.

Nous la rencontrons par suite chez les théoriciens de tous les pays, comme Carré de Malberg, qui a parlé ici « de la poursuite unanime de certains buts communs de la même nation », comme Harold Laski, traitant de « l'harmonie raisonnable et continue », comme Giorgio del Vecchio, la nommant « la concorde civile ou l'unité parfaite », comme encore : Spann, Koellreutter, Mentzel, Swoboda, et beaucoup d'autres ; ajoutons que d'ordinaire cette idée se présente en liaison avec une deuxième idée parallèle du régime politique, celle du bien commun.

Son rôle dans la pratique n'est pas moindre. La loi fondamentale de l’État fasciste, la Charte du Travail de 1927, dans son point premier et principal déclare que la Nation Italienne est un organisme ayant des fins et moyens d'action supérieurs à ceux des individus, qu'elle est une unité morale, politique et économique, et le créateur du Fascisme rejetant la conception individualiste de l'État, voit dans l'unité des citoyens son caractère essentiel. C'est l'État qui instruit les citoyens dans la vertu civique, leur donne la conscience de leurs missions, les pousse à l'union, harmonise leurs intérêts dans la justice, leur transmet les conquêtes de la pensée, dans la science, dans les arts, dans le droit, dans la solidarité humaine.

Le mot d'ordre énoncé par Mussolini : « Tout pour l'État, rien contre l'État, rien hors de l'État ! » donne l'expression la plus nette de l'homogénéité de l'État fasciste.

C'est également la concorde civique que se propose pour but le régime national-socialiste, différent cependant du fascisme en ce qu'il reconnaît comme incarnation de cette concorde non l'État, mais la Nation, l'État ne devant servir que comme moyen d'atteindre ce but. Selon Hitler, « l'État est un moyen vers le but. Son but c'est de maintenir et d'appuyer la communauté d'êtres identiques physiquement et spirituellement ». En développant cette thèse, les commentateurs officiels des principes nationaux-socialistes voient le « totalitarisme » de l'État allemand dans la parfaite pénétration de toute la vie de la Nation et de l'État par une conception politique fondamentale unique, en opposition avec le « pluralisme » de l'état libéral neutre, qui admet de multiples conceptions du monde.

Le postulat de la concorde civique au nom du bien commun, postulat admis par les auteurs de la Constitution de la République de Pologne, est né en toute indépendance des modèles étrangers et possède son caractère propre.

Il apparaît tout d'abord avec force et constance chez Joseph Pilsudski; dans ses écrits, ses discours, ses ordres à l'armée, ses exposés et ses interviews, il critique le manque d'unanimité dans la Pologne d'avant les partages, il condamne les querelles, les disputes, les inimitiés partisanes, réclamant l'amour entre les frères, qui crée les liens les plus puissants : au nom de l'unanimité, il réclame la collaboration harmonieuse et loyale des hommes, des partis, des institutions en un seul front pour la reconstruction de la Patrie renaissante ; il réclame l'union la plus étroite et une solidarité telle qu'elle soit un devoir pour tous ceux qui font partie du groupe, et en même temps la collaboration si difficile à atteindre des parties, qui devraient sacrifier leur individualité au but commun.

Par suite, la Constitution polonaise, adoptant par le principe de la concorde civique, une position d'universalisme conforme à la conception moderne de cette notion, n'anéantit pas l'individu, mais bien au contraire le reconnaît et le soutient, puisqu'elle reconnaît son action créatrice comme « le levier de la vie collective » et lui assure la « possibilité de développer ses vertus personnelles » (points 1 et 2 de l'art. 5) ; avec cette réserve toutefois que, s'opposant à la doctrine de l'individualisme excessif, elle dote de droits l'individu, non eu égard à lui-même, mais eu égard au bien public, en décidant que les droits des citoyens à exercer une influence sur les affaires publiques seront mesurés d'après la valeur des efforts et des mérites dont ils auront fait preuve dans l'intérêt commun (1 art. 7).

Les directives de l'article 9, concernant la concorde civique, servent de point de départ pour d'autres décisions de la Constitution polonaise ; elles motivent également avec clarté l'abandon dans cette constitution de prescriptions que ce point de vue rend inutiles.

D'une part donc le représentant des citoyens, en tant qu'individus, et de leurs groupes est l'organe suprême de l'État : le Président. La tâche de la représentation nationale est d'exprimer non seulement la diversité des intérêts et des tendances qui pénètrent la population, mais également leur solidarité qui est le ciment de l'État ; le serment prêté par les députés avant de commencer à exercer leur mandat leur impose « comme premier devoir le souci de l'unité de l'État » (1, art. 39).

D'autre part, on comprend l'absence dans la constitution polonaise de prescriptions abolissant les droits et privilèges attachés à des titres héréditaires, ainsi que ces titres eux-mêmes, et cela, non pas parce qu'ils avaient été abolis formellement par la précédente Constitution de 1921, mais en vertu du principe même de la concorde civique, que contredisent d'une manière choquante les prétentions de la naissance.

