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vendredi 6 juin 2014

La démocratie et sa transformation en dictature, selon Platon, Ve-IVe siècle av. J. C.

Le dialogue suivant est celui de Socrate et de Glaucon. Il illustre les faiblesses et les tares de la démocratie. Il décrit, ensuite, le processus de transition faisant évoluer la démocratie en dictature, en passant par la démagogie et la recherche d'un protecteur ou sauveur. Il montre enfin ce que le dictateur est obligé de faire pour maintenir son pouvoir à plus long terme. Dialogue intéressant à lire et relire en ces périodes de crises politique et économique.


Statue de Platon devant l'Académie d'Athènes (Sébastien Bertrand, 2004)

Mais n'est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême qui perd cette dernière?

– Quel bien veux-tu dire?

– La liberté, répondis-je. En effet, dans une cité démocratique tu entendras dire que c'est le plus beau de tous les biens, ce pourquoi un homme né libre ne saurait habiter ailleurs que dans cette cité.

– Oui, c'est un langage qu'on entend souvent.

– Or donc - et voilà ce que j'allais dire tout à l'heure - n'est-ce pas le désir insatiable de ce bien, et l'indifférence pour tout le reste, qui change ce gouvernement et le met dans l'obligation de recourir à la tyrannie ?

– Comment ? Demanda-t-il.

– Lorsqu'une cité démocratique, altérée de liberté, trouve dans ses chefs de mauvais échansons, elle s'enivre de ce vin pur au delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d'être des criminels et des oligarques.

– C'est assurément ce qu'elle fait, dit-il.

– Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d'hommes serviles et sans caractère ; par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l'air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l'air de gouvernants. N'est-il pas inévitable que dans une pareille cité l'esprit de liberté s'étende à tout ?

Comment non, en effet ?

Qu'il pénètre, mon cher, dans l'intérieur des familles, et qu'à la fin l'anarchie gagne jusqu'aux animaux ?

– Qu'entendons-nous par là ? Demanda-t-il.

Que le père s'accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s'égale à son père et n'a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu'il veut être libre, que le métèque devient l'égal du citoyen, le citoyen du métèque et l'étranger pareillement (1).

Oui, il en est ainsi, dit-il.

– Voilà ce qui se produit, repris-je, et aussi d'autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples [élèves] et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques.

– C'est tout à fait cela.

– Mais, mon ami, le terme extrême de l'abondance de liberté qu'offre un pareil État est atteint lorsque les personnes des deux sexes qu'on achète comme esclaves ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetées (2). Et nous allions presque oublier de dire jusqu'où vont l'égalité et la liberté dans les rapports mutuels des hommes et des femmes.

Mais pourquoi ne dirions-nous pas, observa-t-il, selon l'expression d'Eschyle, « ce qui tantôt nous venait à la bouche ? »

Fort bien, répondis-je, et c'est aussi ce que je fais. À quel point les animaux domestiqués par l'homme sont ici plus libres qu'ailleurs est chose qu'on ne saurait croire quand on ne l'a point vue. En vérité, selon le proverbe (3), les chiennes y sont bien telles que leurs maîtresses ; les chevaux et les ânes, accoutumés à marcher d'une allure libre et fière, y heurtent tous ceux qu'ils rencontrent en chemin, si ces derniers ne leur cèdent point le pas. Et il en est ainsi du reste : tout déborde de liberté.

– Tu me racontes mon propre songe, dit-il, car je ne vais presque jamais à la campagne que cela ne m'arrive.

– Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu'ils rendent l'âme des citoyens tellement ombrageuse qu'à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s'indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s'inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n'avoir absolument aucun maître.

– Je ne le sais que trop, répondit-il.

– Eh bien ! mon ami, repris-je, c'est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense.

– Juvénile, en vérité ! dit-il; mais qu'arrive-t-il ensuite ?

– Le même mal, répondis-je, qui, s'étant développé dans l'oligarchie, a causé sa ruine, se développe ici avec plus d'ampleur et de force, du fait de la licence générale, et réduit la démocratie à l'esclavage; car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction, dans les saisons, dans les plantes, dans nos corps, et dans les gouvernements bien plus qu'ailleurs.

– C'est naturel.

– Ainsi, l'excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l'individu et dans l'État.

