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jeudi 10 mai 2012

Devenir et être un homme, selon D. Welzer-Lang, 1994 et 2002


Le texte suivant est une recomposition visant à décrire ce qu'est l'expérience masculine à partir de deux textes produits par le sociologue Daniel Welzer-Lang
 
Le premier texte est extrait d'un article sur la virilité et le virilisme dans les quartiers populaires français (2002), largement complété par le second, constitué d'extraits (indiqués, ci-dessous, entre crochets) d'un article sur l'homophobie, paru en 1994.


[ Un masculin paradoxal.

(…) Le genre masculin est aujourd'hui « construit » de manière paradoxale. Tout se passe comme si les messages éducationnels disaient à chaque mâle, et de manière contradictoire : tu dois être comme ceci et en même temps tu ne dois pas être comme ceci, sinon. Prenons un exemple. On dit aux hommes : « tu dois être le maître chez toi », « tu dois porter la culotte », autrement dit tu dois être « L'homme » et en même temps « Tu ne dois pas frapper une femme, même avec une rose. » Le produit direct de cette double contrainte ? La violence masculine domestique et le silence/honte/culpabilité des hommes (violents) incapables de diriger la relation sans se sentir obligés d'utiliser des violences physiques.

Mais, on aurait tort de limiter l'analyse de ces messages aux seules modalités qui organisent l'oppression et la domination des femmes par les hommes. Les injonctions paradoxales, c'est ainsi que l'on appelle ce système de doubles messages contradictoires, concernent l'ensemble de l'univers masculin.

Autre exemple : on trouve aussi : « homme, tu dois savoir boire de l'alcool » et en même temps : « tu ne dois pas conduire en état d'ivresse ». Ainsi au Québec, toutes les rues sont fleuries de pancartes dénonçant : « L'alcool au volant, c'est criminel ! » J'aimerais bien qu'on m'explique un jour comment on peut tout à la fois, prendre sa voiture pour rejoindre un bar situé à l'extérieur de la ville, boire par plaisir et/ou pour montrer sa virilité, et en même temps, ne pas être égayé par l'alcool. D'ailleurs la problématique routière regorge de telles contradictions.

Ainsi dans la publicité française on trouve souvent des messages qui disent : « Homme, tu dois monter ta force virile au volant ! » Vitesse et puissance de la voiture en sont les signes extérieurs. Et en même temps, « homme tu dois respecter les limitations de vitesse ! » Comment voulez-vous qu'un homme, inondé de messages éducationnels qui assimilent vitesse-puissance-virilité et conquêtes (ou possessions) de femmes, s'y retrouve ? Les sociétés viriarcales participent de ce paradoxe. Il n'y a qu'à voir le nombre de voitures pouvant dépasser la vitesse limitée (toutes routes confondues) qui sont mises en vente sur le marché, et ce, tout à fait légalement.

Et on pourrait multiplier les exemples d'injonctions paradoxales :

- « Homme, tu sauras draguer les femmes, être celui qui est actif, qui décide, qui propose ! » Et en même temps : « Homme, tu respecteras les femmes, futures mères de tes enfants ! » 
 
- « Homme, tu ne montreras pas tes faiblesses, tu ne pleureras pas, tu seras dur avec toi-même, tes proches et tes ennemis ! » et « Homme, tu seras tendre avec les femmes et les enfants ! »

Certains de ces paradoxes ne sont pas nouveaux, certaines contradictions sont là depuis très longtemps. Ces injonctions sont traditionnelles du masculin. D'autres apparaissent depuis peu. Les injonctions paradoxales constitutives du masculin reflètent, comme bon nombre de messages éducationnels, les contradictions inhérentes aux systèmes sociaux. Elles traduisent à leur manière les luttes sociales qui se mènent entre hommes, et entre hommes et femmes, les transformations des rapports sociaux que génèrent les luttes entre genre masculin et féminin, en tant que genres différenciés et hiérarchisés. (...)

Mais ces injonctions paradoxales reflètent aussi très bien l'ensemble des contradictions sociales qui traversent nos sociétés. Hommes et femmes, dominants comme dominées les subissent : « Homme, tu seras le pourvoyeur de ta famille, tu seras leur sécurité matérielle et affective ! » et « Homme, tu es condamné au chômage comme perspective de créativité ! »

Sinon ...

Nous n'avons jusqu'ici examiné que les deux premiers termes de cette figure rhétorique qu'est l'injonction paradoxale. J'ai indiqué que la suite logique se trouve toute résumée par la conjonction « sinon » .

Sinon montre la double nature répressive des messages éducationnels transmis aux hommes. D'une part, la première proposition de l'« être homme » sous entend implicitement le fait de bénéficier de l'ensemble des privilèges accordés socialement aux êtres définis comme masculins, et d'autre part, sinon soulève la menace. Privilèges/menaces et injonctions paradoxales sont intimement mêlé-e-s et enchevêtré-e-s.

Dans de nombreux cas, « l'honneur » , la « virilité » sont les bénéfices symboliques de cette double injonction. Dans la publicité, dans les conseils aux hommes, dans les proverbes, c'est-à-dire dans les différentes épitaphes qui paraphent la construction de l'identité masculine, honneur et virilité sont associé-e-s à pouvoir, femmes dépendantes et soumises, honneurs (au pluriel). Leur pendant négatif est la honte, le « déshonneur » . On a souvent sous-estimé les effets que peuvent produire honneur/honte ou, honneur/déshonneur sur les hommes. La remise en cause de la virilité ou de l'honneur des hommes, représente souvent une véritable dégradation. Un peu comme dans l'armée, masculinité et virilité sont souvent évocateurs de grades successifs. Quant au terme « viril » , sa contrepartie négative, son antonyme social s'apparente au fait d'être assimilé à une femme.

En d'autres termes, même si certaines injonctions paradoxales semblent simplement référer au fait que l'homme, le vrai homme doit être différent des femmes (donc ne pas pleurer, donc se battre), l'ensemble de ces injonctions, de manière implicite, se situent dans une problématique de distinction hiérarchisée. Être homme – nous le verrons de suite – c'est être supérieur aux femmes ou à leurs équivalents symboliques, c'est-à-dire les hommes qui ne parviennent pas à prouver qu'ils en sont vraiment.

Car selon la formulation de l'injonction, les deux termes ne sont nullement équivalents. Le premier terme qui spécifie l'appartenance de genre, l'« être homme » , l'emporte toujours sur le second. Le premier terme connote la « nature » profonde que les hommes sont censés intégrer, ou mimétiser. Quant au second terme de l'injonction, en contradiction apparente avec le premier, il représente un ensemble de dispositifs sociaux qui transmettent une autre image du masculin. Sa fonction principale consiste bien souvent à venir minimiser les effets du premier.]

(…)

La maison-des-hommes. 

Dans nos sociétés, quand les enfants mâles quittent le monde des femmes (3), qu’ils commencent à se regrouper avec d’autres garçons de leur âge – en général cela commence à l’école –, ils traversent une phase d’homosocialité (4) lors de laquelle émergent de fortes tendances et/ou de grandes pressions pour y vivre des moments d’homosexualité.

Compétitions de zizis, marathons de « branlettes », jouer à qui pisse le plus loin, excitations sexuelles collectives à partir de pornographie feuilletée en groupe, voire même maintenant devant des strip-poker électroniques où l’enjeu consiste à déshabiller les femmes… À l’abri du regard des femmes, et de celui des hommes des autres générations, les petits hommes s’initient entre eux aux jeux de l’érotisme. Ils utilisent pour ce faire les clichés (la taille du sexe, les performances sexuelles) légués par les générations précédentes. Ils apprennent et reproduisent les mêmes modèles d’expression du désir (5).

Dans cette maison-des-hommes, à chaque âge de la vie, à chaque étape de la construction du masculin, est affectée une « pièce » – une chambre, une cave, un café ou un stade. Bref, un lieu où l’homosocialité peut se vivre et s’expérimenter dans le groupe de pairs. Dans ces groupes, les plus vieux, ceux qui sont déjà initiés par les aînés, montrent, corrigent et modélisent les accédants à la virilité. Une fois quittée la première pièce, chaque homme devient tout à la fois initiateur et initié.

[ Sur ce thème, Godelier, l'anthropologue, a étudié les Baruyas en Nouvelle Guinée (Godelier, 1982). Chez eux « le sperme est la vie, la force, la nourriture qui donne la force à la vie ». Il montre comment, dans le secret de la maison des hommes, les jeunes hommes non encore mariés d'une part et les initiés d'autre part se transmettent par une ingestion buccale de sperme (fellation) les rudiments de la domination des femmes. Toute violation de ce secret est punie très sévèrement et ceux qui résistent à l'initiation y sont contraints par la force, dit le chercheur.] 

Apprendre à souffrir pour être un homme ; à accepter la loi des plus grands.

[Je me suis souvent demandé le sens que prennent dans nos sociétés dites évoluées, les apprentissages du sport pour les hommes. Lors de la présentation publique à Lyon du numéro spécial du BIEF, une revue féministe que nous avions consacrée aux hommes et au masculin (Welzer-Lang D., Filiod J.P., 1992a), une longue discussion a vu les hommes présents expliciter, avec fortes émotions, les premiers apprentissages du football. Les hommes décrivaient avec force détails les premiers échanges de balles (de football) qui rassemblent dans un quartier résidentiel ou dans l'espace public, quelques enfants-mâles du même âge.

Certains de ces hommes sont revenus par la suite sur cette discussion lors de conversations privées. « Ça a été un déclic, dira l'un d'eux, une période que j'avais complètement oubliée. » Quant aux femmes, par la suite, beaucoup d'amies m'ont demandé l'intérêt de cette discussion qu'elles assimilaient à de l'exhibitionnisme sans en comprendre d'autres sens. Et pourtant. ]

Apprendre à être avec des hommes ou à être avec des postulants au statut d’homme, comme lors des premiers apprentissages sportifs, à l’entrée de la maison-des-hommes, contraint le garçon à accepter la loi des plus grands, des anciens. Ceux qui lui apprennent et lui enseignent les règles et le savoir-faire, le savoir être homme. La manière dont certains hommes se rappellent cette époque et l’émotion qui transparaît alors semblent indiquer que ces périodes constituent une forme de rite de passage.

[ On pourra toujours objecter que dans ce type de groupes d'hommes, la différence d'âge est ténue. Eh bien justement, quand il n'existe pas encore de différentiation sociale ou de hiérarchie de savoirs et d'appartenance sociale, plus exactement quand ces différences ne sont pas encore discriminantes, p'tit homme apprend à respecter une hiérarchie - entre hommes - où la moindre différence d'âge est tout de même opérante.]

Apprendre à jouer au football, au rugby, au judo, etc., c’est d’abord une façon de dire : « Je veux être comme les autres gars. Je veux être un homme et donc je veux me distinguer de l’opposé (être une femme). Je veux me dissocier du monde des femmes et des enfants. »

Pour cela, il faut respecter les codes, les rites qui sont des opérateurs hiérarchiques. Assimiler codes et rites, en sport on dit les règles, oblige à intégrer corporellement (incorporer) des non-dits.

Un de ces non-dits, que relatent quelques années plus tard les garçons devenus hommes, est que l’apprentissage doit se faire dans la souffrance. Souffrances psychiques de ne pas arriver à jouer aussi bien que les autres. Souffrances des corps qui doivent se blinder pour pouvoir jouer correctement. Les pieds, les mains, les muscles… se forment, se modèlent, se rigidifient par une espèce de jeu sado-maso avec la douleur. P’tit homme doit apprendre à accepter la souffrance – sans rien dire – pour intégrer le cercle restreint des hommes. Dans ces groupes monosexués s’incorporent les gestes, les mouvements, les réactions masculines, tout le capital d’attitudes qui serviront à être un homme.

[ On a beaucoup parlé – en France comme dans les autres pays où la conscription est obligatoire – de l'armée. Il est souvent dit que le service militaire, rite de passage entre l'adolescence et l'âge adulte, correspond en quelque sorte à une école masculine de la guerre, un apprentissage de la lutte pour être le meilleur, et en même temps, une espèce d'antichambre du sexisme, de l'alcoolisme et de l'homophobie. Malheureusement une telle hypothèse ne perd rien de son actualité, du moins en France. A moins que l'armée ne soit qu'un facteur complémentaire, une suite logique dans le continuum de l'éducation des hommes. Une forme plus visible, simplement. ]

Dans les tout premiers groupes de garçons, on « entre » en lutte dite amicale (pas si amicale que cela, si l’on en croit les pleurs, les déceptions, les chagrins enfouis qui lui sont associés) pour être au même niveau que les autres, puis pour être le meilleur. Pour gagner le droit d’être avec les hommes ou d’être comme les autres hommes. Pour les hommes, comme pour les femmes, l’éducation se fait par mimétisme. Or le mimétisme des hommes est un mimétisme de violences.