Où faut-il chercher la genèse de cette idée de la philosophie du droit, de l'idée de la concorde civique, qui occupe une place si éminente dans la doctrine contemporaine et dans les régimes des États ? Les créateurs et les commentateurs de la constitution polonaise indiquent comme source immédiate l'idée de la solidarité sociale, et en particulier les travaux de Duguit et d'Hauriou.

Tout en relevant avec la plus grande estime les mérites de ces deux savants en ce qui concerne le fondement théorique de l'idée de la concorde civique, il convient cependant d'affirmer que cette idée possède un passé bien plus lointain et respectable que la théorie de la solidarité : ce passé, elle le possède en général dans l'histoire universelle de la philosophie du droit, et en particulier dans l'histoire de la pensée politique polonaise. C'est à montrer le développement de cette idée dans ces deux directions que nous allons maintenant nous attacher.


II. Sources classiques

L'idée de la concorde civique est née en Grèce : elle y atteignit déjà un haut degré de formation, et c'est de là qu'elle a ensuite exercé son influence sur la littérature politique européenne.

Dans les plus anciens monuments de la pensée grecque, chez Homère et Hésiode, la concorde apparaît comme l'idéal de la plus petite cellule sociale, sous la forme d'un accord chaudement recommandé : Concorde conjugale, familiale, domestique.

Mais c'est bien, par contre, la concorde civique que nous rencontrons expressément au Ve siècle, dans les régimes de Sparte, de Crète et d'Athènes, dont le nomos, la loi, devait être le facteur d'union de la communauté de l'État.

La concorde civique commence aussi à occuper une place sans cesse plus importante dans les réflexions des penseurs présocratiques : on l'appelle d'un terme spécial : ὁμόνοια, d'après la déesse de ce nom, symbole de la concorde dans l'État (1).

C'est ainsi qu'on peut déjà constater l'idée de l'harmonie sociale chez les Pythagoriciens, comme en témoigne Archytas de Tarente (Diels, Fragmente, I, 1922, 336), chez Héraclite d'Ephèse (Diels, nos 8, 10, 50, 51, 54, 114) et surtout chez Démocrite d'Abdère, qui considère la concorde civique comme le complément d'un bon régime politique et par suite comme le but de toute éducation et de toute science ; c'est seulement quand ils possèdent cette concorde que les États peuvent se permettre l'accomplissement de grandes œuvres, comme la conduite des guerres. L'unanimité des citoyens a pour but l'intérêt commun, et, du moment que « tout est contenu dans l'État », son intérêt doit être considéré comme l'intérêt suprême (Diels, Fragmente, II, 1922, nos 34, 191, 186, 90, 249, 33, 250, 255, 248, 252).

La théorie universaliste de la concorde civique a été développée dans l'enseignement de Socrate, de Platon et d'Aristote, et cela dans un temps dont Thucydide nous dit (III, 83) que l'intérêt privé y avait pris la première place, et par suite la disposition à faire peu de cas des buts de l'État, et à se servir de ce dernier pour la réalisation des caprices personnels.

Dans ce temps les Sophistes eux-mêmes, comme Gorgias (Diels, II, 1922, p. 249), Thrasymaque (Diels, II, p. 279), Antiphon (2), poussés, il est vrai, non par l'impulsion du bien commun, mais par le motif de l'intérêt personnel de l'individu, conseillent aux citoyens d'une même cité d'abandonner leurs querelles et de s'unir dans une conformité d'opinions ; les orateurs publics, comme Isocrate et Démosthène, condamnant la lutte des partis, prônent la concorde civique pour les avantages qu'elle apporte à l'État tout entier et pour la gloire immortelle qu'elle assure à ses nobles réalisateurs (Démosthène, Ἐπιστολὴ, 1,5 (1464) ; Ἀνδροτ. XXII, 77 (618) ; Τιμουρ. XXIV, 185).

La tragédie enfin, qui est dans tous les temps le sensible écho du milieu où elle naît, dans la Grèce du Ve siècle et du IVe siècle, par la bouche d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, lance un haut et clair appel à la concorde civique :

« Et que jamais, dans cette ville, ne gronde la Discorde insatiable de misères ! Que la poussière abreuvée du sang noir des citoyens ne se paye pas, en sa colère, du sang de ces représailles qui font la ruine des cités ! Que tous entre eux n'échangent que des joies, remplis d'un mutuel amour et haïssant d'un même cœur ! À bien des maux humains il n'est pas d'autre remède ». (Euménides, v. 976-987).

Au milieu de ces appels unanimes à l'union et à la concorde civique, Socrate proclame le même mot d'ordre. Il réclame donc l'harmonisation dans l'individu de la morale individuelle avec la morale sociale ; il approuve le droit grec qui impose aux citoyens le serment de conserver l'unanimité ; enfin il ne passe pas sous silence cette vérité que la parfaite concorde civique coïncide avec le bien commun, puisqu'elle ne laisse subsister qu'une seule conception du bien, qui par la même cesse d'être individuel pour devenir général (3).