– Il le semble, dit-il.

– Vraisemblablement, la tyrannie n'est donc issue d'aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d'une extrême et cruelle servitude.

– C'est logique.

– Mais ce n'est pas cela, je crois, que tu me demandais. Tu veux savoir quel est ce mal, commun à l'oligarchie et à la démocratie, qui réduit cette dernière à l'esclavage.

– C'est vrai.

– Eh bien ! j'entendais par là cette race d'hommes oisifs et prodigues, les uns plus courageux qui vont à la tête, les autres, plus lâches qui suivent. Nous les avons comparés à des frelons, les premiers munis, les seconds dépourvus d'aiguillon.

– Et avec justesse, dit-il.

– Or, ces deux espèces d'hommes, quand elles apparaissent dans un corps politique, le troublent tout entier, comme font le flegme et la bile dans le corps humain. Il faut donc que le bon médecin et législateur de la cité prenne d'avance ses précautions, tout comme le sage apiculteur, d'abord pour empêcher qu'elles y naissent, ou, s'il n'y parvient point, pour les retrancher le plus vite possible avec les alvéoles mêmes.

– Oui, par Zeus ! s'écria-t-il, c'est bien là ce qu'il faut faire.

– Maintenant, repris-je, suivons ce procédé pour voir plus nettement ce que nous cherchons.

– Lequel ?

Partageons par la pensée une cité démocratique en trois classes, qu'elle comprend d'ailleurs en réalité. La première est cette engeance, qui par suite de la licence publique ne s'y développe pas moins que dans l'oligarchie.

– C'est vrai.

– Seulement elle y est beaucoup plus ardente.

– Pour quelle raison ?

Dans l'oligarchie, dépourvue de crédit et tenue à l'écart du pouvoir, elle reste inexercée et ne prend point de force ; dans une démocratie, au contraire, c'est elle qui gouverne presque exclusivement ; les plus ardents de la bande discourent et agissent ; les autres, assis auprès de la tribune, bourdonnent et ferment la bouche au contradicteur (4) ; de sorte que, dans un tel gouvernements toutes les affaires sont réglées par eux, à l'exception d'un petit nombre.

– C'est exact, dit-il.

– Il y a aussi une autre classe qui se distingue toujours de la multitude.

– Laquelle ?

– Comme tout le monde travaille à s'enrichir, ceux qui sont naturellement les plus ordonnés deviennent, en général, les plus riches.

– Apparemment.

– C'est là, j'imagine, que le miel abonde pour les frelons et qu'il est le plus facile à exprimer.

– Comment, en effet, en tirerait-on de ceux qui n'ont que peu de chose ?

– Aussi est-ce à ces riches qu'on donne le nom d'herbe à frelons [vaches à lait]?

– Oui, un nom de ce genre, répondit-il.

– La troisième classe c'est le peuple : tous ceux qui travaillent de leurs mains, sont étrangers aux affaires, et ne possèdent presque rien. Dans une démocratie cette classe est la plus nombreuse et la plus puissante lorsqu'elle est assemblée.

– En effet, dit-il ; mais elle ne s'assemble guère, à moins qu'il ne lui revienne quelque part de miel.

– Aussi bien lui en revient-il toujours quelqu'une, dans la mesure où les chefs peuvent s'emparer de la fortune des possédants et la distribuer au peuple, tout en gardant pour eux la plus grosse part.

– Certes, c'est ainsi qu'elle reçoit quelque chose.

– Cependant, les riches qu'on dépouille sont, je pense, obligés de se défendre : ils prennent la parole devant le peuple et emploient tous les moyens qui sont en leur pouvoir.

– Sans doute.

Les autres, de leur côté, les accusent, bien qu'ils ne désirent point de révolution, de conspirer contre le peuple et d'être des oligarques.

– Assurément.

– Or donc, à la fin, lorsqu'ils voient que le peuple, non par mauvaise volonté mais par ignorance, et parce qu'il est trompé par leurs calomniateurs, essaie de leur nuire, alors, qu'ils le veuillent ou non, ils deviennent de véritables oligarques ; et cela ne se fait point de leur propre gré : ce mal, c'est encore le frelon qui l'engendre en les piquant.

– Certes !