De violence d’abord envers soi, contre soi. La guerre qu’apprennent les hommes dans leurs corps est d’abord une guerre contre eux-mêmes. Puis, dans une seconde étape, c’est une guerre contre les autres (6).

[ On peut toujours tenter d'aller observer in situ ces moments ou ces tranches d'éducation masculine, j'en ai eu l'intention, mais ces formes d'homosocialités se vivent souvent à l'abri du regard des autres. Les autres, qu'ils/elles soient des filles ou des garçons, extérieur-e-s « au milieu » sont exclu-e-s. Timidité, honte, tout ça dessine les murs de cette mini-maison-des-hommes. Ce lieu privilégié où chaque groupe d'hommes va reprendre à son compte les règles d'initiation à l'homosocialité.]

Articulant comme il peut plaisirs – plaisirs d’être entre hommes (ou hommes en devenir) et de se distinguer des femmes, plaisirs de pouvoir légitimement faire « comme les autres hommes » socialement valorisés (mimétisme) – et douleurs du corps qui se modélise, chaque homme va, individuellement et collectivement, faire son initiation. Par cette même initiation s’apprend la sexualité. Le message fondamental : être homme, c’est être différent de l’autre, différent d’une femme. [ Être homme, c'est être plus qu'une femme. Les souffrances d'une telle éducation en sont alors le prix à payer.]

J’ai montré, dans mes enquêtes sur le viol, comment l’analyse de « la première pièce » de la maison-des-hommes, ce que j’ai nommé le vestibule de la « cage à virilité », est un lieu à haut risque d’abus. Elle fonctionne, semble-t-il, comme un lieu de passage obligé qui est fortement fréquenté.

Un couloir où circulent tout à la fois de jeunes recrues de la masculinité, les petits hommes qui viennent juste de quitter les jupons de leurs mères (ou plus rarement les joggings de leurs pères), à côté d’autres p’tits hommes fraîchement initiés qui viennent – ainsi en convient la coutume de cette maison – transmettre une partie de leur savoirs et de leurs gestes.

Mais l’antichambre de la maison-des-hommes est aussi un lieu, un sas, fréquenté périodiquement par des hommes plus âgés. Des hommes qui font tout à la fois figures de grands frères, de modèles masculins à conquérir par p’tit homme, et d’agents chargés de contrôler la transmission des valeurs. Certains s’appellent pédagogues, d’autres moniteurs de sport, ou encore prêtres, responsables scouts… Certains sont présents physiquement. D’autres agissent par le biais de leurs messages sonores, de leurs images qui se manifestent dans le lieu. Ceux-là sont dénommés artistes, chanteurs, poètes.
En fait, parler de « la première pièce » de la maison-des-hommes constitue une forme d’abus de langage. Il faudrait dire : les premières pièces, tant est changeante la géographie de la maison-des-hommes. À chaque culture ou à chaque micro-culture, parfois à chaque ville ou à chaque village, à chaque classe sociale correspond une architecture particulière.

Le thème de l’initiation des hommes se conjugue de manière extrêmement variable. Le mot d’ordre est constant, mais les formes labiles.

Le masculin est tout à la fois soumission au modèle et obtention des privilèges du modèle. Certains aînés profitent de la crédulité des nouvelles recrues : cette première pièce de la maison est vécue par de nombreux garçons comme l’antichambre de l’abus. Et cela dans une proportion qui, à première vue, peut surprendre (7). Non seulement, je l’ai dit, p’tit homme commence à découvrir que pour être viril il faut souffrir, mais dans cette pièce (ou dans les autres, il ne s’agit ici que d’une métaphore), le jeune garçon est quelquefois initié sexuellement par un grand.

Initié sexuellement, cela peut aussi vouloir dire violé : être pénétré de manière anale par un sexe ou un objet quelconque, ou bien être obligé de caresser, de sucer, sous la contrainte ou la menace. Masturber l’autre. Se faire « caresser »…

On comprend que les hommes à qui une telle initiation est imposée en gardent souvent des marques indélébiles.

En ce qui concerne les quartiers populaires, une note particulière est à faire quant aux défoulements, rigolades, exécutoires – c’est ainsi qu’est souvent métaphorisé le viol. Reprenant à leur compte l’hypothèse de la sexualité substitutive, de nombreux témoignages font état de viols « sur le(s) plus jeune(s) », et plus tard de viols, encore, sur les émigrés qui viennent faire leur service militaire (en Algérie). Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, d’études comparatives pour savoir si la stricte division spatio-temporelle vécue parfois encore dans le monde arabo-musulman,la plus grande utilisation de l’espace public, sont plus propices à ce type de viol/initiation qu’ailleurs.

Tout semble indiquer, dans les interviews réalisées au cours de l’étude sur l’homophobie, puis dans celle sur la prison (cf. mon livre Violences et sexualités en prison, édité par l’Observatoire international des prisons), que beaucoup d’hommes qui ont été appropriés par un autre homme plus âgé n’ont de cesse que de reproduire cette forme particulière d’abus. Comme s’ils se répétaient : « Puisque j’y suis passé, qu’il y passe lui aussi. » Et l’abus, outre les bénéfices qu’il procure, revêt alors aussi une forme d’exorcisme, une conjuration du malheur vécu antérieurement. Puis, au fil des ans, quand le souvenir de la douleur et de la honte s’estompe enfin quelque peu, l’abus initial fonctionnerait comme élément de compensation, un peu comme l’ouverture imposée d’un compte bancaire ; les autres abus perpétrés représentant les intérêts que vient réclamer l’ex-homme abusé. Cela vaut tant pour les abus réalisés à l’encontre des hommes que pour ceux commis, dans d’autres lieux, à l’encontre des femmes.

D’autres se blindent. Ils intègrent une fois pour toutes (8) que la compétition entre hommes est une jungle dangereuse où il faut savoir se cacher, se débattre, et où in fine la meilleure défense est l’attaque.

Les abus (dits) sexuels (9) sont bien réels et en nombre très important. Les recherches futures nous en révéleront les formes, la fréquence et les effets à court, moyen et long terme. Avouons pour l’instant notre partielle incurie sur ce thème.

D’autres formes d’abus sont quotidiennes, complémentaires ou parallèles aux abus sexuels. Elles en constituent d’ailleurs souvent les prémices. Des abus individuels, mais aussi des abus collectifs. Qu’on pense aux différents coups : les coups de poing, les coups de pied, les « bousculades ». Les pseudo-bagarres « pour rigoler » où, dans les faits, le plus grand montre une nouvelle fois sa supériorité physique pour imposer ses désirs. Les insultes, le vol, le racket, la raillerie, le contrôle, la pression psychologique pour que p’tit homme obéisse et cède aux injonctions et aux désirs des autres… Il y a donc un ensemble multiforme d’abus de confiance violents, d’appropriation du territoire personnel, de stigmatisation de tout écart au modèle masculin dit convenable. Toutes formes de violences et d’abus que chaque homme va connaître, tant comme agresseur que comme victime.

Petit, faible, le jeune garçon est une victime désignée. Protégé par ses collègues, il peut maintenant faire subir aux autres ce qu’il a encore peur de subir lui-même. Conjurer la peur en agressant l’autre, et jouir alors des bénéfices du pouvoir sur l’autre, voilà la maxime qui semble inscrite au fronton de toutes ces pièces.

Ne nous y trompons pas. Cette union qui fait la force, cet apprentissage du collectif, de la solidarité, de la fraternité – les hommes d’un même groupe peuvent être assimilés à des frères – ne revêt pas que des côtés négatifs. Bien que, dans la maison-des-hommes, la solidarité masculine intervienne pour éviter la douleur d’être soi-même victime, cette maison est le lieu de transmission de valeurs qui – si elles n’étaient pas au service de la domination – sont des valeurs positives. Prendre du plaisir ensemble, découvrir l’intérêt du collectif sur l’individuel, voilà bien des valeurs humanistes qui fondent la solidarité humaine.

Toujours est-il que, dans la socialisation masculine, il faut, pour être un homme, ne pas pouvoir être assimilé à une femme. Le féminin devient même le pôle repoussoir central, l’ennemi intérieur à combattre sous peine d’être soi-même assimilé à une femme et d’être (mal)traité comme tel. (...) 

[ Quels sont les effets d'une telle éducation ?

Ils sont bien sûr multiples et variés. Deux conséquences peuvent apparaître comme majeures.

La peau de l'enfant doit se recouvrir d'un oxyde qui fasse frontière entre deux mondes : le monde intérieur : la pensée, les rêves, le jardin secret et le monde extérieur, celui du social, des contacts quotidiens : les groupes de copains, l'école, la rue. Non pas que les hommes ne soient pas sensibles, émotifs, vulnérables, et ce pour l'ensemble de leur vie. Mais ils doivent « simplement » le cacher, le dissimuler sous une cuirasse de guerrier. Certains arrivent presque à oublier ces traits de personnalité, d'autres l'investissent dans la création. Mais la majorité des futurs accédants à la virilité transforment leurs besoins de contacts sensibles, leurs nécessaires contacts - y compris physiques - avec les hommes et par suite avec les femmes, en violences.

Car l'éducation masculine et les apprentissages de p'tit homme autorisent le toucher, même physique, entre hommes. Mais l'impérieuse nécessité de se distinguer des femmes transforme le besoin de contacts en contacts violents. Observez les matchs de hockey, de football, de rugby, les hommes n'arrêtent pas de se toucher, que ce soit entre partenaires ou avec les membres de l'équipe adverse (on aurait envie d'écrire ennemie). Les caresses se sont transformées en coups.

Une autre conséquence pourtant importante est demeurée inexplorée. Il s'agit de cette capacité particulière qu'ont les hommes de mesurer a priori la dangerosité d'un individu. Que ce soit dans les groupes qu'ils fréquentent, dans la rue c'est-à-dire dans l'espace public ou dans les bars, au travail, p'tit homme devenu homme a acquis et inscrit dans son corps une méfiance généralisée. Il sait que toute personne étrangère ou inconnue, en particulier s'il s'agit d'un homme, peut se transformer en agresseur potentiel. Il observe alors les gestes, la démarche, la voix, l'habillement, l'ensemble de ces signes extérieurs qui sont facilement repérables. Lui -même doit montrer, et ceci sans cesse, qu'il est ou serait capable de se défendre. Tout homme sait bien que de laisser apparaître des signes de vulnérabilité constitue une situation à hauts risques.

J'en donnerai deux exemples. Le premier se passe dans un bar de mon quartier à Lyon. Un soir, alors qu'avec une amie de l'université nous étions sorti-e-s boire un verre, une bagarre éclate. Mais une drôle de bagarre. Un client manifestement un peu alcoolisé jetait ça et là invectives verbales, bouteilles, cendriers, le tout accompagné de grands cris. A un moment donné, dans un grand geste très lent, il prend un siège et le lance dans l'énorme miroir qui tapissait le fond du bar. Celui-ci se brisa alors dans un vacarme assourdissant. On imagine aisément les cris, la panique qui commence à s'emparer des personnes présentes dans ce bar. Mon amie est partie immédiatement se réfugier au 2e étage, alors que je me suis approché de cet homme. Et je n'étais pas le seul homme à le regarder de près. Je n'avais pas peur. J'ai observé les visages des autres garçons qui entouraient l'intrus, beaucoup souriaient et paraissaient détendus. Les hommes présents n'avaient pas peur, car ils savaient que la situation ne comportait aucun danger. L'observation de la scène était claire : cette volonté -pareille à celle des films- de montrer sa capacité virile, de mettre le trouble n'était nullement dirigée contre les personnes présentes.

Tout se passe comme si l'un des effets immédiat de l'éducation masculine était de pouvoir mesurer les signes extérieurs du danger. Comme si notre « mémoire corporelle » pouvait, à la manière d'un ordinateur très rapide, décoder les gestes d'une tierce personne pour nous dire si oui ou non, nous pourrions être en danger. Les réactions de mon amie ? Ou celle des autres femmes parties se réfugier elles aussi loin du bar ? Comme femmes, elles ne disposaient pas des mêmes informations. Elles ne savaient pas mesurer le danger et interprétaient tout écart aux attitudes et apparences normales (Goffman, 1975) comme une agression virtuelle. Bien plus, cette scène renforçait - selon elles - le message distribué aux femmes sur la dangerosité des hommes et leur besoin (sic) d'être protégées.