Platon est le premier philosophe qui ait donné une théorie systématique de la concorde civique, et, l'ayant incorporée dans la construction de son État idéal dont elle est le lien essentiel, il est devenu à jamais le représentant-type de la doctrine de l'universalisme politique. La concorde civique résulte chez lui de la conception fondamentale de l'État, considéré comme un individu, comme un homme agrandi, comme un organisme.

À l'harmonie de l'âme humaine doit répondre l'unité de l'âme de l'État, c'est-à-dire l'unanimité dans les âmes des citoyens qui le composent. Elle repose sur l'accord unanime dans la matière dont toute la communauté d'un État donné considère tous les principes de sa vie commune, sur un état de choses où le gouvernement a à faire avec l'activité homogène des citoyens, fondée sur l'harmonie des conceptions fondamentales et des sentiments réciproques. L'État, en tant qu'incarnation de l'idée de Souverain Bien, doit créer les méthodes de sa connaissance, proclamer par l'intermédiaire de ses organes les principes objectifs et absolus de la Vérité, et, en accord avec ces principes, diriger les citoyens, en formant leurs conceptions par l'éducation. La suppression de la famille individuelle et de la propriété privée dans la classe des dirigeants et dans celle des guerriers se fonde aussi sur le désir d'assurer à l'État l'unité.

La concorde civique postulée de cette manière est le moyen d'atteindre le but supérieur, final, de l'État idéal, but qui est le bien de l'ensemble.

« Nous ne fondons pas l'État, dit Platon, pour assurer le bonheur d'une classe par-dessus tous les autres hommes, mais pour assurer autant que possible ce bonheur à la totalité sociale de l'État. » (Rép. IV 420 B).

Le principe énoncé du primat du bonheur commun ne s'oppose pas cependant aux droits de l'individu au bonheur, mais le bonheur de l'individu ne sera pas réglé par une norme subjectivement individuelle, arbitraire, mais bien par une norme objectivement individuelle, c'est-à-dire correspondant à un individu donné ou à sa situation. Chacun recevra ce qui lui convient, et ainsi le tout sera beau. Les points de vue individuel et universel, appuyé sur des prémisses identiques, se rejoindront (4).

Aristote, lui aussi, tout en rejetant les excès de l'universalisme de Platon, comme la communauté des femmes et des biens, reconnaît comme Platon dans le citoyen une partie constituante de l'État, dont le principe fondamental est la concorde civique. Cela résulte indirectement de la définition de l'État comme une communauté parfaite, et par là même s'appuyant sur l'union de ses éléments et non sur leur divergence (Polit. 1, 2, 1252 b, 27 sqq). Cette interprétation trouve une confirmation directe dans le texte de la Politique, selon lequel l'union des dirigeants et des dirigés, et donc l'État, doit se présenter comme une totalité homogène formée de multiples parties (1, 5, 1254a, 27-31). Toutefois la concorde civique dans son rapport avec l'État possède également chez Aristote une définition concrète et même exhaustive : elle est dite un genre d'amitié qui signifie l'unanimité des citoyens dans la question des intérêts communs, l'aspiration vers les mêmes buts et la réalisation des décisions prises en commun (Eth. ad Nic. IX, 6, 1167a, 26sqq ; VIII, 1, 1155a, 22). Chez Aristote, comme chez Socrate et Platon, la concorde civique est au service du bien commun, but supérieur de l'État (Pol. I, I, 1252a, 1 sq ; Eth. N. VIII, 11, 1160a ; I, I, 1094b, 8 et 20 sqq).

Le stoïcisme grec, tout imprégné des idées de l'unité de l'esprit, de la nature, du logos, créait des conditions favorables à la construction de la théorie politique de la concorde civique. Parmi ses représentants romains, Cicéron admet que, comme dans l'harmonie de la musique, ainsi dans l'État, la concorde civique est le lien le plus sûr de l'ensemble (Rep., II, 42, 69) ; Marc Aurèle, admettant le principe de l'unité métaphysique de l'univers, en fait découler l'unité entre les citoyens d'un État donné, et aussi entre toutes les personnes raisonnables de l'espèce humaine (5).


III. L'enseignement de l'Église

Tandis que le monde antique mettait l'accent sur un seul facteur du développement social : la collectivité, l'ensemble, l'État, le christianisme élève indiscutablement la valeur de l'individu, valeur résultant de sa relation individuelle avec Dieu. C'est dans ces limites qu'est acceptée et que continue à se développer la théorie traditionnelle et universaliste du monde classique en ce qui concerne la concorde civique et le bien commun.