– Dès lors ce sont poursuites, procès et luttes entre les uns et les autres.

– Sans doute.

– Maintenant, le peuple n'a-t-il pas l'invariable habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance ?

– C'est son habitude, dit-il.

– Il est donc évident que si le tyran pousse quelque part, c'est sur la racine de ce protecteur et non ailleurs qu'il prend tige (5).

– Tout à fait évident.

Mais où commence la transformation du protecteur en tyran ? N'est-ce pas évidemment lorsqu'il se met à faire ce qui est rapporté dans la fable du temple de Zeus Lycéen en Arcadie ?

Que dit la fable ? Demanda-t-il.

Que celui qui a goûté des entrailles humaines, coupées en morceaux avec celles d'autres victimes, est inévitablement changé en loup. Ne l'as-tu pas entendu raconter ?

Si.

De même, quand le chef du peuple, assuré de l'obéissance absolue de la multitude, ne sait point s'abstenir du sang des hommes de sa tribu, mais, les accusant injustement, selon le procédé favori de ses pareils, et les traînant devant les tribunaux, se souille de crimes en leur faisant ôter la vie ; quand, d'une langue et d'une bouche impies, il goûte le sang de sa race, exile et tue, tout en laissant entrevoir la suppression des dettes et un nouveau partage des terres, alors, est-ce qu'un tel homme ne doit pas nécessairement, et comme par une loi du destin, périr de la main de ses ennemis, ou se faire tyran, et d'homme devenir loup ?

Il y a grande nécessité, répondit-il.

Voilà donc, repris-je, l'homme qui fomente la sédition contre les riches.

Oui.

Or, si après avoir été chassé, il revient malgré ses ennemis, ne revient-il pas tyran achevé ?

Évidemment.

Mais si les riches ne peuvent le chasser, ni provoquer sa perte en le brouillant avec le peuple, ils complotent de le faire périr en secret, de mort violente (6).

Oui, dit-il, cela ne manque guère d'arriver.

C'est en pareille conjoncture que tous les ambitieux qui en sont venus là inventent la fameuse requête du tyran, qui consiste à demander au peuple des gardes de corps pour lui conserver son défenseur.

Oui vraiment.

Et le peuple en accorde, car s'il craint pour son défenseur, il est plein d'assurance pour lui-même.

Sans doute.

Mais quand un homme riche et par là-même suspect d'être l'ennemi du peuple voit cela, alors, ô mon camarade, il prend le parti que l'oracle conseillait à Crésus, et « le long de l'Hermos au lit caillouteux il fuit, n'ayant souci d'être traité de lâche (7). » Et aussi bien n'aurait-il pas à craindre ce reproche deux fois ! Et s'il est pris dans sa fuite, j'imagine qu'il est mis à mort.

Inévitablement.

Quant à ce protecteur du peuple, il est évident qu'il ne gît point à terre « de son grand corps couvrant un grand espace soi (Homère, Iliade, XVI, 776.). » Au contraire, après avoir abattu de nombreux rivaux, il s'est dressé sur le char de la cité, et de protecteur il est devenu tyran accompli.

Ne fallait-il pas s'y attendre ?

Examinons maintenant, repris-je, le bonheur de cet homme et de la cité où s'est formé un semblable mortel.

Parfaitement, dit-il, examinons.

Dans les premiers jours, il sourit et fait bon accueil à tous ceux qu'il rencontre, déclare qu'il n'est pas un tyran, promet beaucoup en particulier et en public, remet des dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris, et affecte d'être doux et affable envers tous, n'est-ce pas ?

Il le faut bien, répondit-il.

Mais quand il s'est débarrassé de ses ennemis du dehors, en traitant avec les uns, en ruinant les autres, et qu'il est tranquille de ce côté, il commence toujours par susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d'un chef.

C'est naturel.

Et aussi pour que les citoyens, appauvris par les impôts, soient obligés de songer à leurs besoins quotidiens, et conspirent moins contre lui (8).

Évidemment.

Et si certains ont l'esprit trop libre pour lui permettre de commander, il trouve dans la guerre, je pense, un prétexte de les perdre, en les livrant aux coups de l'ennemi. Pour toutes ces raisons, il est inévitable qu'un tyran fomente toujours la guerre.

Inévitable.