Pourtant cette mémoire corporelle, cette capacité masculine à mesurer le danger, ne sont pas inscrites dans nos gènes. Nous l'avons apprise. À notre corps défendant, il est vrai. Après des centaines d'agressions, de mini-conflits vécus dans la maison-des-hommes, le regard masculin se fait plus observateur et scrutateur. L'éducation à la violence crée des automatismes de défense. (…)

En France la rue est dangereuse, pour les femmes et pour les hommes. L'alcool, la pauvreté, la virilité sont autant de prétextes pour que des hommes - jeunes et moins jeunes - tentent de se mesurer et de se confronter à leurs congénères. Sans qu'on cherche forcément à vous voler, dans certaines rues, à certaines heures, vous risquez de vous faire agresser. Et pas uniquement verbalement. L'éducation des hommes a fait en sorte qu'ils ont développé des stratégies de défense qui préparent à cette éventualité. S'il se trouve dans la rue le soir, chacun va observer les attitudes des personnes étrangères qu'il rencontre. Et s'il le faut, il va changer de trottoir.

Mais les femmes aussi, me direz-vous. Oui, sauf qu'on n'a pas appris aux femmes à relativiser le danger. Certaines, suite à des agressions, ont peur de tous les hommes qu'elles rencontrent, d'autres n'ont peur de personne. De nombreux témoignages semblent démontrer que certaines femmes ne sont méfiantes qu'après une première agression.

L'autre différence, et elle est de taille, tient à ceci : même si hommes et femmes ont peur des mêmes personnes, à savoir les hommes, les risques ne sont pas les mêmes dans une nette majorité des cas. Violences physiques pour les garçons, violences sexuées ou sexuelles pour les femmes.

De fait, comme dans les différentes pièces de la maison-des-hommes, tout garçon qui donne des signes extérieurs qui pourraient le faire assimiler à un homosexuel risque, comme une femme, de subir agressions physiques et sexuelles. En ce sens, en tous cas certains aimeraient nous l'imposer, la rue est un territoire masculin, une excroissance de la maison-des-hommes.

Puis vient la mise en couple...

À l'adolescence et après, les garçons ne quittent pas totalement la maison-des-hommes. L'entrée dans la vie amoureuse, les contacts avec les femmes, l'installation en conjugalité (la mise en couple avec une femme), toutes ces étapes ne sont pas dépourvues de contacts avec le monde mâle. Tout homme va généralement continuer à passer certaines « périodes » régulières à la maison-des-hommes, des stages de (re)sensibilisation aux comportements masculins. L'éducation masculine est ainsi sans cesse réactivée.

Les excroissances de la maison-des-hommes, on les retrouve dans les espaces de travail, dans les cafés, dans les stades, dans les clubs. Bref, tous les endroits où les hommes s'attribuent - menaces à la clef - l'exclusivité d'un lieu ou d'un espace-temps. ]

Dans le monde du travail, notamment dans les métiers dits à risques (10) qu’étudie Christophe Dejours, les défenses collectives viriles mises en œuvre par les hommes pour conjurer leurs peurs, comme leurs résistances à la féminisation, s’expriment à travers des valeurs et des comportements liés à la maison-des-hommes. « Toute conduite qui s’écarte de la dramaturgie du courage viril est impitoyablement dénoncée, brocardée, ridiculisée et rattachée aux qualifications d’homosexuel, pédé, efféminé, « gonzesse », châtré, sans couilles au cul », dit Dejours (2000, p. 103).

Dans les quartiers populaires, les bas des immeubles et des tours, les interstices entre les rues sont aussi pour les jeunes mâles des espaces de la maison-des-hommes où est stigmatisé tout écart à la force et aux valeurs annexées à la virilité.

[ Maintenant certaines femmes osent y pénétrer. Certaines ont bravé les menaces de viol ou d'agression. On reconnaît bien là aussi l'évolution des rapports sociaux de sexe, la remise en cause du masculin hégémonique et prévalent. Ce ne sont d'ailleurs pas ces femmes là qui sont les plus agressées. J'ai montré en effet, dans mes études sur les hommes violeurs qu'ils agressent prioritairement, non pas - comme nous dit le mythe - les « belles femmes qui poussent les hommes à assumer leurs pulsions irrépressibles », mais bel et bien des femmes que le violeur estime faibles et fragiles, des femmes qui sont en situation de vulnérabilité. On retrouve ici un autre effet de cette éducation de l'homme à repérer la fragilité des personnes, hommes et femmes, qu'il rencontre.

D'autres métastases de la maison-des-hommes ont été peu explorées. Certaines féministes ont, avec raison, dénoncé le sexisme des publicités et de certains messages médiatiques qui polluent notre esthétisme et notre environnement. Elles en ont décrit les contours : comment les femmes sont assimilées à des animaux. Comment elles deviennent des faire-valoir de voitures, de bières, quand elles ne sont pas - comme on a vu en France récemment - métaphorisées en serpillières. Une autre fonction est donc dévolue à la publicité : servir de réassurance à la virilité. « Soyez forts et vous aurez de la bière et des femmes » ; « Soyez violents, car non seulement ce comportement est parfaitement normal mais en plus les femmes aiment ça ». La publicité, mais aussi une bonne partie de la production cinématographique ou télévisuelle viennent réactiver sans cesse les injonctions apprises aux hommes. Elles font de ces arts une véritable excroissance de la maison-des-hommes.

Et ceci reste vrai, même si les représentations masculines évoluent. Pourtant l'apparition de l'homme-objet, l'androgynisation du corps masculin voire son homosexualisation, sont autant de phénomènes récents qu'on croirait en opposition avec l'éducation masculine traditionnelle. Peut-être faut-il les comprendre comme des traces tangibles de l'évolution de nos perceptions collectives face au machisme et à l'homophobie. 

Les femmes : pivôt central du discours masculin et intermédiaires entre les hommes.

Si l'on s'arrête un instant sur les messages éducationnels livrés aux hommes, par des hommes, ce qui est appris aux novices par les aînés, les litanies récitées à longueur de temps par les hommes qui veulent s'affirmer « comme les autres » c'est-à-dire normaux, on voit d'abord que les femmes sont le pivôt central du discours masculin, puis qu'elles représentent bien souvent l'intermédiaire privilégie, le média entre les hommes.

Que ce soit ou non de façon explicite, une grande partie des messages éducationnels apprend aux hommes comment « être avec » les femmes et/ou comment « faire avec » les filles. Ils établissent une « carte du tendre » très particulière. Ces messages somment les hommes de savoir « tenir » une femme. Ils leur enseignent « comment » les désirer (pornographie), les parties du corps à aimer, les formes de corps à observer. C'est ainsi que l'on apprend aux hommes l'art du désir et de l'amour.

Le désir et l'amour affirment et confirment la distinction. Ils réitèrent les messages sur la différence. Être homme, le montrer (par la virilité), l'affirmer (par la drague), le vivre, c'est montrer de manière tautologique la différence. Et, notamment c'est savoir exclure la sensibilité.

L'appris masculin intègre une vision très fonctionnelle de l'amour. L'éducation féminine étant parallèle à celle des hommes, la coutume veut que certaines femmes soient « faites » ou construites pour l'érotisme : les maîtresses, les prostituées, les danseuses nues, les mannequins. Elles existent pour alimenter de manière permanente le désir des hommes. D'autres femmes sont réservées à la maternité, éduquées pour élever les enfants (garçons et filles). On leur enseigne à préparer les bonnes conditions qui font que les petits hommes seront dirigés vers la maison-des-hommes. Certaines d'entre elles ne connaissent même pas ce qui a trait à leur propre désir sexuel. On voit que les éducations masculines et féminines sont complémentaires des mêmes rapports sociaux de sexe.

Et les femmes, dans l'éducation masculine, signent la différence et servent de récompense. Je passe rapidement sur cette image du Tour de France, ou de n'importe quelle autre compétition sportive masculine : la belle femme qui remet les fleurs et les bises au gagnant. Elle est devenue si caricaturale de cette éducation sexiste et homophobe qu'elle passe presque inaperçue. Pourtant, bien avant d'espérer gagner le tour de France ou n'importe quelle compétition sportive pour adultes, p'tit homme apprend dans le regard des femmes les vertus de l'homophobie. Il peut y déceler toute la fascination que les garçons dits virils, ceux conformes à l'image du guerrier protecteur, éveillent chez les adolescentes. C'est du moins ce que semblent suggérer de nombreux hommes en interviews. À l'époque où une grande partie des activités fantasmatiques et personnelles de p'tit homme est consacrée à la recherche de ses premières partenaires féminines, il apprendrait, par les femmes, la différence. Et un homme rencontré, devant le trouble que provoquait cette proposition, de rajouter : « Qu'on le regrette ou pas, il suffit de se promener dans les fêtes foraines, ces lieux à drague et sensations fortes, pour s'apercevoir que le macho a toujours la cote auprès de la gente féminine ». Ailleurs, un adolescent disait : « T'as l'impression que plus t'es un salaud, plus ça marche ». Ce discours possède sa propre logique ; comment pourrait-il en être autrement au vu des héros de films, de séries américaines ou des romans Harlequin ? Mais ce discours est incomplet.

La fête foraine, les cafés, la rue, le bal ou la salle de danse sont pour la jeunesse des espaces de trafic, des lieux de confrontations entre hommes et femmes, ou plus exactement entre apprentis hommes et apprenties femmes. L'observation de ces lieux, l'écoute de témoignages d'hommes et de femmes obligent à nuancer les assertions masculines sur cette période. D'un côté, à la frontière de la maison-des-hommes, comme s'il s'agissait d'un exercice pratique, les accédants à la virilité chassent, draguent, assiègent, traquent, en cherchant à conquérir des femmes. Portant et affichant haut et fort les valeurs dites masculines, ils miment leurs héros. De l'autre, des femmes imprégnées d'un discours sur l'homme idéal, le preux chevalier qu'elles ont à séduire. On imagine très bien les effets de cette double construction : des relations inégalitaires où les femmes apprennent - si ce n'était déjà fait- la violence des hommes, et des hommes qui se voient confirmer l'intérêt de jouer aux mâles.

Bien évidemment, toutes les femmes ne fréquentent pas ces espaces de trafic. Certaines se réfugient dans leurs études et n'en sortent pas, d'autres sont recluses dans les cuisines de leurs mères. Des fractions minoritaires de la bourgeoisie sont même « gardées » par des congrégations religieuses. On comprend alors que l'évocation de ces scènes puisse laisser dubitatives ou béates [sans jeux de mots] certaines femmes. Dans certains milieux, on traitera même de « filles faciles », de dépravées, les femmes qui fréquentent les bars et les discothèques.

Mais, à la différence des filles, la quasi-totalité des hommes se doivent de fréquenter très tôt de tels espaces de trafic. Chaque milieu social organise ses propres zones de rencontres pour adolescents et adolescentes, ces territoires de chasse pour mâles qui expérimentent leurs ruts. Peu de rapport a priori entre les rallyes lyonnais, ces soirées pour les enfants de la bourgeoisie lyonnaise, chaperonnés par des adultes et une boum dans les caves d'une HLM de banlieue. Peu de rapports si ce n'est que chaque milieu social oblige les hommes à faire les preuves de leur virilité, à conquérir des filles.

Et le nombre de femmes tombées dans les filets des hommes sont autant de médailles à mettre en exergue dans les discours. Que les conquêtes soient réelles ou pas, le message véhiculé dans les espaces de trafics est clair : pour être un homme, il faut draguer. Et la liste des femmes séduites constitue la preuve qu'on est bien un homme. Mais qu'advient-il des autres, ceux qui n'entrent pas dans le moule : les p'tits hommes qui ne sont pas capables d'être aussi machos que leurs aînés, les garçons encore impubères, les moins-beaux, les poètes et les gars sensibles ? En s'excluant de ces rituels collectifs, en ne tenant pas leur place d'homme, en n'affichant pas un tableau de chasse glorieux, ils signent leur différence. Ils sont alors mûrs pour la culpabilité et la honte. En tous cas, ils doivent dorénavant se taire. Les femmes représentent l'intermédiaire, le média, entre hommes.

Il n'en va pas autrement pour les belles femmes qui se produisent dans les clubs de danseuses nues, ou les jeunes épouses des hommes célèbres (comédiens, intellectuels, hommes politiques, artistes). En dehors de tout débat sur la sincérité des sentiments – tel n'est pas mon propos – elles démontrent qu'avoir du pouvoir, de l'argent, être arrivé parmi les premiers dans les courses du masculin, tout cela offre des privilèges certains. Notamment dans la gestion de son érotique personnelle.

L'homosocialité ou du plaisir d'être entre hommes.

Il ne faut pas non plus avoir une image caricaturale de l'éducation masculine. Le passage dans la maison-des-hommes, les périodes successives entre hommes, forgent la solidarité des hommes, développent l'habitude d'être entre gars et de s'y trouver bien.