La source principale du christianisme, les Évangiles, bien que portant peu d'attention au domaine juridico-politique, trouve des mots expressifs qui montrent les effets menaçants pour l'État des querelles, et qui par là même recommandent l'union et la concorde civique : « Tout royaume divisé contre lui-même sera désolé, et toute ville ou maison divisée contre elle-même ne pourra subsister ». (Math. XII, 25; Luc XI, 17). L'unité sur terre et aussi au-dessus de la terre doit lier les membres de la communauté chrétienne (ut omnes unum sint, Jean XVII, 11 ; 20-23). Saint Paul continue à énoncer le principe de l'unité de tous les chrétiens, et condamne les disputes et querelles entre eux (Galates III, 28; Rom. XII : 4-5; Cor. II, XII, 20).

La patristique, développant systématiquement les principes du christianisme, accorde une place d'honneur à l'idée de la concorde civique.

Son plus illustre représentant, Saint Augustin, reconnaissant que la nation constituant l'État est l'association du groupe raisonnable, uni par la concorde unanime (concordi communione) dans les choses qu'il aime (Civ. Dei XIX, 24 et 17), introduit l'élément de la concorde civique dans sa définition de l'État. Cette concorde marque l'union des volontés humaines dans les affaires de la vie temporelle et doit toujours exister, si l'on veut qu'existe l'État. L'amour du bien commun, du bien de l'État, est une condition nécessaire du maintien de la concorde civique. Cela ne signifie cependant pas que, pour Saint Augustin, l'État puisse être un but en soi, qu'il puisse absorber l'individu ; au contraire, son but est la prospérité matérielle et morale de l'individu (Op. cit., XIX, 13, 14 et 16).

Le haut moyen-âge, en face de deux faits historiques : la papauté universelle et l'empire universel, donne de la concorde civique une conception qui dépasse le cadre de l'État, et se rapproche de celle des stoïciens.

De l'unité de la raison divine, du logos, on fait découler l'unité du genre humain, « corpus mysticum », dont les deux pouvoirs, regnum et sacerdotium, incarnés dans la seule Église, constituent un tout homogène, représenté par le Pape, en tant que vicaire du Christ. « Unum in terris caput esse tantummodo ». Cette idée est formulée par Hugues de Saint-Victor, Innocent III et même en plein XIVe siècle, par Jean XXII (6).

Celui qui exprime le mieux la doctrine de cette époque, et est en même temps le créateur d'un système encore actuel, Saint Thomas d'Aquin unit dans sa théorie de la concorde civique des éléments aristotéliciens aux éléments chrétiens. Il y a dans ce monde une unité suprême (unitas principalis) à laquelle toutes les autres sont subordonnées, sans en excepter les États : c'est l'Église, communauté d'ordre supérieur. L'État est la communauté terrestre parfaite : son constituant, l'homme, lui appartient par nature et lui est complètement subordonné (totus homo) comme à sa fin dans le domaine strictement terrestre. (S. T. II, 11, 61 et 65; De reg. princ. I, 1). La division des volontés peut toujours introduire ici le désaccord, si néfaste au groupe humain. Plus la vertu s'appuie sur l'unité, et plus elle est forte : plus elle cède aux querelles (discordiae), et plus elle est faible. (De reg. princ. I, 15; S. T. II, 11, 29, 1; II, 11, 37, 2). Une éducation civique organisée par des prescriptions législatives appropriées est le moyen pour l'État d'arriver à l'unité. C'est le bien commun, et non le bien de l'individu, qui est la fin suprême. En accord avec ce principe, le citoyen doit se subordonner au bien de l'État, qui est le bien d'une communauté parfaite. (S. T. II, 11, 26, 3; 39, 2; 68, I; I, 11, 90, 3).

Les modèles grecs cèdent la place chez Saint Thomas quand ils se rencontrent avec les principes de la doctrine de l'Église, disant que l'homme n'existe pas seulement pour l'État et que le bien de l'âme ne peut être subordonné à aucun autre. Par suite, selon ce maître de la scolastique, les relations juridiques de l'État avec l'individu ne concernent que le domaine terrestre : et le bien commun doit céder en face du bien de l'âme, puisqu'ils ne sont pas l'un et l'autre de la même espèce, « eiusdem generis ». (S. T. II, 11, 47, 10, 58 et 7) (7).

La théorie de Saint Thomas a été continuée par l'école scolastique jésuite du XVIe siècle à laquelle appartiennent Suarez, Molina, Bellarmin.

Ainsi est née la « philosophia politica perennis », sans cesse proclamée par l'Église, en particulier dans les questions de la concorde civique et du bien commun. Nous la retrouvons dans les déclarations de Léon XIII (8) et en particulier dans l'Encyclique de Pie XI, Quadragesimo anno (1931).

Condamnant le libéralisme et l'individualisme destructeurs de l'État, celle-ci reconnaît comme régime normal de la communauté celui qui lie d'un fort lien d'unité (animorum concordia, II, 1, 5) la multitude des membres de l'organisme social, et garantit ainsi la paix sociale et la collaboration humaine. Le but que doit éclairer la réconciliation sociale, c'est le bien commun, et les moyens pour l'atteindre sont la justice et la charité (III, 36). Ici aussi il est remarqué, en accord avec la position fondamentale de l'Église, qu'il ne faut pas attendre de l'activité de l'État le « salut universel » (II, 5), et l'on demande, aussi bien pour les citoyens individuellement que pour leurs familles, une juste liberté d'action, avec cette réserve qu'elle n'entrera pas en conflit avec les exigences du bien public et ne causera de tort à personne (I, 2).