Mais ce faisant, il se rend de plus en plus odieux aux citoyens.

Comment non ?

Et n'arrive-t-il pas que, parmi ceux qui ont contribué à son élévation, et qui ont de l'influence, plusieurs parlent librement soit devant lui, soit entre eux, et critiquent ce qui se passe- du moins les plus courageux ?

C'est vraisemblable.

Il faut donc que le tyran s'en défasse, s'il veut rester le maître, et qu'il en vienne à ne laisser, parmi ses amis comme parmi ses ennemis, aucun homme de quelque valeur.

C'est évident.

D'un œil pénétrant il doit discerner ceux qui ont du courage, de la grandeur d'âme, de la prudence, des richesses; et tel est son bonheur qu'il est réduit, bon gré mal gré, à leur faire la guerre à tous, et à leur tendre des pièges jusqu'à ce qu'il en ait purgé l'État !

Belle manière de le purger !

Oui, dis-je, elle est à l'opposé de celle qu'emploient les médecins pour purger le corps ; ceux-ci en effet font disparaître ce qu'il y a de mauvais et laissent ce qu'il y a de bon : lui fait le contraire.

Il y est contraint, s'il veut conserver le pouvoir.

Le voilà donc lié par une bienheureuse nécessité, qui l'oblige à vivre avec des gens méprisables ou à renoncer à la vie !

Telle est bien sa situation, dit-il.

Or, n'est-il pas vrai que plus il se rendra odieux aux citoyens par sa conduite, plus il aura besoin d'une garde nombreuse et fidèle ?

Sans doute.

Mais quels seront ces gardiens fidèles ? D'où les fera-t-il venir ?

D'eux-mêmes, répondit-il, beaucoup voleront vers lui, s'il leur donne salaire.

Par le chien ! Il me semble que tu désignes là des frelons étrangers, et de toutes sortes.

Tu as vu juste.

Mais de sa propre cité qui aura-t-il ? Est-ce qu'il ne voudra pas ...

Quoi ?

Enlever les esclaves aux citoyens et, après les avoir affranchis, les faire entrer dans sa garde.

Certainement. Et aussi bien ce seront là ses gardiens les plus fidèles.

En vérité, d'après ce que tu dis, elle est bienheureuse la condition du tyran, s'il prend de tels hommes pour amis et confidents, après avoir fait mourir les premiers !

Et pourtant il ne saurait en prendre d'autres.

Donc, ces camarades l'admirent, et les nouveaux citoyens vivent en sa compagnie. Mais les honnêtes gens le haïssent et le fuient, n'est-ce pas ?

Hé! peuvent-ils faire autrement ?

Ce n'est donc pas sans raison que la tragédie passe, en général, pour un art de sagesse, et Euripide pour un maître extraordinaire en cet art.

Pourquoi donc ?

Parce qu'il a énoncé cette maxime de sens profond, à savoir « que les tyrans deviennent habiles par le commerce des habiles ( Euripide, Troyennes, v. 1177) »; et il entendait évidemment par habiles ceux qui vivent dans la compagnie du tyran. Il loue aussi, ajouta-t-il, la tyrannie comme divine et lui décerne bien d'autres éloges, lui et les autres poètes. Ainsi donc, en tant que gens habiles, les poètes tragiques nous pardonneront, à nous et à ceux dont le gouvernement se rapproche du nôtre, de ne point les admettre dans notre État, puisqu'ils sont les chantres de la tyrannie. (…) Mais, repris-je, nous nous sommes écartés du sujet. Revenons-en à l'armée du tyran, cette troupe belle, nombreuse, diverse, et toujours renouvelée, et voyons comment elle est entretenue.

Il est évident, dit-il, que si la cité possède des trésors sacrés, le tyran y puisera, et tant que le produit de leur vente pourra suffire, il n'imposera pas au peuple de trop lourdes contributions.

Mais quand ces ressources lui manqueront ?

Alors, il est évident qu'il vivra du bien de son père, lui, ses commensaux, ses favoris et ses maîtresses.

Je comprends, dis-je : le peuple qui a donné naissance au tyran le nourrira, lui et sa suite.

Il y sera bien obligé.