Et les souffrances me direz-vous? Les douleurs entrevues plus haut, dans la majorité des cas, ne sont pas permanentes. Un peu comme les violences masculines domestiques elles sont des bornes régulières, mais non permanentes. Seuls les effets sont rémanents. Intégrées dans la mémoire corporelle des futurs mâles, elles sont, par un processus d'occultation commun à de nombreux phénomènes sociaux, vite oubliées au profit des « bons » souvenirs. Les souffrances sont comparables à des paliers du rituel d'initiation, du rite de passage que constitue le vécu au sein de la maison-des-hommes. En regard des promesses d'un avenir meilleur que constitue l'éducation masculine, et sur une échelle coûts/bénéfices, elles sont minorées et enfouies dans l'armoire de l'inconscient. Observez attentivement des anciens élèves d'une école pourtant stricte et éminemment répressive parlant de leur internat, des hommes qui se racontent les souvenirs du service militaire. Les rires, les blagues, les bons souvenirs ont l'air de largement dominer. Qui parle des pleurs, des humiliations, des abus vécus ? Personne ou presque. La mémoire est sélective.

Quant à ceux qui n'ont pas du tout pu ou voulu vivre ces rituels, les réfractaires, ceux qui ont servi sans cesse de bouc émissaire aux autres hommes, ceux qui ont refusé de se battre ou d'agresser les autres, on n'en sait, bien sûr, que peu de choses. L'histoire de l'Homme n'est bien souvent que celle des hommes qui gagnent, de ceux qui savent se battre. Sans doute, de nombreux réfractaires ont été exclus symboliquement de la communauté masculine « normale ». Un peu comme dans la logique sacrificielle de l'inceste que vivent les femmes, ils sont affectés à des tâches périphériques du masculin. On les retrouve vraisemblablement chez les violeurs pour certains, parmi les hommes prostitués pour d'autres, que la prostitution ait lieu en homme ou en femme. On peut aussi sans doute les rechercher parmi les mannequins, les danseurs nus ou dans les métiers de création où leur sensibilité conservée, voire exacerbée, peut être mise en valeur.

Des hommes quittent aussi la maison-des-hommes convaincus que leur orientation sexuelle est différentes des orientations hétérosexuelles inculquées. Ils savent désormais que pour vivre facilement leur homosexualité, ils doivent en délaisser les signes de repérabilité, du moins ceux qui sont stigmatisés (Goffman, 1983) par la communauté masculine dite hétérosexuelle.

Mais revenons pour l'instant à notre idée de départ : les hommes prennent du plaisir à être ensemble. Et si ce n'était lié à des rapports de domination, qui s'en plaindrait ? À notre époque, où nous vivons une marche sans précèdent vers l'égalité des genres, la question est peut-être la nature, ou la structure, de l'injonction paradoxale inhérente à « être entre hommes ». Que dit-elle ? Le premier terme de l'injonction clame : Soyez ensemble et prenez du plaisir. Le second, forcément opposé au premier (cf. le début du texte) stipule : Prendre du plaisir entre hommes est interdit, il faut se battre pour être le meilleur. Et l'unité de mesure de cette lutte (et son bénéfice) en est le nombre de femmes conquises. Autrement dit, les relations entre hommes sont toujours médiatisées à travers les femmes. Ne prennent du plaisir, entre hommes, sans autre finalité, que les pédés, les tapettes, les fifis, les « tantes », les homosexuels. Cette injonction paradoxale structure d'une part les rapports entre homosocialités et plaisirs d'être entre hommes, et d'autre part l'homophobie qui illustre le paradoxe de l'identité masculine exaltée dans ces injonctions ou maximes. Les liens entre les deux sont évidents.

Dans cette perspective, l'homophobie n'a rien à voir avec le sexe ou la sexualité. Mais ce qui sous-tend cette violence faite aux hommes est parallèle et alimentée par nos constructions hiérarchisées actuelles des genres. Telles qu'on les vit actuellement, homophobie et domination des femmes sont les deux faces du même modèle viriarcal.

Alors quels rapports entre l'homophobie et l'homosexualité ? Pourquoi associer les deux ? Nous allons le voir, l'homophobie constitue une sorte de garde-fou pour sauvegarder les apparences viriles, un préservatif psychique comme le dit Gentaz dans ce même ouvrage, mais aussi social de la virilité.

Homophobie et repérabilité/désignation des homosexuel-le-s.

Une partie de la recherche sur l'homophobie menée à Lyon en 1992 est surprenante. Des quelques 500 personnes que nous avons interrogées avec Pierre Dutey par questionnaire, plus de 95 % peuvent dire qu'elles ont identifié des homosexuel-le-s dans la rue et en décrire les critères de repérabilité. Parmi ceux-ci : le vêtement, les gestes, le ton du langage, qui chacun à leur manière décrivent des formes de féminisation. Alors que la question restait ouverte à la possibilité d'avoir rencontré aussi bien des femmes homosexuelles que des hommes, plus de 90 % répondent à la question en ne signalant que les hommes homosexuels. Les personnes interrogées, hommes et femmes, appartiennent à tous les milieux (étudiant-e-s, employé-e-s, travailleurs/euses sociaux/ales, médecins, infirmières, ouvrier-e-s, cadres supérieur-e-s, intellectuel-le-s). Certain-e-s affirment leurs idéologies de droite, d'autres de gauche ou se déclarent non concerné-e-s par les partitions politiques ; quelques un-e-s sont même militant-e-s d'associations contre le S.ID.A (Aides), alors que d'autres sont des responsables féministes (Mouvement Français pour le Planning Familial) ou des cadres d'associations humanitaires (Croix Rouge Française). Les répondant-e-s ont entre 20 et 65 ans. On retrouve également des personnes vivant dans des milieux urbains, alors que d'autres habitent les zones rurales. Que faut-il en déduire ? Que les critères de repérabilité qui servent à désigner l'homosexualité sont éminemment partagés au sein de la culture française actuelle. C'est bien de cela dont il est question. Peu de personnes ont pu donner comme traits identificatoires le fait que les hommes se tenaient par la main, qu'ils s'embrassaient ou se qu'ils se caressaient dans l'espace public. Ce sont pourtant autant de signes qui pourraient légitimer davantage l'identification.

Bien sûr, les médias reproduisent la symbolique dominante, c'est-à-dire ici masculine et hétérosexuelle : télévision, cinéma, radios présentent à profusion des plaisanteries et des attitudes sexistes décrivant les critères de repérabilité connus et admis de l'homosexualité. Les exemples de mise en scène des tantes, des tapette, des folles sont nombreux. La follitude fait recette et maintient l'homosexualité parmi les déviances et les excentricités. On comprend alors aisément le message distillé aux personnes homosexuel-le-s, tant hommes que femmes : pour vivre heureux/euses, vivez caché-e-s ! Et de nombreux hommes, de nombreuses femmes, se cachent effectivement. Voilà à quoi aboutit l'homophobie particulière.

Avant l'apparition du S.I.D.A., l'homophobie particulière légitimait et organisait la sanction à la repérabilité, et ceci de manière curieuse. En voici un exemple qui témoigne de notre myopie collective, en tous cas de la mienne. Durant les années 1975, j'ai été éducateur de rue à Paris pendant plusieurs années. Mon travail éducatif consistait à m'occuper de manière plus ou moins informelle de « jeunes de la rue », éviter autant que faire se peut leur exclusion et permettre à ceux/celles qui en avaient le désir de « s'en sortir » (le tout dit entre guillemets aux vues des conditions que nos sociétés réservent aux jeunes démuni-e-s de capital scolaire). Territorialisé, je travaillais à l'époque « sur » la Porte d'Asnières et le quartier des Batignolles avec des bandes de délinquants ; des « zonards » en blouson de cuir et grosses motos qui, outre un certain nombre d'activités illégales, pratiquaient régulièrement « la chasse aux pédés » au square des Batignolles et sur les lieux de drague utilisés par les homosexuels. Je passe rapidement ici sur la nature profondément homosociale de ce type de regroupements masculins : un groupe d'hommes, en cuir et moto, fortement hiérarchisé. « La chasse aux pédés » consistait, du moins nous le croyions à l'époque, à les repérer et les dépouiller : leur voler vêtements, argents et objets de valeurs.

Ce n'est que beaucoup plus tard, lors de mes travaux sur le viol, lors d'une entrevue avec un homosexuel qui avait été agressé à cette époque par les jeunes « des Batignolles », que j'ai réalisé que « la chasse aux pédés » consistait aussi, parfois, pour une part de la bande, au viol collectif de ces derniers. Avouez qu'il y a de quoi s'y perdre. Des jeunes qui agressent des homosexuels et qui, pour les punir de leur homosexualité, les violent.

L'homophobie particulière s'intéresse aux homosexuels repérés, ceux qui sont assimilés à des pédés, à des passifs, donc à des femmes. Dans le code homophobe, la sanction est logique : les traiter comme des femmes et se les approprier sexuellement. Bien plus, le viol collectif des homos, phénomène appartenant au secret collectif qui pour partie fonde la bande comme mini-société masculine, permet de vivre son homosexualité de manière dégagée de culpabilité.

De la même manière, j'ai pu approcher le dossier d'instruction de cours d'assises d'un homme détenu, violeur et meurtrier d'un jeune de 17 ans qui auparavant lui avait servi de main d'œuvre domestique (l'adolescent était obligé sous la menace de coups, de laver son linge et de nettoyer la cellule) et de main d'œuvre sexuelle. L'adolescent est mort des suites d'une nuit d'horreur où il fut sodomisé par son codétenu avec différents objets. Quelles ont été les premières déclarations du meurtrier ? Je ne suis pas un homosexuel. Pour un homme dit hétérosexuel et actif, « un trou c'est un trou ». Ce qu'on retrouve dans une maxime lancée régulièrement par un groupe d'adolescents que j'avais rencontré: « Pourvu qu'il y ait un trou, des poils et que ça pue ! » ]

Le masculin, les rapports entre hommes sont structurés à l’image hiérarchisée des rapports hommes-femmes. Ceux qui ne peuvent pas prouver qu’ils « en ont » sont alors menacés d’être déclassés et considérés comme les dominées, comme les femmes. « Ils en sont » dira-t-on à leur propos. Et ils seront traités comme des femmes ; violentés par les autres hommes, ils serviront de boucs émissaires. Le fait d’être « pris » comme une femme, y compris d’être abusé sexuellement, est une menace qui s’exerce sur tous les hommes qui ne veulent pas ou n’arrivent pas à faire croire à leur virilité.

C’est ainsi que, en prison, un segment particulier de la maison-des-hommes, les jeunes hommes, les hommes repérés ou désignés comme homosexuels (hommes dits efféminés, travestis…), hommes qui refusent de se battre, voire ceux qui se sont fait prendre à violer des dominées (11), sont traités comme des femmes, appropriés sexuellement par les « grands hommes » que sont les caïds, rackettés, violentés. Souvent même, ils sont tout simplement mis en position de « femme à tout faire » et doivent assumer le service de ceux qui les contrôlent, notamment le travail domestique (nettoyage de la cellule, du linge…) et les services sexuels.

Les rapports sociaux de sexe sont transversaux à l’ensemble de la société, et hommes et femmes en sont traversé(e)s. Dans cette perspective, j’ai proposé de définir l’homophobie comme la discrimination envers les personnes qui montrent, ou à qui l’on prête, certaines qualités (ou défauts) attribuées à l’autre genre. L’homophobie bétonne les frontières de genre. Lorsque, dans une enquête, nous avons demandé à quelque cinq cents personnes à quoi elles reconnaissaient des personnes homosexuelles dans la rue, celles-ci, à une écrasante majorité, ne parlent que des hommes homosexuels (le lesbianisme est invisible). Et, qui plus est, elles assimilent aux homosexuels les hommes qui présentent des signes de féminité (voix, vêtements, postures corporelles). Les hommes qui ne montrent pas des signes répétitifs de virilité sont assimilés aux femmes et/ou à leurs équivalents symboliques : les homosexuels. 

Les « Grands-Hommes.

Je viens d’invoquer les caïds en prison, et d’évoquer à leur propos les « Grands-Hommes ». Il se peut que la prégnance de l’analyse marxiste qui a privilégié les classes sociales, ou que celle féministe « marxienne » (pour reprendre le terme de Christine Delphy), qui nous a fait adopter une analyse analogue pour étudier la domination masculine, doublées du peu d’études sur les hommes et le masculin, aient occulté ce que chaque homme sait : on a beau être un homme, un dominant, chaque homme est lui-même soumis aux hiérarchies masculines.

Tous les hommes n’ont pas le même pouvoir ou les mêmes privilèges. Certains, que je qualifie de Grands-Hommes, ont (comme tous les hommes) des privilèges qui s’exercent aux dépens des femmes, mais aussi aux dépens des hommes.

Qui sont les Grands-Hommes ? Comment leur statut est-il rétribué ? En argent, honneur (confortant la virilité) et en statuts de pouvoir. Empiriquement (cf. mes études sur l’échangisme et le commerce du sexe), on sait que, pour un homme, le fait d’être vu avec des « belles » femmes lui permet d’être classé parmi les Grands-Hommes ; au même titre que celui qui a de l’argent et/ou du pouvoir manifeste sur les hommes et les femmes. Chaque homme a ou peut avoir, s’il accepte les codes de virilité, du pouvoir sur les femmes (qu’il reste d’ailleurs à quantifier) ; certains (chefs, Grands-Hommes divers) ont en plus du pouvoir sur les hommes. C’est bel et bien dans ce double pouvoir que se structurent les hiérarchies masculines.