IV. La Renaissance

La période de la Renaissance, toute pénétrée d'humanisme, doit par là même contenir bien des échos fidèles de la science antique dans tous les domaines de la philosophie du droit, et en particulier sur le problème de la concorde civique. Ce mot d'ordre est déjà celui des précurseurs de la Renaissance au Moyen-Âge.

Ainsi chez Dante, la concorde civique (concordia) trouve son fondement et sa justification dans le bien de la patrie, auquel tout citoyen doit se sacrifier (De Monar. I, 6; 15; II, 8).

Marsile de Padoue, se référant aux paroles de l'Évangile, reconnaît qu'un royaume divisé (regnum divisum) est facilement anéanti, mais en s'appuyant sur l'autorité d'Aristote, il réfute les prétentions des évêques de Rome à la plenitudo potestatis, prétentions qui introduisent dans l'État une différenciation, une désintégration (Defensor pacis I, 19, 3-4; ibid. 11-12; III, 1).

François Patrizi, de Sienne, qui est déjà un représentant de l'humanisme, appelle la concorde civique la souveraine et la reine des États (concordia-urbium domina ac regina) (De regno VIII, XIV, pp. 511-512).

Machiavel, en accord avec son réalisme, montre les dangers terribles qui menacent un groupe dissocié et privé de chef : divisé par l'inimitié, il est incapable d'aucune résistance; l'égoïsme de ses membres est pour lui plus nuisible que la rapacité de ses ennemis (Discorsi I, 57; Istor. Fiorent. V, 8). Le but de la concorde civique est le bien commun; puisque ce bien commun décide de la puissance de la Patrie, tout doit lui être subordonné ; quand il exige, on ne doit se laisser arrêter par aucun égard (Discor. II, 2; III, 16 et 41; I, 9). C'est ainsi que chez Machiavel l'État retrouve la valeur absolue qu'il avait dans la philosophie antique.

Le créateur de la science moderne de l'État, Jean Bodin, reconnaît comme une tâche de l'État l'établissement sur tout son territoire de la concorde civique (concordia), par laquelle il entend l'unité de convictions et de volonté chez tous ceux qui sont unis par cette concorde (De Rep. III, 330A). À cette tâche doivent concourir les lois et la concorde entre les pouvoirs administratifs, à l'exception des fonctionnaires subalternes, dont les querelles sont dans tout État profitables aux citoyens (IV, 447C). La crainte de Bodin devant les effets de la sédition va si loin que, bien qu'il pose en principe que la concorde civique a pour but le bien commun (communis omnium utilitas), il admet à titre de compromis que l'État soit gouverné par un petit groupe d'individus unis par une cordiale entente : leur gouvernement disposant de grands moyens et de la force, même s'ils devaient servir exclusivement des buts et des intérêts particuliers, est moins nuisible que la discorde (IV, 449C).


V. Période du droit naturel

Cette tendance, qui fait découler la société et l'État de l'autonomie de l'individu, de son libre consentement, d'un contrat avec les autres individus, tendance foncièrement individualiste, ne reste pas en arrière par rapport aux principaux défenseurs de l'universalisme en ce qui concerne le postulat de la concorde civique.

Ainsi Hugo Grotius reconnaît comme un caractère essentiel de l'État l'union par l'accord unanime (concordi communione. De iure b. ac p. I, 2, I, 5 et III, 3, 2, 2) et par la communauté d'intérêt (communi utilitate, I, 1, 14).

Althus reconnaît la concorde civique (concordia) comme indispensable à l'État, et par suite il recommande aux pouvoirs administratifs d'éliminer et faire disparaître toutes causes de luttes de partis et de séditions, et cela au nom de la fin dernière de l'État, le bien public (Politica), XXXI : De studio concordiae conservandae).

Hobbes, chez qui M. René Capitant a récemment relevé si justement certains traits de libéralisme (9), Hobbes exige cependant des citoyens non seulement l'accord de nombreuses volontés en vue d'un but unique, mais bien une seule volonté (una) de tous, volonté qui crée précisément l'État. (De cive, V, VI). Un tel État peut, par la peur de son pouvoir, contraindre la volonté des individus à l'accord et à l'unité, et empêcher qu'ils se séparent de l'État quand leur intérêt privé se trouvera en contradiction avec le bien commun, eu égard auquel ils se sont unis (De cive, V : VIII, IV, VI ; Leviathan, XVII, p. 85).