Mais que dis-tu ? Si le peuple se fâche et prétend qu'il n'est point juste qu'un fils dans la fleur de l'âge soit à la charge de son père, qu'au contraire, le père doit être nourri par son fils ; qu'il ne l'a point mis au monde et établi pour devenir lui-même, quand son fils serait grand, l'esclave de ses esclaves, et pour le nourrir avec ces esclaves-là et le ramassis de créatures qui l'entourent, mais bien pour être délivré, sous son gouvernement, des riches et de ceux qu'on appelle les honnêtes gens dans la cité ; que maintenant il lui ordonne de sortir de l'État avec ses amis, comme un père chasse son fils de la maison, avec ses indésirables convives...Alors, par Zeus! il connaîtra ce qu'il a fait quand il a engendré, caressé, élevé un pareil nourrisson, et que ceux qu'il prétend chasser sont plus forts que lui.

Que dis-tu ? m'écriai-je, le tyran oserait violenter son père, et même, s'il ne cédait pas, le frapper ?

Oui, répondit-il, après l'avoir désarmé.

D'après ce que tu dis le tyran est un parricide et un triste soutien des vieillards; et nous voilà arrivés, ce semble, à ce que tout le monde appelle la tyrannie ; le peuple, selon le dicton, fuyant la fumée de la soumission à des hommes libres, est tombé dans le feu du despotisme des esclaves, et en échange d'une liberté excessive et inopportune, a revêtu la livrée de la plus dure et la plus amère des servitudes.

C'est, en effet, ce qui arrive.

Eh bien ! demandai-je, aurions-nous mauvaise grâce à dire que nous avons expliqué de façon convenable le passage de la démocratie à la tyrannie, et ce qu'est celle-ci une fois formée ?

L'explication convient parfaitement, répondit-il,


Notes

(1) Aristote, Politique, livre VII : De l'organisation du pouvoir dans la démocratie et dans l'oligarchie, chap. 2, § 9) : « Pour établir ce genre de démocratie [directe] et transférer tout le pouvoir au peuple, les meneurs tâchent ordinairement d'inscrire aux rôles civiques le plus de gens qu'ils peuvent ; ils n'hésitent point à comprendre au nombre des citoyens non seulement ceux qui sont dignes de ce titre, mais aussi tous les citoyens bâtards, et tous ceux qui ne le sont que d'un des deux côtés : je veux dire soit du côté du père, soit du côté de la mère. Tous ces éléments sont bons pour former le gouvernement que ces hommes-là dirigent. »

(2) Xénophon, La république des Athéniens, chap. I, § 10.12 : « Quant aux esclaves et aux métèques, ils jouissent à Athènes de la plus grande licence ; on n’y a pas le droit de les frapper et l’esclave ne se rangera pas sur votre passage. Quelle est la raison de cet usage, je vais l’expliquer. Si la loi autorisait l’homme libre à frapper l’esclave, le métèque ou l’affranchi, il lui arriverait souvent de prendre un Athénien pour un esclave et de le frapper ; car l’homme du peuple à Athènes n’est pas mieux habillé que les esclaves et les métèques et n’a pas meilleure apparence qu’eux. (…) Voilà pourquoi nous avons accordé même aux esclaves vis-à-vis des hommes libres la même franchise de parole qu’à eux. Nous l’avons donnée de même aux métèques vis-à-vis des citoyens, parce que l’État a besoin des métèques pour une foule de métiers et pour sa marine. C’est cela qui justifie la liberté de parole que nous avons laissée aux métèques aussi. »

(3) Le proverbe est le suivant d'après le Scoliaste : « οἵαπερ ἡ δέσποινα τοία χἀ κύων, c'est-à-dire : « telle maîtresse, telle chienne. »