On peut, on doit aussi articuler ces divisions avec les classes sociales. Un(e) cadre, un(e) patron(ne) a – de fait – du pouvoir dans l’espace professionnel sur d’autres hommes et d’autres femmes. Sans doute n’est-il pas indifférent d’être à ce moment-là un homme ou une femme. (...).

[ Aliénation des hommes et oppression des femmes.

(...) Nous l'avons vu, la maison-des-hommes enseigne une logique de gestionnaire, une échelle coûts/bénéfices pour visionner et appréhender le social. La domination des femmes accorde au groupe des hommes des privilèges collectifs, et le groupe rétrocède à chaque homme des privilèges individuels : être servi et avoir une compagne soumise, avoir pour ses enfants une mère qui veille à leur éducation, bénéficier des emplois les mieux payés, pouvoir disposer sexuellement des femmes à sa guise – les culpabilisant même parfois individuellement pour chaque situation d'abus qu'elles subissent –, utiliser à son service les hommes considérés comme plus faibles. Bref, dominer et contrôler le monde, femmes et enfants compris.

Une telle situation possède sa propre contrepartie. Rien n'est gratuit en ce bas monde, tout se paye et interagit. Pour être détenteur des privilèges masculins, l'homme doit prouver et réaffirmer sans cesse son appartenance au groupe. Il doit montrer qu'il est capable de veiller sur les intérêts masculins, de les capitaliser et de les faire fructifier. Cela passe, en grande partie, par l'homophobie que l'on peut alors comparer au rejet des hommes-traîtres. ]


Notes.


(3) Ou celui des quelques hommes qui s’occupent des enfants en bas âges.

(4) L’homosocialité regroupe les relations sociales entre les personnes de même sexe, à savoir les relations entre hommes ou les relations entre femmes.

(5) Dès la prime enfance, à travers les revues pornographiques, les jeunes mâles apprennent que l’on peut fantasmer, s’exciter seul ou en groupe devant des figures de femmes, et que ces figures, ces représentations de personnes réelles (payées pour cela, mais les jeunes n’en ont pas toujours conscience) sont disponibles à leurs scripts sexuels. Ces images, de par leurs poses, les propos ou scenarii sexuels qu’on leur prête, aident à structurer un imaginaire sexuel dans lequel l’achat de la revue ouvre également, de fait, le droit à la possession sexuelle. Les jeunes garçons apprennent alors à être « clients ». La question du type d’imaginaire ne nous intéresse pas ici. Mais on retiendra qu’à travers cette socialisation pornographique les mâles apprennent à dissocier affects (produits de la rencontre entre deux personnes et des liens sociaux créés) et excitation sexuelle. On peut, et dans la maison-des-hommes on doit, être excité par les figures représentant des femmes disponibles à la sexualité du consommateur. Et cette sollicitation à la dissociation est renforcée par l’ensemble de nos mass-médias qui, à longueur de temps, nous signalent la « beauté » des femmes (parfois définies par leur seul prénom) présentes sur les plateaux de T.V., dans les films, les pubs… Remarquons qu’en même temps que les mâles sont socialisés en clients, ils le sont dans un paradigme hétéro-normatif où l’objet de désir est centré sur les femmes, leur pénétration ; ce qui dans l’idéel masculin signifie possession et soumission. Hétéronormativité intégrée au sein d’un fort vécu homosocial. Jean-Jean (2000) explique les difficultés qu’ont par la suite les hommes qui aiment les hommes à investir toute leur sexualité ; comment les homosexuels ou les bisexuels doivent se débrouiller seuls pour traduire la socialisation masculine hétérocentrée dans leurs goûts sexuels. Plus tard, tout mâle sait qu’il peut, pour une somme modique, louer ou acheter les services sexuels d’une femme, d’un homme, ou d’un transgenre. Quand on observe les mâles en bandes qui rodent autour des personnes prostituées, on retrouve au sein de leur groupe cette ambiance homosociale particulière : ils chassent ! Seulement, le secret qui lie les dominants entre eux (Godelier, 1982, 1991, Mathieu, 1985, Welzer-Lang, 2000) leur demande le silence. Dans un système viriarcal, à domination masculine, la sexualité extra-conjugale de l’homme n’est aucunement contradictoire avec le contrat de fidélité du mariage.

(6) Je n’insiste pas ici sur l’ineptie du discours qui tend à prouver que les mères sont responsables des violences commises par leurs enfants mâles sous prétexte qu’elles les auraient éduqués ainsi. Ce ne sont pas les femmes qui contrôlent la maison-des-hommes, mais bel et bien les hommes eux-mêmes. Ce qui n’empêche pas certaines mères de cautionner ce système, quand d’autres font tout pour protéger leurs enfants mâles de ce type de pratiques.

(7) Au Québec, en 1984, un comité sur les infractions sexuelles à l’égard des enfants et des jeunes (la commission Badgley) signalait, en se basant sur une étude canadienne, qu’en dépit du nombre extrêmement limité de plaintes d’hommes pour viol, une femme sur deux et un homme sur trois (soit 42,1 % des personnes au Canada et 40,2 au Québec) reconnaissent avoir été victimes d’actes sexuels non désirés. La plupart des personnes ont été agressées pendant leur enfance ou leur adolescence. Pour une discussion
sur les données françaises, non contradictoires avec l’étude québécoise, on se référera à mon texte sur l’homophobie (1994).

(8) Ou, plus exactement, pour un temps plus ou moins long dépendant de la capacité à les écouter et à leur rendre justice. Tout homme abusé est culpabilisé et se responsabilise de ce qu’il a vécu. Il a été incapable de se défendre. Il a échoué face à la règle première des hommes qui commande de ne pas se faire mettre, ou se faire avoir. Outre les traumatismes physiques, la honte est grande d’avoir été piégé, d’avoir été pris « comme une femme ».

(9) Il faudrait plus exactement parler d’abus sexués. C’est-à-dire d’abus qui réfèrent à la domination inhérente aux rapports sociaux de sexe, à la construction sociale des sexes. Pour les victimes de viols, l’agression est rarement sexuelle dans la mesure où l’acte est totalement étranger à leur désir. Même si j’ai entendu quelques hommes me dire que le premier abus vécu leur a révélé leur homosexualité, les mêmes sont unanimes à dire qu’ils auraient préféré être « initiés » autrement. Bien plus, à cause de l’abus, certains s’interdisent pendant un laps de temps plus ou moins long d’accepter leurs désirs sexuels pour d’autres hommes.

(10) Risques d’échec, risques pour l’intégrité du corps comme ceux des métiers du bâtiment, des mines, de la police, de la marine, de l’aviation, de l’agriculture et forêts, etc.

(11) Idéalement, dans l’idéologie masculine, on doit pouvoir s’approprier des femmes en respectant l’injonction qui dit qu’ « on ne doit pas battre une femme, même avec une rose ». Le charme et la séduction naturelle du mâle supérieur devraient suffire. Même si cette « séduction » peut elle-même être de l’ordre du harcèlement, plus ou moins poussé.


Références.


1) Daniel WELZER-LANG, « Virilité et virilisme dans les quartiers populaires en France », V.E.I. Enjeux, n° 128, mars 2002.

2) entre crochets ([]) : Daniel WELZER-LANG, « L'homophobie, la face cachée du masculin », in Daniel WELZER-LANG, Pierre DUTEY et Michel DORAIS, La peur de l'autre en soi, du sexisme à l'homophobie, VLB Éditeur, Québec, 1994.

lundi 7 mai 2012

L'homosexualité selon Serge Moscovici, 1972


Serge Moscovici est né le 14 juin 1925, à Brăila, en Roumanie. Ex-directeur d'études à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, il est le directeur du Laboratoire Européen de Psychologie Sociale à la Maison des Sciences de l'Homme de Paris. 

La théorie des représentations sociales, celle de l’influence sociale minoritaire et celle des choix collectifs et du consensus social sont les trois contributions les plus importantes de Serge Moscovici à la psychologie sociale européenne. Elles sont à l’origine de nombreux programmes de recherche, qui rendent compte des conduites individuelles et de celles des foules. Pour Serge Moscovici l’explication psychosociale doit tenir compte des liens entre l’individuel et le collectif, entre le sujet et le système. Cette conceptualisation fait de la psychologie sociale européenne une alternative à la psychologie sociale américaine, tant du point de vue théorique que méthodologique.

Si son travail est dominant dans le domaine de la psychologie sociale, son œuvre anthropologique est tout aussi remarquable. Lié à la création du département d’ethnologie de l’université Paris VII dans les années 1970, il a marqué toute la génération de 1968, tant écologiste que féministe. En novembre 2003, Serge Moscovici s'est vu décerné le Prix Balzan pour l'ensemble de son œuvre en psychologie sociale. 

Il est le père de l'homme politique socialiste Pierre Moscovici. (Sources : Wikipedia et le site psychologie sociale.com)



« Les différentes formes de hiérarchie n’ont rien de gratuit, et les conséquences qu’elles entraînent pour ceux qui en bénéficient sont certaines. 

Les animaux qui occupent une place élevée sont aussi ceux qui ont une chance de survie, au sens strict comme au sens sélectif, puisqu’ils peuvent avoir des liens hétérosexuels et se reproduire. 

Par contre, les individus subordonnés, les jeunes mâles adultes ou sub-adultes en particulier, sont forcés de quitter le foyer du groupe. Sur eux s’exerce une pression à l’homosexualité, au sens littéral aussi bien que dans le sens d’une sorte d’initiation à une vie qui se déroule surtout avec leurs congénères du même sexe. Leur réunion avec des femelles est difficile et implique pour eux un risque d’agression. Même quand cette possibilité leur est offerte, la surveillance des animaux hégémoniques ne se relâche guère et il est hors de question de former un couple normal. » (p.67 de l'édition de la collection : « Les classiques des sciences sociales.)

 
« La lutte des sexes façonne non seulement l’hétérosexualité mais aussi l’homosexualité. 

Dans les sociétés de primates, celle-ci constitue une solution positive à la tension qui oppose les générations. 

Le jeune mâle, le subordonné recherche et obtient la protection de l’adulte ou du supérieur par des cérémonies où il adopte une posture féminine et subit de la part de ce dernier un assaut sexuel symbolique ou réel. 

Les congrégations masculines y vivent obligatoirement, ouvertement, dans un cadre homosexuel requis par l’état de non reproducteur. La reprise de la cohabitation avec les femelles a lieu dès que l’occasion s’en présente. 

L’initiation des garçons, dans les sociétés humaines, confère aux conduites homosexuelles une signification nouvelle en les dissimulant ou en les sublimant, moins aux yeux des hommes qu’à ceux des femmes

L’atmosphère d’une initiation est celle de la rupture, de la lutte, du passage. L’enfant est mis devant un choix, ou plutôt un choix lui est imposé entre deux groupes de parents, deux loyautés, deux modes d’existence. 

L’une des issues a probablement été la masculinité homosexuelle. Identification complète à la société des hommes, adhésion à ses contrats rigoureux et secrets, complicité dirigée contre les femmes, cet état idéal suppose la non-intelligence totale avec l’autre sexe. Il rejette le contact avec l’impur, l’inférieur, dispense du regret et de la culpabilité, introduit l’homme dans la compagnie de ses égaux. Le monde masculin se clôt sur lui-même ; il échappe à la dépendance, se soustrait au conflit, à l’interdit de l’inceste et à la raison qui l’a motivé. 

L’autre issue, l’homosexualité masculine, laisse les hommes vivre dans le monde féminin sans contrevenir aux règles en vigueur ni en compromettre l’application. Elle se constitue en-deçà de la rupture que représente l’initiation, dans le refus de la subir au prix d’une rupture, d’une sortie du groupe, d’un retournement contre les mères et les sœurs. L’individu déchiré par les sacrifices et les épreuves exigés de lui, haïssant le jeu de la ruse et de la mort qui fait de lui l’adversaire de celles pour et par lesquelles il est vivant, tend à un compromis, s’efforce d’unir les deux sexes en un seul

Complétant l’hétérosexualité ou s’y opposant, l’homosexualité est le résultat des interdits, des rituels et des antagonismes qui les entourent. Elle instaure en quelque sorte un troisième sexe, synthèse, au sens chimique, des deux autres. On peut y voir une réponse normale à des conditions psychiques et sociales concrètes ; elle n’a ni disparu, ni « guéri », au cours de l’histoire des sociétés et des individus, comme le ferait une malformation ou une maladie que l’on peut diagnostiquer et soigner.  