Locke reconnaît comme l'essence et l'union de la société le fait qu'elle possède une volonté unique; elle s'exprime par le pouvoir législatif, et par suite celui qui opposerait la force aux lois, serait un séditieux, réintroduisant l'état de guerre. Le bien public (public good), c'est le bien de chaque membre de la société dans les limites imposées par la concorde civique, qui force chaque individu à se soucier du bien de l'ensemble. (Of Govern, II, XIX, 212, 226, I, IX, 92, 93). Selon Spinoza, le meilleur État est celui dans lequel les hommes passent leur vie dans la concorde (concorditer) et observent les lois. Puisque seul est libre l'homme qui vit selon les indications de la raison, la paix et la concorde doivent être gardées, non par inertie, dans un esprit servile et animal, mais pour des motifs raisonnables, c'est-à-dire librement et avec confiance. La concorde (concordia), c'est l'accord raisonné et libre des citoyens dans les affaires de l'État. Spinoza l'identifie avec le bien de l'ensemble, avec sa prospérité. (salus communis. Tr. p. III, 10; V, 2, 4-6; Tr. t. p. XVI, 180, 10; Eth. IV, c 14-16).

Rousseau, enfin, ce défenseur radical de la démocratie, reconnu cependant dans ces derniers temps comme un représentant de l'étatisme, du centralisme (10), donne une justification à cette opinion surtout par sa doctrine de la concorde civique. L'essence du contrat social est, pour Rousseau, l'abandon par chaque individu, en commun avec les autres, de sa personne et de toute sa puissance à la direction supérieure de la volonté générale. Ainsi chaque membre devient une partie d'un tout indivisible : à la place de la personne isolée de chaque contractant, naît un corps moral et collectif, naît « l'unité ». La vie de l'État, c'est l'union de ses membres. Et quand l'intérêt commun est ébranlé, quand les intérêts particuliers se font sentir dans les influences des petits groupes, quand le nœud social commence à se relâcher, alors aussi l'État commence à s'affaiblir. (Contrat soc. II, 1, 3, 4; IV, 1). Il est difficile de formuler d'une manière plus nette l'idéal de la concorde civique.


VI. Kant et Hegel

Nos réflexions sur l'histoire de la concorde civique dans la philosophie générale du droit vont se terminer par l'examen des conceptions de deux penseurs dont l'influence se fait profondément sentir dans les systèmes juridico-politiques de l'heure présente.

Kant, que l'on a dans ces derniers temps mis en dehors du libéralisme et de l'individualisme (11), manifeste sa position universaliste particulièrement dans sa doctrine de' la concorde civique. C'est pour lui une idée à priori, que, dans l'état d'absence de droit, aussi bien les individus que les États ne pourraient être assurés contre les violences réciproques. La première affaire donc, dans laquelle chacun a dû prendre une décision, à moins de renoncer à toutes conceptions juridiques, ç'a été le principe de sortir de l'état de nature, dans lequel il se dirigeait par son jugement propre, de s'unir avec tous les autres, et de se soumettre à la contrainte extérieure et publique des lois. Le tout qui naît ainsi, c'est l'État, c'est-à-dire un être commun (res publica), uni par l'intérêt commun de tous. (Metaph. Anfangsgründe der Rechtslehre, §§ 43-45). Deux idées éclairent toute cette déduction, ainsi que la définition qui la clôt : celle de la concorde et celle de l'intérêt commun des hommes unis. La concorde civique (bürgerliche Eintracht, op. cit., Allg. Anmerkungen, 153, 327), traduite par M. Duguit comme « la volonté concordante », est reconnue par Kant comme le fondement de l'État et peut être réalisée par ce dernier même en employant des moyens de contrainte, de police. Cela se justifie par l'intérêt commun de tous, au service duquel se trouve l'ensemble des relations entre les citoyens unis dans l'État.

Chez Hegel, la société civile est le champ de bataille de l'intérêt privé de chaque individu avec les intérêts privés de tous les autres individus ; mais appuyer les différences sur la base de la généralité, de la totalité (Totalitât), c'est là ce qui constitue le fond et la force de l'État, et par suite aussi sa tâche. Car l'État c'est la réalité de la volonté substantielle, qu'il possède par l'élévation de la conscience individuelle au degré de généralité. L'État est donc en dernier ressort l'union puissante de l'indépendance individuelle et de la substantialité générale, c'est un tout organique et avant tout une unité spirituelle. (Grundl. d. philos, d. Rechts §§ 289, 258, Zusätze, p. 296).

De la conception hégélienne de l'État découle la conception du bien commun. La liberté de l'individu, réalisée par son existence dans l'État, consiste en ce que l'individu et ses intérêts particuliers ne possèdent leur entier développement et ne sont reconnus que quand ils passent dans l'intérêt général et le reconnaissent comme leur propre esprit substantiel, et quand ils agissent pour cet intérêt comme leur fin suprême. De cette manière l'intérêt privé et l'intérêt général se trouvent indissolublement liés, et la théorie de Hegel rejoint la conception antique de l'État (op. cit. § 260).


VII. Les traditions polonaises

Nous finissons par où nous avons commencé. La Pologne, tâchant de se tenir à la hauteur des courants de l'Occident, a, depuis des siècles, consacré dans sa littérature politique une place étendue au problème de la concorde civique, qui par suite possède chez elle sa tradition propre, indigène. Pour l'illustrer, nous allons caractériser ici ceux seulement de ses auteurs qui ont rencontré l'écho le plus notable dans la littérature de l'Occident.