(4) Démosthène, 3e Philippique ou 2e Olynthienne, 29-31 : « — Eh! de grâce, si nous nous affaiblissons au dehors, l'administration intérieure est plus florissante. — Qu'aurait-on à me citer? des créneaux reblanchis, des chemins réparés, des fontaines, des bagatelles ! Ramenez, ramenez vos regards sur les administrateurs de ces futilités : ceux-ci ont passé de la misère à l'opulence; ceux-là, de l'obscurité à la splendeur; tel parvenu s'est même bâti de somptueux palais, qui insultent aux édifices de l'État. Enfin, plus la fortune publique est descendue, plus la leur s'est élevée. Quelle est donc la raison de ces contrastes? pourquoi tout prospérait-il autrefois, quand tout périclite aujourd'hui? C'est que le peuple, osant faire la guerre par lui-même, était le maître de ses gouvernants, le souverain dispensateur de toutes les grâces; c'est qu'il était cher aux citoyens de recevoir du peuple honneurs, magistratures, bienfaits. Que les temps sont changés ! Les grâces sont dans les mains des administrateurs; tout se fait par eux, et vous, vous, peuple ! Les jarrets coupés, mutilés dans vos richesses, dans vos alliés, vous voilà comme des surnuméraires, comme des valets ! Trop heureux si ces dignes chefs vous distribuent les deniers du théâtre, s'ils vous jettent une maigre pitance ; et, pour comble de lâcheté, vous baisez la main qui vous fait largesse de votre bien. Ils vous emprisonnent dans vos propres murs, ils vous amorcent, vous apprivoisent et vous façonnent à leur joug. »

(5) Aristote, Politique, livre VIII : Théorie générale des révolutions, chap. 8, § 2-3 : « Le tyran, au contraire, est tiré du peuple et de la masse, contre les citoyens puissants, dont il doit repousser l'oppression. On peut le voir sans peine par les faits. Presque tous les tyrans, on peut dire, ont été d'abord des démagogues, qui avaient gagné la confiance du peuple en calomniant les principaux citoyens. »

(6) Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre VIII, § 65 : « Au cours de leur navigation entière, Peisandros et la délégation, conformément au plan adopté, abolirent dans les villes le régime démocratique. Quelques régions même leur fournirent des hoplites auxiliaires qu'ils amenèrent avec eux à Athènes. Là ils trouvèrent la plupart des dispositions déjà prises par leurs partisans. Quelques jeunes gens avaient formé une conjuration et avaient mis à mort secrètement un certain Androklès, chef le plus influent de la faction populaire et le principal artisan du bannissement d'Alcibiade. Deux motifs les avaient particulièrement poussés à commettre ce meurtre le souci de se débarrasser d'un démagogue et celui de complaire à Alcibiade, dont le retour semblait proche et qui devait assurer à Athènes l'amitié de Tissaphernès. lls avaient de même supprimé en secret d'autres citoyens qui s'opposaient à leurs desseins. Enfin ils avaient proclamé hautement, dans un discours préparé de longue main, que seuls les gens de guerre devaient toucher un salaire et la gestion des affaires revenir à Cinq Mille citoyens tout au plus, pris parmi les plus aptes à défendre l'État par leurs fortunes et leurs personnes. »

(7) Hérodote, Histoire, livre I, chap. 55 : « Crésus, ayant envoyé ces présents aux Delphiens, interrogea le dieu pour la troisième fois ; car, depuis qu'il en eut reconnu la véracité, il ne cessa plus d'y avoir recours. Il lui demanda donc si sa monarchie serait de longue durée. La Pythie lui répondit en ces termes : ''Quand un mulet sera roi des Mèdes, fuis alors, Lydien efféminé, sur les bords de l'Hermus : garde-toi de résister, et ne rougis point de ta lâcheté.'' »

(8) Aristote, Politique, livre VIII : Théorie générale des révolutions, chap. 9, § 4-5 : « Un autre principe de la tyrannie est d'appauvrir les sujets, pour que, d'une part, sa garde ne lui coûte rien à entretenir, et que, de l'autre, occupés à gagner leur vie de chaque jour, les sujets ne trouvent pas le temps de conspirer. C'est dans cette vue qu'ont été élevés les pyramides d'Égypte, les monuments sacrés des Cypsélides, le temple de Jupiter Olympien par les Pisistratides, et les grands ouvrages de Polycrate à Samos, travaux qui n'ont qu'un seul et même objet, l'occupation constante et l'appauvrissement du peuple. On peut voir un moyen analogue dans un système d'impôts établis comme ils l'étaient à Syracuse : en cinq ans, Denys absorbait par l'impôt la valeur de toutes les propriétés. Le tyran fait aussi la guerre pour occuper l'activité de ses sujets, et leur imposer le besoin perpétuel d'un chef militaire. »


Référence :

Platon, La République, livre VIII, 562b-568c : dialogue entre Socrate et Glaucon.