Elle fait néanmoins l’objet d’une surveillance dont la direction confirme l’importance relative de la place occupée par chaque sexe. Étant donné que les hommes sont au centre de la société et les femmes à la périphérie, l’homosexualité de ceux-là est plus localisée, et plus lourdement sanctionnée, le cas échéant, que l’homosexualité féminine, plus diffuse, et finalement tolérée. 

Pour l’homme, en effet, ne pas avoir de femme, c’est rompre les liens primordiaux avec les autres hommes, perturber la marche ordonnée du corps social, voir sa position dans la société abaissée. Les femmes, au contraire, ne sauraient, quels que soient leurs goûts et leurs conduites, troubler un ordre dont elles n’occupent que la partie domestique. 

L’hétérogénéité des sexes aboutit au contraste des sexualités. Ces diverses constellations ont dû être aménagées, travesties et embellies par les civilisations successives. Le mot amour les a couvertes de toute son ambiguïté, les images de la virilité et de la féminité ont forgé, sinon la réalité, à tout le moins les idéaux de l’espèce. » (note 9 de la 3e partie, p. 380-381 de l'édition de la collection : « Les classiques des sciences sociales.)

Références.

Serge Moscovici, La société contre-nature, Union générale d’édition, Collection 10/18, Paris, 1972.

mercredi 25 avril 2012

La justice, passion française, selon Ernst Curtius, 1932


 Si les Français du passé avait mis en application cette vertu de justice et si les Français de l'avenir la mettaient en œuvre, bien des drames auraient pu ou seront évités. En cette période d'élections françaises, à bon entendeur...


La justice n'est pas seulement pour les Français une vertu théorique, sa puissance sur l'esprit et la sensibilité du peuple est considérable. Quiconque fait appel à ce sentiment peut être certain de trouver à ses côtés la sympathie, la passion et l'énergie active de la nation. C'est une réaction que connaissent les politiciens de tous les partis. Il est impossible d'enflammer le peuple français pour une cause qui ne soit pas à ses yeux une cause juste. On a vu des généraux de la IIIe République proclamer à leurs troupes : « Vous ferez respecter la Justice, parce que tel est le premier devoir de tout honnête homme et que la Justice - plus encore que la Liberté, l'Égalité et la Fraternité, qu'elle résume en un mot et contient à elle seule - est la chose du monde à laquelle les Français tiennent par-dessus tout. » (1).

Note.

(1) Général TANANT, L'officier de France, 5e édition, impr. Crété, Corbeil ; la Renaissance du livre, 78, boulevard Saint-Michel, Paris, 1927. (9 avril.)

Référence.

Ernst CURTIUS, Essai sur la France [ Die Französische Kultur], traduction par Jacques Benoît-Méchin, Grasset, 1932 ; cité par Paul LE COUR, L'ère du Verseau, nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée par Jacques d'Arès, Dervy, 1991, p. 136.

vendredi 13 avril 2012

Les enfants et les chiens...


La recette pour rendre un chien délinquant est la même que celle employée pour rendre délinquant un humain : privez-le d'attachement affectif, faites-le vivre dans l'isolement social, ajoutez une pincée de traumatisme, secouez bien fort, vous obtenez un danger public.

Référence.

Propos d'une doctoresse animalière rapportés par Alain Rollat dans Le Monde, 06.02.1999.

vendredi 23 mars 2012

Les conditions de l'occupation de la Régence d'Alger, selon A. Dupin, 1834


Suite au rapport d'enquête nommée par le Roi le 7 juillet 1833, on discute, à la Chambre des Députés, de ses conclusions, et de la nécessité de poursuivre la colonisation en Afrique du Nord. Le député de centre gauche André Dupin, dit Dupin-aîné,  donne ici son opinion sur les conditions de l'occupation française d'Alger, opinion aussitôt contredite par celle du maréchal Bertrand, comte Clausel, ex- et futur commandant en chef de l'armée d'Afrique, ex- et futur gouverneur général d'Alger.




Chambre des Députés.

                                                   Séance du mardi 29 avril 1834.


M. DUPIN : (…) J'examine ce qu'on a fait en Afrique. Notre expédition a été brillante, la conduite de notre marine dans le débarquement, la conduite de nos troupes dans l'assaut, et la prise d’Alger font également honneur à nos armées de terre, et de mer et aux merveilleux accord qui a régné entre nos marins et nos soldats. Car c'est encore là une affaire de parti, d'appeler cela l'œuvre de la Restauration. C'est du même ton que les flatteries qui, sous Louis XIV, rapportaient au grand Roi, resté à Paris, tout l' honneur des victoires remportées par ses maréchaux. C'est à la France, c'est à l’armée française qu'il faut attribuer ce qu'a d’honorable et de glorieux la prise d’Alger. (Marques universelles d'adhésion. )

Quelle a été notre conduite avec les indigènes  ? Messieurs, chez toute espèce de peuple, mais surtout chez les peuples avec lesquels on n’est pas en intime relation, la différence de religion est ce qui sépare plus profondément les hommes, ce qui oppose le plus d’obstacles, soit à la conquête, soit à la fusion, soit à l’incorporation des peuples, soit à la réunion des hommes.

Ce sentiment, Messieurs, devait être beaucoup plus vif chez les Maures que chez aucun autre peuple, car il ne s’agit pas seulement d’une différence abstraite de religion, de Dieu, de culte. Chez les Maures, la différence de religion se lie à tous les souvenirs de leur nationalité. Quand ils furent expulsés d’Espagne, c’est au nom de la religion catholique que les Maures furent chassés, exterminés, car ceux qui voulurent y rester, en abjurant leur foi, purent y rester.

Nous sommes des chrétiens : à ce titre, il devait il avoir de vives préventions contre nous chez les Maures. Si ces préventions avaient été ménagées avec soin, si l’on avait tout fait pour les dissiper, peut-être auraient-elles été diminuées devant l’évidence des faits ; mais si, au contraire, ces faits sont venus confirmer leurs appréhensions, ces sentiments non seulement ont dû devenir plus vifs, mais être renforcés par la puissance des souvenirs. Alors rien n’a été plus défavorable que notre situation.

Eh bien ! il résulte des faits, qu’on a pas respecté les mosquées, qu’on a insulté les tombeaux  ! La manière dont on s’est placé dans l’intérieur des familles a choqué les mœurs intérieures, et achevé de les aliéner ; elle a opéré une profonde antipathie entre les conquérants et les capitulés.

Après ce premier intérêt de tous, celui de la religion, vient l’intérêt de la propriété. A-t-on respecté les propriétés ou publiques ou privées  ? Non, Messieurs ; et ce ne sont pas seulement des spéculateurs ; mais, il faut le dire, des fonctionnaires publics de l’ordre civil comme de l’ordre militaire, et quelquefois du rang le plus élevé, qui ont déshonoré leur double caractère, en se livrant à des spéculations qu’ils auraient dû s’interdire. (Sensations diverses.)

Le domaine public ne reposerait pas sur des actes aussi explicites que chez nous; l'écriture pour les titres y est presque inconnue, la propriété repose en ce pays sur la foi testimoniale. Le gouvernement ancien d'Alger, qui, d'ailleurs, n'était plus là, n'avait pas intérêt à empêcher l'usurpation du domaine public ; chacun a cherché plus ou moins à en dissimuler l'origine. Ce n'est pas tout. Dans le désir d'avoir au moins un vendeur pour se créer un simulacre de titre, on cherchait un indigène, un habitant du pays qui voulût effrontément s'en dire propriétaire et consentir la vente. Il n'en fallait pas davantage pour se mettre en possession de la chose ainsi vendue. (Sensation.)

À l'égard des propriétés privées, on s'en est emparé aussi ou violemment, ou à l'aide de dols ou subterfuges, en faisant entrevoir aux propriétaires qu'ils étaient bien heureux d'en trouver un prix médiocre, parce que tôt ou tard elles leur seraient enlevées. Ainsi, l'on blessait d'avance un sentiment qui est profondément enraciné dans les âmes, le sentiment de la propriété.

Il y a eu des dévastations dont il faut bien rendre compte, parce qu'elles rendent plus difficile l'application des remèdes qu'on voudrait plus tard apporter a tant de maux en essayant de coloniser le pays.

Qu'est-ce qui aide le plus la colonisation dans un pays ? Ce sont les forêts qui fournissent les bois de construction et qui facilitent l'établissement des maisons, des fermes et des outils. Et bien ! c'est dans le massif d'Alger, dans cette espèce de parterre, de lieu de délices, du moins relativement aux sables qui, à peu de distance, entourent ce pays ; c'est dans cette partie, qui est la plus fertile et la plus agréable, qu'on a opéré le plus de dévastations. Il y avait des bois ; on les a coupés, et même, à défaut de bois sur pied, on a dévasté des maisons, on a arraché les portes et les fenêtres pour faire du feu.

Les valeurs mobilières du domaine public n'ont pas été plus respectées, à l'exception du Trésor, qu'un inventaire et une prompte expédition en France ont mis à l'abri de la dilapidation, on a disposé de tout le reste d'une manière plus ou moins impudente.

À ce propos, je citerai un seul fait : on a trouvé dans les magasins d'Alger 15 500 saas (mesure du pays) pesant 80 kil. et se vendant au prix moyen de 6 à 7 fr. On les a vendus à 2 fr. 70 c. Après avoir vidé les magasins du Gouvernement, il a fallu racheter des grains pour nourrir la garnison, et l'on en a racheté au prix de 17 fr. la même mesure ; mais comme ces grains étaient de mauvaise qualité, on a trouvé un spéculateur qui les a rachetés à 5 fr. Là s'arrête pour moi la généalogie de ces grains (on rit), et je ne sais pas s'ils ne sont pas rentrés d'une autre manière dans les magasins du Gouvernement.

Il y a eu des exécutions militaires déplorables et sans jugement ; une tribu entière, la tribu d'EI-Aouffia, a été exterminée  ! Elle était innocente ! Le général Berthézène le dit p. 211 de son récit. J'absous notre armée de ce crime, mais j'en accuse qui a commandé le feu. (Vives sensations) Il y a eu des réquisitions arbitraires, frappées comme moyen de fortune ; celle des laines a rempli un chapitre dans l'ouvrage de M. Pichon. Pour ce fait, je le sais, et je me plais à le dire, le Gouvernement a pris tous les moyens possibles pour tâcher de faire rentrer les choses dans l'ordre ; mais il n'a pas été obéi.

Cette réquisition, dont on a permis de se racheter en argent, à produit une somme de 360000 francs qu'on n'a jamais voulu remettre à l'administrateur civil, et dont l'histoire finale ne lui est pas connue.

Mais ce n'est pas seulement les indigènes qui ont souffert ; les Européens ont été aussi maltraités ; et cela, certes, n'encouragera pas, soit à coloniser, soit à s'y rendre. Il y a eu des avanies pour tous. Enfin, la capitulation a été plusieurs fois violée !

Eh bien ! je demande si tout cela est de la civilisation ! Car le grand mot ici, c'est qu'on a été porter la civilisation à Alger ; en arrivant, on a dit aux habitans : « Nous vous apportons la civilisation. » (On rit.) Mais la civilisation, est-ce le talent de fabriquer des objets de luxe, quand quelquefois ce sont les hommes les plus grossiers qui font ces sortes d'ouvrages ? ou bien est-ce le talent de les consommer, quand ce sont souvent les hommes les plus dégradés qui font ces consommations ? Non, lai civilisation, c’est la loyauté, le sentiment de la justice, le respect de soi-même et d'autrui. Voilà les véritables élémens de civilisation.

Eh bien ! les documens que nous avons, attestent que, quand on a manqué de loyauté, de justice et de respect pour les indigènes, ils n'en ont pas manqué vis-à-vis de nous. Je parle de la population en général, et non des élémens impurs qui ont pu s'y mêler ; ils ont de la religion, de l'équité, de. la bonne foi ; ils savent tenir une parole donnée, il ne méritaient pas de recevoir de nous ce qu'il appellera des leçons de barbarie. (Très bien !) 

Aussi, quel a été le résultat ? Au lieu de quarante mille hommes qui étaient à Alger, lors de notre arrivée, il y en a à peine aujourd'hui vingt mille, parmi lesquels se trouve une adjonction de quatre mille Européens. Le commerce, après quatre ans entiers d'occupation, est moins fort qu'il ne l'était avant que la France ne fût maîtresse d'Alger. Par conséquent, notre présence, au lieu des avantages, a occasionné des pertes. Mais ce qui est plus grave, c'est le détriment apporté à l'’honneur du nom français !

Les plus fuites expéditions, même celles des croisades (car à une longue distance ces malheurs s'effacent, et quelques faits glorieux vous consolent des sacrifices que vos ancêtres ont pu faire) ; eh bien ! même au milieu des croisades, il y a une foule de beaux traits dont la France s'honore encore aujourd'hui ; saint Louis a été révéré par les Sarrasins, autant par .«a bravoure que par sa fidélité à garder sa foi !