C'est André Fricius, un auteur du XVIe siècle, qui mérite d'abord d'être nommé : Bodin se réfère à lui sous le nom déformé d' « Andréas Riccius » (12). Il est aussi mentionné par Burle Real de Curban, l'auteur de l' Histoire de la pensée politique à partir de Socrate jusqu'à Rousseau (13), qui lui assigne une place à côté d'autres écrivains polonais dont il fait mention : Goslicki, Olizarowski, et le roi Stanislas Leczinski.

Son œuvre principale, intitulée De Republica emendanda, constitue un ample système d'une théorie générale de l'État (1re édit. Cracovie 1551. 2e édit. Bâle 1554, 3e édit. Bâle 1559) : elle a été très vite traduite en français, en allemand et en espagnol à cause de ses idées humanistes. L'auteur définit l'État « comme un (unum) corps animal, dont aucun membre n'est au service de soi-même, mais dont tous les membres délibèrent en commun (commune), et utilisent leurs dons propres afin que le corps entier (toti) soit prospère ». Dans cette définition, il donne déjà une expression appropriée aux éléments qui nous intéressent de la concorde civique et du bien commun. De là résulte pour le citoyen le devoir de lutter contre l'individualisme inné chez l'homme, de triompher des désaccords et des querelles, d'atteindre à l'unité et à l'amour. La concorde civique a pour but le bien et l'intérêt de l'État, qui est comme une barque transportant tout les citoyens. (I, 1, 10; I, XI, 46-47; II, X, 124; I, XXVIII, 106).

Au même siècle appartient Laurent Goslicius (14) dont le livre, sous le titre De optimo Senatore, (1re édit. Venise 1568, et ensuite Bâle 1593) comporte principalement une théorie de politique générale et a obtenu un tel succès en Angleterre qu'il a été traduit plusieurs fois depuis 1607. Cet auteur considère la concorde civique (concordia) en toutes choses comme le seul moyen de conservation de l'État. Elle repose sur l'accord de toutes les classes de l'État en ce qui concerne le maintien de la liberté, des lois, de la justice, de la foi, de la religion et de la paix de tout l'État.

Le moyen le plus efficace d'y atteindre, c'est l'amour de la Patrie. Dans sa construction de l'État idéal, Goslicius accorde une place de premier plan au Sénat, institution devant maintenir l'équilibre entre les tendances : du roi à la tyrannie, de la nation à l'arbitraire et à l'anarchie. Le Sénat doit donc être par son activité le défenseur du bien commun.

Au XVIIe siècle, dans la période de rapprochement politique et culturel de la Pologne avec la France, une chaire à la Faculté de Droit de l'Université de Wilno est occupée par Alexandre Olizarowski, dont l'oeuvre, intitulée De politica hominum societate libri tres (1651), représente un système de philosophie sociale et propage d'une manière critique la science de Jean Bodin (15). Olizarowski voit la garantie du régime politique dans la concorde, c'est-à-dire dans le jugement collectif unanime de tous les éléments constitutifs de ce régime, nommément : les représentants des familles méritantes, du Sénat, de la chevalerie, des universités, des écrivains de talent, des orateurs, des poètes, et — dans la conception la plus large — dans l'amour de la Patrie chez tous les citoyens. Convaincu que ce principe n'admet aucune exception, il s'oppose à l'opinion de Bodin considérant que la discorde entre les charges inférieures est pour les citoyens un fait favorable.

Au XVIIIe siècle, c'est le roi Stanislas Leczinski (1677-1766) qui se trouve à la tête des théoriciens en Pologne de la concorde civique. Elle est chez lui, à côté de la raison et des lois, le frein de la liberté effrénée et la condition d'un excellent régime de l'État (16). De même que dans la nature les éléments contraires concourent à sa vitalité, de même dans l'État l'accord des contrastes (concordia discors) peut obtenir de grands résultats.

Le plus grand obstacle à la concorde est l'intérêt privé, contraire au bien commun, et qui prend sa source dans l'égoïsme (Glos wolny, wolność ubezpieczający, en pol. édit. 1903, p. 3, 7, 8, 111-112).

Vient enfin un penseur du XIXe siècle, qui nous relie au présent, Auguste Cieszkowski (1814-1894), qui a écrit en français : Du crédit et de la circulation, De la pairie et de l'aristocratie moderne », et qui est surtout connu pour son système de philosophie sociale, intitulé Notre Père et dont les volumes II, III et IV ont été si bien rendus en français par M. Paul Cazin (1927-29). La concorde civique possède ici sa source pratique dans l'amour de l'espèce, c'est-à-dire dans le fait de reconnaître son moi dans les autres ; dans le domaine métaphysique, elle signifie la préparation de l'esprit humain à la qualité de citoyen et de la société de l'Esprit absolu, dans laquelle se concentreront toutes les voies de l'Esprit : les arts, les sciences, les institutions sociales, à la fois distinctes et libres, et pourtant liées entre elles dans une saine unité.