Un gouvernant doit gouverner, selon Socrate, Ve siècle av. JC

Socrate, Musée archéologique de Naples
De Socrate, Xénophon et Platon, rapportent les deux propos suivants :

1) « Les rois et les chefs, disait-il encore , ne sont pas ceux qui portent un sceptre, ceux que le sort ou l'élection de la multitude, que la violence ou la fraude ont favorisés, mais ceux qui savent commander. »

Convenait-on que le devoir d'un souverain est de commander, celui des sujets d'obéir, il montrait ensuite que, dans un vaisseau, le commandement est déféré au plus habile, et que tous lui obéissent, sans excepter le maître du vaisseau ; que de même en agriculture, le maître d'un champ suit les lumières de son laboureur ; qu'ainsi les malades obéissent au médecin, et ceux qui s'exercent le corps, aux maîtres d'exercices ; qu'enfin, dans tout ce qui exige de l'industrie, les hommes se gouvernent eux-mêmes quand ils s'en jugent capables ; sinon, qu'ils obéissent aux habiles gens qu'ils rencontrent, et qu'absents, ils rappellent pour se mettre à leurs ordres, et faire ce qu'il convient. Il observait que dans l'art de filer, les femmes elles-mêmes commandent aux hommes, parce qu'elles s'y connaissent, et que les hommes n'y entendent rien.

[Référence :Xénophon, Les Mémorables, livre III, chap. 9, § 10, in J. A. C. Buchon, Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon, Auguste Desrez, Paris, 1839, p. 764-765.]

2) « Au reste, il y a une chose déraisonnable que je vois faire aujourd’hui et que j’entends dire également des hommes d’autrefois. Je remarque que, lorsque la cité met en cause un de ses hommes d’État préjugé coupable, ils s’indignent et se plaignent de l’affreux traitement qu’ils subissent. Ils ont rendu mille services à l’État, s’écrient-ils, et l’État les perd injustement. Mais c’est un pur mensonge ; car jamais un chef d’État ne peut être opprimé injustement par la cité même à laquelle il préside. Il semble bien qu’il faut mettre ceux qui se donnent pour des hommes d’État sur la même ligne que les sophistes. »

[Référence : Platon, Gorgias, LXXIV, traduction par Émile Chambry, La Bibliothèque électronique du Québec, Coll. Philosophie, vol. 11, version 1.0.]

Et Jean Rouvier de commenter


« (...) Socrate, fustigeant d'un coup de fouet rapide les gouvernants sans autorité, cette triste espèce de prétendus hommes d’État qui, dépourvus d'envergure et de caractère, feraient mieux de rester simples gouvernés (...) »

[Référence : Jean Rouvier, Les grandes idées politiques - Des origines à J.-J. Rousseau, Bordas, coll. Sciences, idées, doctrines,Paris, 1973, p. 67.]

À bon entendeur ...

lundi 5 août 2013

L'humanisme de Cicéron (Ier siècle avant J.C.), dès avant le christianisme

 Le christianisme, au dire de certains de ses affidés, aurait dépassé le particularisme juif pour étendre l'amour, l'agapè, la caritas, à toute l'humanité. Jésus-Christ aurait révolutionné la morale en prêchant le don et la générosité gratuits.

La petite anthologie qui suit montre que le romain Cicéron (106-43 av. J.C.), homme politique et homme de lettres,  n'a pas attendu les chrétiens pour exprimer les principes d'une morale universelle...


1) De amicitia (De l’amitié), chapitre 14, §. 50.

(…) Sed eadem bonitas etiam ad multitudinem pertinet. Non enim est inhumana uirtus neque immunis neque superba, quæ etiam populos uniuersos tueri iisque optime consulere soleat ; quod non faceret profecto, si a caritate uulgi abhorreret. (…).

(…) Mais l'homme de bien a égard aussi à la foule des autres hommes. Sa vertu n'est pas inhumaine, elle n'est pas égoïstement enfermée en elle-même, elle est sans orgueil, elle veut veiller sur des peuples entiers et défendre leurs intérêts de son mieux. Elle ne le ferait pas si l'amour des hommes en général lui était étranger. (…).



1) Tusculanes, livre V, chapitre 37, §. 108.