L'expédition d’Égypte ne nous offre-t-elle pas de glorieux souvenirs ? L'honneur de nos armes y a tourné au profit de la patrie ; un de nos grands généraux, Desaix, a mérité d'être appelé le Sultan juste. Aux yeux de l'orateur, rendre le nom français odieux à des étrangers, c'est le plus grand crime, c'est un crime de lèse-patrie. (Oui  ! Oui !)

Eh bien ! ces crimes, ces délits contre les personnes, contre les propriétés, contre l'humanité, n'ont pas été ignorés ; ils n'ont pas été l'affaire d'un instant, ils se sont propagés pendant trois années, et pourtant ils n'ont pas été poursuivis ! Les Romains, par une disposition expresse de leurs lois, défendaient aux gouverneurs et administrateurs des provinces d'y prendre femme et d'y acquérir des immeubles, afin qu'ils n'abusassent pas de leur pouvoir pour dépouiller une famille en s'emparant d'une riche héritière ou en se faisant vendre des biens à vils prix. Si une pareille loi n'est pas écrite dans nos Codes (et encore il croit qu'elle existe dans les règlemens des colonies), au moins elle devrait se retrouver dans l'esprit de conduite. Mais je parle de tous les autres faits, de ces crimes contre les personnes, des assassinats et des spoliations ; non seulement on devait empêcher que cela se continuât, mais il fallait encore une répression pour le passé ; et s'il y avait des Verrès en Sicile, à Rome, il y avait des accusateurs et des juges : on n'était pas encore au temps de Jugurtha. (Mouvements divers.)

Messieurs, plus de trois ans se sont écoulés ; non-seulement on n'a pas entendu parler d'une punition, mais, mais Dieu veuille que, par erreur sans doute, quelque récompense n'ait pas été appliquée à des faits qui seraient venus se placer à coté des délits et qu'on aurait fait valoir distinctement !

Messieurs, l'histoire d'une colonisation est toujours une grande affaire, quand cela est pratiqué par des peuples aussi avancés que nous. Les nations y voient une occasion de gloire, de richesse ; chacun fait sa chimère, fonde ses espérances. Mais ce qu'il y .a de plus clair là-dedans, c'est que, d'abord, se présentent des hommes qui se font donner des pouvoirs dans un pays lointain, pour y conquérir de la puissance, pour l'exercer avec violence, avec arbitraire ; c'est qu'ensuite il y a une foule de gens qui se font commissionner pour aller à la suite d'une gloire à laquelle ils ne sont pas destinés à prendre part, mais qui sont là pour leur compte. Chacun cherche à placer son monde et ses partisans. On y envoie des gens qu'on n'oserait pas mettre en évidence dans la métropole, et qui sont légitimés quand ils sont en pays étrangers ; des gens à qui on attribue des appointemens considérables, des traitemens qu'on n'oserait pas leur accorder dans leur pays ; et quand ils sont loin de la surveillance, des regards de la mère-patrie, quelle que soit la fidélité de certains agens du Gouvernement, quelque honneur qui appartienne aux membres d'un Ministère, il est évident que des abus très-graves doivent en résulter.

Les spéculateurs surtout qui se mettent à la suite des armées, et c'est là, Messieurs, que je retrouve d'une manière toute particulière ce que j’appelle des loups cerviers (rire général) ; les spéculateurs qui se mettent à la suite des armées pour voir ce dont ils pourraient s'emparer ; ceux-là sont à l'affût des affaires ; achètent les terres à bon marché, servent de prêle-nom à de plus puissans, trompent le Gouvernement, lui vendent de mauvaises denrée, lui fournissent de mauvais lits, rachètent à bon marché ce qu'ils ont vendu cher. Ces hommes sont à la fois le fléau des armées qu'ils disent servir, et du pays au sein duquel ils sont placés. Et quand ils ont fait leurs affaires, ils voudraient que le pays entier s'armât pour faire valoir leurs spéculations. (De toutes parts : C’est cela !)

La rage des spéculations a été poussée jusqu'au scandale à Alger. Il y a telle maison qui est louée à l’État douze fois la valeur que le capital entier d'achat a coûté. Un administrateur a fait cette spéculation, et voudrait faire tomber à la charge du Gouvernement le soin d'assurer ce bénéfice ! (Sensation.)

On a vendu des terres à Alger comme des quantités algébriques, comme à la Bourse de Paris on trafique sur le sucre, le café et les eaux-de-vie ! On a vendu des terres au-delà de ce que comporte l'étendue du territoire. La plaine de Métidja a été vendue cinq ou six fois sa contenance. Il est tel marché qu'on a cité qui n'est pas moindre de 38000 arpens. Le territoire d'Alger appartient maintenant à de gros capitalistes qui ont des numéros de loterie, qui cherchent à les placer, et qui voudraient qu'une déclaration du Gouvernement vînt dire qu'ils ont vendu sous sa garantie, afin de faire hausser le prix de leurs marchandises, et ensuite s'en départir.

Une voix : c’est affreux  !

M. DUPIN : C'est en cet état, Messieurs, qu'on demande la colonisation.

(…).

M. le maréchal CLAUSEL : Avant d'entrer dans la discussion, je demande a la chambre la permission de réfuter quelques allégations avancées par l'honorable M. Dupin contre les agens de l'autorité à Alger. En ma qualité de second gouverneur d Alger, je dois prendre leur défense, alors que j'ai la conscience que ces agens n'ont pas failli. Il faut que la Chambre se persuade que la position de l'armée à Alger n'était pas une position facile. Dès que la position des soldats n'était pas facile, celle des fonctionnaires publics ne l'était pas non plus.
Il faut se figurer notre position devant le château de l'Empereur dans la saison la plus chaude de l'année, ayant combattu la chaleur brûlante des jours et l'humidité des nuits ; est-il possible de penser que, dans de pareilles circonstances. l'armée n'ait pas dû commettre quelques dégâts involontaires. Ces dégâts n'ont pas été d'une nature telle qu'on a voulu le faire entendre l'administration n'y a pas coopéré ; elle a au contraire tout fait pour les réprimer. En ma qualité de commandant de l'armée, j'ai pris des dispositions nécessaires pour faire respecter les propriétés. J’ai même puni quelques dégâts commis par les soldats sur des propriétés.

Mais la majeure partie des désastres dont on s'est plaint ont été commis par les Arabes, par les Bédouins qui venaient la nuit et le jour détruire eux-mêmes les maisons, et vendre ce qu'ils pouvaient en enlever.

M. Dupin, sur les rapports mensongers qui lui ont été faits, a cru qu'on avait violé la demeure des. Maures a Alger. Ce fait est une imposture et une grande calomnie. Je puis certifier la Chambre que jamais un Maure n'a eu un soldat français logé chez lui ; je ne dis pas que des sous-officiers et des soldats n'aient été logés dans leurs maisons de campagne, même les chefs, mais dans les maisons habitées par eux, dans leur domicile privé, jamais.

J'ai négocié moi-même plusieurs mois avec les muphtis, parce que je voulais mettre un terme à certains actes de cruauté, à certains actes de barbarie qu'on exerçait, dans les maisons, contre les femmes, et surtout contre les vieilles femmes. Voila, Messieurs, quels abus nous pouvons avoir commis, je ne suis pas fâché de les avoir commis, et moins encore de te dire.

On a accusé l'administration de l'armée, et un homme qui jouit d'une excellente réputation, d'avoir fait vendre quelques mesures de blé. Cela est vrai ; mais si ce blé a été vendu, et vendu très publiquement, c'est parce qu'il ne valait rien, et que l'on ne pouvait pas s'en servir. On l'eût jeté à l'eau plus tôt que de !e mettre à la manutention.

Quant à ce qu'a dit M. Dupin sur l'achat des propriétés, elles ont été acquises, lorsque j'ai voulu coloniser, car il faut qu'on sache bien que c'est moi qui ai commis la faute, s'il y en a une, d'en donner le conseil. Cette responsabilité, je ne la repousserai jamais, et je soutiendrai le système de la colonisation, parce que je le crois utile à la France. Je n'entrerai pas pour cela dans un cours d'histoire ancienne, je ne chercherai pas, je ne dirai pas comment on faisait tes colonies dans l'ancien temps, mais je dirai comment on tes fait maintenant.

Je crois en avoir dit assez sur ce point. C'est moi, je le répète, qui ai engagé tous les agens du gouvernement, tous les employée à acquérir des terres. Le gouvernement en a été instruit et il n'a rien dit. J'en ai fait acquérir encore depuis mon retour, et quoi qu'en ait dit M. Dupin, j'en acquerrai de nouvelles si l'occasion se présente. (…).

Un fait énoncé par l'honorable M. Dupin est contredit par l'honorable maréchal Clausel ; celui de la violation des tombeaux est malheureusement trop certain. Le procès-verbal de la commission d'Afrique affirme le fait, et constate que les Maures en ont été cruellement choqués.

M. le maréchal CLAUSEL (de sa place) : Sous mon administration les tombeaux ont toujours été respectés, et j'ai toujours montré le plus grand respect pour les propriétés.

M. BARBET : Il n'y a pas de cimetières à Alger ; les tombeaux sont répandus dans les campagnes, de telle sorte qu'il est impossible d'ouvrir un chemin sans détruire quelques sépultures.

M. C. DE LA ROCHEFOUCAULD : N'a-t-on pas vendu les marbres qui couvraient et ornaient les tombeaux ?

M. BARBET : Les tombeaux sont creusés à si peu de profondeur, que les chacals viennent déterrer les cadavres.

M. PISCATORY : Nous n'avons pas dit dans le procès-verbal que M. le maréchal Clausel eût ordonné de violer la cendre des morts ; mais nous avons soutenu que l'on aurait pu éviter de faire passer un chemin à travers un cimetière. Cette opération a été conduite avec une négligence tellement révoltante, que tous les jours des ossemens humains s'échappent des tombes à travers lesquelles on a pratique la tranchée,et restent à découvert dans le fossé.


 Référence.

Journal des débats politiques et littéraires, mercredi 30 avril 1834, p. 2-4.

mercredi 21 mars 2012

La conquête de l'Algérie, 1833.


Le 7 juillet 1833, le roi des Français, Louis-Philippe, nomme une Commission d’enquête au sujet de la présence française en Afrique du Nord. Cette commission conclut au maintien de la présence française ; mais le rapport sur la colonisation de l'ex-Régence d'Alger est accablant, quant à la façon dont les indigènes furent traités et quant à la spéculation effrénée qui prévalut. 
 

Si l’on s’arrête un instant sur la manière dont l’occupation a traité les indigènes, on voit que sa marche a été en contradiction non seulement avec la justice, mais avec la raison.

C’est au mépris d’une capitulation solennelle, au mépris des droits les plus simples et les plus naturels des peuples, que nous avons méconnu tous les intérêts, froissé les mœurs et les existences, et nous avons ensuite demandé une soumission franche et entière a des populations qui ne se sont jamais complètement soumises à personne.

Nous avons réuni au Domaine les biens des fondations pieuses, nous avons séquestré ceux d’une classe d’habitants que nous avions promis de respecter, nous avons commencé l’exercice de notre puissance par une exaction ; nous nous sommes emparés des propriétés privées sans indemnité aucune ; et, de plus, nous avons été jusqu’à contraindre des propriétaires, expropriés de cette manière, à payer les frais de démolition de leurs maisons et même d’une mosquée. Nous avons loué des bâtiments du Domaine à des tier ; nous avons reçu d’avance le prix dû, et, le lendemain, nous avons fait démolir ces bâtiments, sans restitution ni dédommagements.

Nous avons profané les temples, les tombeaux, l’intérieur des maisons, asile sacré chez les musulmans.

On sait que les nécessités de la guerre sont parfois irrésistibles, mais on devrait trouver dans l’application des mesures extrêmes des formes de justice pour masquer tout ce qu’elles ont d’odieux.

On aurait pu soumettre l'administration des biens des fondations pieuses à la haute surveillance de l'administration française et ne pas s'en emparer ; il a pu être indispensable qu'une route traversât un cimetière, puisqu'on ensevelit les morts à peu près partout ; mais il aurait fallu que les ossemens fussent recueillis avec le respect des convenances et non pas jetés au vent (le transport en France de ces ossemens pour faire du noir animal est du reste une fable ridicule) ; il fallait indemniser préalablement un propriétaire dont la propriété devenait utile à l’État, et ne pas le chasser de chez lui ; il fallait ajouter 1ooooo fr. de plus au 25 millions qu'on dépensait annuellement, si l'on en avait besoin pour construire un magasin à blé, et ne pas se donner l'odieux de l'exaction pour une pareille misère; il fallait respecter tous les droits, et l'on n'aurait pas senti depuis la nécessité de réparer avec de l'or et de la faiblesse les fautes d'un système de violence (1) ; il fallait éviter, pour faire le recensement, de forcer l'entrée des habitations ; on voulait prévenir les crimes particuliers, couverts ordinairement par ce mystère impénétrable de la sainteté du domicile, mais on a certainement fait beaucoup plus de mal par cette mesure précipitée que tous les retards imaginables, toutes les transactions possibles n'aurient pu en faire. 