Se rapprochant de Hegel dans son enseignement de l'Esprit Absolu unificateur, Cieszkowski s'oppose résolument au totalisme étatique de ce philosophe, en reconnaissant qu'aucun état de choses, fût-ce le plus idéal, s'il est imposé par les gouvernants, ne peut conjurer la fermentation dans la société, qui sent le besoin de sa collaboration appropriée dans les affaires publiques, car l'action propre est ici indispensable, ou tout au moins la contribution des gouvernés dans la mesure de leur situation, de leurs capacités, de leurs mérites. Donnant à l'individu, en opposition avec Hegel, sa valeur propre, notre auteur ne voit pas dans l'État la réalisation de l'individu, mais considère l'individu comme un élément composant de l'État.

De cette conception de Cieszkowski, qui harmonise l'individualisme et l'universalisme, est bien proche la pensée directrice de la Constitution de la République de Pologne, qui assure la possibilité du développement de l'individu dans les limites du bien commun et qui mesure les droits du citoyen dans le domaine public selon la valeur de son effort et de ses mérites pour ce bien.

Arrivé ainsi au terme de nos réflexions, nous nous croyons autorisé à affirmer que la Pologne, en introduisant dans sa Loi fondamentale le principe de la concorde civique et du bien commun, n'avait pas besoin de suivre et n'a pas suivi la trace de modèles étrangers contemporains, mais que, comme nous l'avions énoncé dans notre introduction, elle a pris ces principes dans son ancien et méritant héritage d'idées.


Notes

(1) Kramer H. « Quid valeat ὁμόνοια in litteris graecis ». Diss., Gottingae, 1915 ; Mühl Max, Untersuchungen, Klio, 1933, p. 43 ; Kaerst, Gesch. der Hellenism, I, 1917, p. 7 à 22 ; Meyer Ed., Forschungen, I, 1892, pp. 215, 235 ; Dittrich, Gesch. der Ethik, I, 1926, p. 135 sqq.

(2) Jacoby E., « De Antiphontis sophistæ περι ὁμονοιας libro », Diss. Berolini, 1908, p. 19, 41, 47; Jarra E., L'idée de l'État chez Platon et son histoire, 1918, pp. 66-67.

(3) Jarra E., op. cit., 1919, p 92

(4) Jarra E., op. cit. 1919, pp. 140-145 ; Wilamowitz-Moellendorff, Platon I2, 1920, p. 443 ; II, 1919, p. 210.

(5) Jarra E., « Marco Aurelio, Filosofo del Diritto », Rivista intern. di Filosofia del Diritto, 1932.

(6) Schneider W.-A., « Geschichte und Philosophie bei Hugo v. S. V. », Diss. Münster, 1933 ; Meyer Er. W., « Staatstheorien Papst Innocenz' III », Jenaer Hist. Arb., Bonn, 1920 ; Frotsher G., Die Anschauungen von Papst Johann XXII, etc., Jena, 1933.

(7) Travaux de : Renard R.-G., Kurz Ed., Wiegand H., Baumann I.-I., Grabmann M. Wittmann M., Schilling O., Rommen H.

(8) Tischleder P., Die Staatslehre Leos XIII, 1927.

(9) Archives de philosophie du droit, etc., 1936, pp. 46-75.

(10) Duguit, « J.-J. Rousseau, Kant et Hegel », Rev. du droit public et de la science polit. en France et à l'étranger, 1918, p. 17 ; Gurvitch : L'idée du droit social, 1932, p. 269.

(11) Duguit, op. cit., p. 33 ; Gurvitch, op. cit., p. 270 ; Swoboda : Die Neugestaltung des bürg. R., 1935, pp. 47 et 54.

(12) Par ex. De Rep. VI, 762.

(13) La science du gouvernement, v. VIII, p. 759.

(14) Jarra E., Wawrzynioc (Laurent) Goslicki, « Un philosophe polonais du droit au XVIe siècle », Thémis polonaise, Varsovie 1931 (en pol. et en franç.).

(15) Jarra E. : « Le bodinisme en Pologne au XVIIe siècle », Arch. de phil. du dr. et de sociol. Jurid., 1933, p. 120 sqq.

(16) Jarra E. : « L'idea dell' Assoluto nella filosofia giuridica polacca », Studi filosofico-giuridici, dedicati a Giorgio Del Vecchio, Modena, 1930.


Référence

Eugène JARRA, « La concorde civique et la constitution de la République de Pologne », Introduction à l'étude du droit comparé : recueil d'études en l'honneur d'Édouard Lambert. Partie 3-4, Sirey et LGDJ, Paris, 1938, p. 221-234.

Eugène Jarra fut professeur à la Faculté de Droit de l'Université Joseph Pilsudski de Varsovie. Ce travail parut simultanément sous une forme élargie dans la Thémis Polonaise, Varsovie, 1937.