Jamais les peuples de l'antiquité, depuis les plus éclairés jusqu'aux plus barbares, n'avaient pensé que la violation des mœurs et de lois des nations vaincues pût les leur attacher ; les Romains, loin de suivre une telle marche, prenaient presque toujours une partie des coutumes des peuples qu'ils avaient soumis, les hordes barbares du Nord firent de même. Il est vrai que plus tard l'Europe substitua ses mœurs et ses croyances à l'Amérique, mats elle fut obligée de détruire les populations, et l'on ne pense pas que cela soit le résultat à rechercher aujourd'hui en Afrique.

Après avoir appelé les naturels aux affaires municipales, on les en a éloignés ; il aurait mieux valu les avoir toujours laissés en dehors, et surtout ne pas vouloir créer à l'improviste cette réhabilitation de la population juive, réhabilitation qui ne pouvait entier si subitement dans les mœurs et qui humilia les autres classes.

Il y eut confusion dans l'organisation de la justice, confusion dans les juridictions, confusion dans l'administration, confusion partout, et certainement les naturels, quand même ils auraient été portés de bonne volonté, n'auraient pu se reconnaître dans ce cahos où nous ne nous retrouvions plus nous mêmes. Les interprètes ignorans ou infidèles vinrent encore ajouter aux difficultés de nos transactions avec les indigènes.

Une énorme quantité d'arrêtés pour la plupart inexécutés et inexécutables, habituèrent à l'indifférence pour l'autorité ; d'autres, évidemment inutiles ou inopportuns, excitèrent la défiance et l'hostilité des Européens (2).

Nous avions entendu dire que la loi du sabre était la meilleure chez les Orientaux; mais nous avions oublié que si la justice des Turcs est prompte, sévère et quelquefois cruelle, elle est toujours équitable et appliquée avec discernement.

Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilité est toujours restée plus que douteuse depuis ; leurs héritiers ont été dépouillés. Le gouvernement a fait restituer la fortune, il est vrai, mais il n’a pu rendre la vie à un père assassiné.

Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits ; égorgé, sur un soupçon, des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes ; nous avons mis en jugement des hommes réputés saints du pays, des hommes vénérés, parce qu’ils avaient assez de courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intercéder en faveur de leurs malheureux compatriotes (3) ; il s’est trouvé des juges pour les condamner et des hommes civilisés pour les faire exécuter.

Nous avons plongé dans les cachots des chefs de tribus, parce que ces tribus avaient donné asile à nos déserteurs ; nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d’actes diplomatiques de honteux guets-apens ; en un mot, nous avons débordé en barbarie les barbares que venions civiliser, et nous nous plaignons de n'avoir réussi auprès d’eux ! Mais nous avons été nos plus cruels ennemis en Afrique, et après tous ces égaremens de la violence nous avons changé tout à coup de système pour nous lancer dans l'excès contraire ; nous avons tremblé devant un acte de rigueur mérité ; nous avons voulu ramener à nous, à force de condescendance, des gens qui n'ont alors cessé de nous craindre que pour nous mépriser.

On ne peut attacher le blâme à tel administrateur plutôt qu'à tel autre ; les modifications survenues successivement dans le personnel, l'absence de système déterminé, l'incertitude de l'occupation, ont jeté la langueur partout. Les faux erremens des uns, inaperçus par leurs successeurs, n'ont pas été rectifiés ; des mesures favorables, à telle branche de l'aministration, ont été légèrement adoptées sans qu'on ait remarqué qu'elles étaient nuisibles à d'autres. Enfin le sol a manqué sous les pas de presque tous, parce que presque tous, en présence de difficultés extrêmes, ont été inférieurs à leur position.


Etat moral de la colonie. 

Deux conditions principales sont à observer chez les colons, celle de leur moralité et celle de leur utilité.

Sous le rapport de la moralité, le tableau de la régence est fâcheux, et c'est ici que doit naturellement prendre place un exposé des vives impressions que la commission a éprouvées lorsqu'elle a jeté les yeux sur le passé, lorsqu'elle a reconnu l'état actuel de cette colonisation, dont l'enfance a dû lutter contre de véritables causes de destruction.

Un des événemens les plus graves qui aient pu frapper la colonie à son origine a été, sans contredit, l'arrivée subite, au milieu de gens honorables, de spéculateurs aventureux et sans ressources réelles, qui, se jetant sur notre conquête comme sur une proie facile à exploiter, ont envahi toutes les sources de richesse, neutralisé tous les efforts honnêtes, exigé de lois naissantes, et souvent à créer, un appui honteux, de honteuses transactions. Ce fut alors que commencèrent ces spéculations dont quelques unes ne peuvent être trop flétries ; ce fut alors que, sans moyens d'acquérir, on voulut devenir propriétaire.

Tout paru convenable pour atteindre ce but ; il fallait posséder, on posséda. La maladie gagna toutes les classes, et l'on doit déplorer qu'elle soit parvenue jusqu'à celle qui s'est toujours fait le plus remarquer par son désintéressement et ses généreux sacrifices.

Les consciences pures se laissèrent égarer ; on crut être utiles à la colonie en augmentant le nombre des colons, en devenant aussi propriétaires, et quelquefois à des conditions si peu onéreuses, que la délicatesse publique s'en effaroucha. Ceux-là furent au moins coupables de donner un fâcheux exemple dont on a largement profité depuis pour couvrir d'indignes spoliations.

Alger devint le théâtre de manœuvres frauduleuses de tous genres qui achevèrent de déconsidérer le caractère français aux yeux des naturels. Nous apportions à ces peuples barbares les bienfaits de la civilisation, disait-on, et de nos mains s'échappaient toutes les turpitudes d'un ordre social usé.
 
Ces colons inutiles pour la colonisation, puisqu'ils ne devaient jamais ni semer, ni planter, ni exercer d'industrie ; ces colons qui accaparaient les terres quelque part que ce fût, sans les voir, sans les connaître, portant d'avance leur envahissement sur les points présumés de l'occupation militaire, s'exposant à l'improbité connue des Maures, en achetant à Belida, par exemple, des maisons renversées depuis six ans par un tremblement de terre, dans la Métidja, dix fois plus d'étendue qu'elle n'en a, et jusqu'à trente-six mille arpens à la fois d'un seul propriétaire ; ces colons qui voulaient à tous prix compléter leurs spéculations en revendant avec bénéfice des propriétés vraies ou supposées, des propriétés dont ils avaient peut-être dépouillé le domaine, exigèrent à grands cris de la France qu'elle versât pour eux son sang, qu'elle fit en Afrique, et dans leur intérêt, ces grands travaux qu'elle ne peut faire chez elle-même, et qu'en tous cas elle n'entreprend qu'avec les deniers de ses contribuables ; il fallait que la France prodiguât ses soldats et ses trésors pour assurer une immense fortune à des gens qui ne lui promettaient même pas en échange le léger dédommagement de la reconnaissance, dont quelques-uns avaient fui le contact mérité des lois pénales, et qui cependant regardaient les efforts de leur patrie comme une dette envers eux. Quel engagement avait donc pris la France pour qu'elle dût s'imposer de pareils sacrifices ?

Tout fut paralysé dans la colonie, l'intrigue s'empara de toutes les avenues, l'administration chancela sous un poids énorme, elle succomba presque et ne se releva qu'à peine.


(...) et l'on est épouvanté de tous les efforts qu'un système complet de colonisation exigera, lorsque l'on considère que dans les parties qui devront être cultivées de préférence, il n'existe pas un arbre, pas un abri, rien qui ressemble à un village et même à une maison, qu'il faudra tout créer, et que les villes y sont si rares et si peu importantes, qu'elles n'offrent aucunes ressources en dehors de leurs murs. 
 
 
Notes.

(1) On a restitué les 1000o0 fr. Le séquestre sera probablement levé, les indemnités vont être payées. 
(2) Un de ces arrêtés vint frapper d'un droit l'industrie des voitures publiques, le jour où une espèce de chariot fut mis à la disposition des colons pour aller à une demi-lieue d'Alger. 
(3) Les marabouts de la tribu des el-Ouffias. 
 

Référence. 

M. de la Pinsonnière, « Rapport sur la colonisation de l'ex-Régence d'Alger », p. 5-10, Procès-verbal de la commission envoyée en Afrique, A. Henry, Imprimeur de la Chambre des Députés, Paris, avril 1834.

L'Algérie française, une société féodale, selon F. Charvériat, 1889


Et en réalité, nonobstant tous les principes modernes, l'Algérie d'aujourd'hui ne présente-t-elle pas l'image d'une féodalité démocratique, dans laquelle les citoyens français sont les nobles, et les indigènes, les vassaux ?

L'état actuel de l'Algérie offre des analogies trop peu remarquées avec celui de la France sous la féodalité. En voici quelques-unes :

1° Les indigènes algériens sont, dans une certaine mesure, attachés à la terre comme les anciens serfs, puisqu'ils sont punis des peines de l'indigénat quand ils établissent, sans autorisation, une habitation isolée en dehors du douar, qu'ils voyagent sans passeport en dehors de la commune mixte à laquelle ils appartiennent, ou qu'ils donnent asile à un étranger non porteur d'un permis régulier (voir la loi du 27 juin 1888 sur les infractions spéciales à l'indigénat, annexes 11e, 13e et 14e).

2° La justice criminelle est rendue aux indigènes uniquement par des Français, comme elle l'était aux vilains par les seigneurs. Jamais, d'ailleurs, il n'y a jugement par les pairs, puisque les jurés sont tous Français ou Israélites.

3° Seuls les citoyens français, comme autrefois les nobles, sont appelés à porter les armes. Les indigènes ne sont admis à servir que par voie d'engagements volontaires et dans des corps spéciaux.

4° Au point de vue des impôts, les terres algériennes sont nobles ou roturières, c'est-à-dire exemptes ou grevées d'impôts. En effet, les fonds appartenant à un Français se trouvent, à raison de la qualité de son propriétaire, libres de contribution foncière, tandis que ceux appartenant à des indigènes payent l’achour, c'est-à-dire la dîme en langue arabe, taxe montant environ à 4 fr. 50 par hectare cultivé (la capitation, spéciale à la Kabylie, tient lieu d'impôt foncier).

5° Les différentes prestations en nature, imposées aux indigènes, ne sont en réalité que des services féodaux. La dijfa, c'est-à-dire l'obligation de nourrir et loger les agents du gouvernement qui se trouvent en tournée, n'est pas autre chose que l'ancienne obligation d'héberger le seigneur et sa suite. Les goums, à savoir : les cavaliers indigènes réunis pour accompagner une colonne de troupes dans une expédition, rappellent les vassaux convoqués pour un service militaire temporaire. Le guet a été établi en matière forestière, pour prévenir les incendies. Enfin, les réquisitions pour travaux divers, déblaiement des routes obstruées, lutte contre les invasions de sauterelles, ne sont autre chose que les anciennes corvées.

La comparaison du régime actuel de l'Algérie avec le régime féodal pourrait être encore continuée sur plusieurs autres points, notamment quant à la façon dont un trop grand nombre de Français maltraitent les indigènes. En tout cas, les exemples donnés ci-dessus suffisent pour établir le parallèle.

Au reste, toutes les ressemblances indiquées ne surprendront plus, si l'on consulte l'histoire. Les Français sont aujourd'hui, en Afrique, dans des conditions identiques à celles où se trouvaient jadis les Francs on Gaule : une race victorieuse impose son joug à une race vaincue. Voilà pourquoi il y a des maîtres et des sujets, des privilégiés et des non-privilégiés. Cette situation n'a par elle-même rien d'extraordinaire. Dans une certaine mesure, elle n'est pas plus illégitime que la conquête. Mais ce qui est étonnant, c'est que les Franco-Algériens qui, en qualité de démocrates, bondissent d'indignation au seul souvenir de la féodalité, ne font aucune difficulté d'appliquer, dans leur propre intérêt, précisément le régime féodal dans ce qu'il présentait de plus dur pour les inférieurs. Aussi, les 250.000 citoyens français qui, en Algérie, dominent trois ou quatre millions de musulmans, sont-ils peut-être plus détestés par eux que les seigneurs ne l'étaient par leurs serfs. Il n'y a, en effet, entre eux, ni cette affinité de race, ni cette égalité dans une même religion qui, en pleine féodalité, devaient singulièrement adoucir les rapports des différentes classes.

Référence.

François Charvériat, Huit Jours en Kabylie : a travers la Kabylie et les questions kabyles, E. Plon, Nourrit et Cie, Paris, 1889, p. 241-242, note 2.