Socrates quidem cum rogaretur, cuiatem se esse diceret, « mundanum », inquit, « totius enim mundi se incolam et ciuem arbitrabatur. 

On demandait à Socrate, quelle était sa patrie ? « Toute la terre » dit-il, donnant à entendre qu'il se croyait citoyen de tous les lieux où il y a des hommes.



2) De finibus bonorum et malorum (Des fins des biens et des maux), livre III, chapitre 19, §. 62-63.

(62) Pertinere autem ad rem arbitrantur intellegi natura fieri ut liberi a parentibus amentur. a quo initio profectam communem humani generis societatem persequimur.(De Finibus bonorum et malorum


(63) ex hoc nascitur ut etiam communis hominum inter homines naturalis sit commendatio, ut oporteat hominem ab homine ob id ipsum, quod homo sit, non alienum uideri.

Il est encore nécessaire d'entendre, disent les stoïciens, que c'est la nature qui fait que les pères aiment leurs enfants, et que cette première affection est le berceau de toute société humaine. (…).

(…) De ces premières affections on voit naître le lien qui rattache tous les hommes les uns aux autres, en sorte que tout homme, par cela seul qu'il est homme, ne doit point être étranger pour son semblable. 


3) De finibus bonorum et malorum (Des fins des biens et des maux), livre III, chapitre 20, §. 65.

(65) (…) quodque nemo in summa solitudine uitam agere uelit ne cum infinita quidem uoluptatum abundantia, facile intellegitur nos ad coniunctionem congregationemque hominum et ad naturalem communitatem esse natos. Inpellimur autem natura, ut prodesse uelimus quam plurimis in primisque docendo rationibusque prudentiæ tradendis. (…).

(…) N'est-il pas vrai d'ailleurs qu'il n'est pas un homme qui voulût vivre dans une complète solitude, même au milieu de tous les plaisirs imaginables, et n'est-ce pas une nouvelle preuve que nous sommes nés pour vivre réunis en société sous le lien d'une communauté naturelle ? La nature nous porte encore à vouloir servir le plus possible nos semblables, surtout en les instruisant et en les initiant à la sagesse. (…).



4) De finibus bonorum et malorum (Des fins des biens et des maux), livre V, chapitre 23, §. 65-66.

(…) In omni autem honesto, de quo loquimur, nihil est tam illustre nec quod latius pateat quam coniunctio inter homines hominum et quasi quædam societas et communicatio utilitatum et ipsa caritas generis humani. Quæ nata a primo satu, quod a procreatoribus nati diliguntur et tota domus coniugio et stirpe coniungitur, serpit sensim foras, cognationibus primum, tum affinitatibus, deinde amicitiis, post uicinitatibus, tum ciuibus et iis, qui publice socii atque amici sunt, deinde totius complexu gentis humanæ. (…).

(…) Mais de tout ce qui est honnête, rien n'a plus d'éclat et ne s'étend plus loin que l'union des hommes avec leurs semblables ; cette société et cette communauté d'intérêts, cet amour de l'humanité, amour qui naît avec la tendresse des pères pour leurs enfants, se développe dans les liens du mariage, au milieu des nœuds les plus sacrés, puis coule insensiblement au dehors, s'étend aux parents, aux alliés, aux amis, aux relations de voisinage, grandit avec le titre de citoyen, se répand sur les nations alliées et attachées à la nôtre, enfin est consommé par l'union de tout le genre humain. (…).

(66) (…) Nam cum sic hominis natura generata sit, ut habeat quiddam ingenitum quasi ciuile atque populare, quod Græci g-politikon uocant, quicquid aget quæque uirtus, id a communitate et ea, quam exposui, caritate ac societate humana non abhorrebit,(...).

(…) Car telle étant la nature de l'homme, que visiblement sa place est marquée dans la société, il faut que chaque vertu, dans toutes les actions qui lui sont propres, contribue à établir cette communauté et cet amour de nos semblables dont je parlais  ; (…).

(…) Quando igitur inest in omni uirtute cura quædam quasi foras spectans aliosque appetens atque complectens, existit illud, ut amici, ut fratres, ut propinqui, ut affines, ut ciues, ut omnes denique - quoniam unam societatem hominum esse uolumus - propter se expetendi sint. (…).

(…) Comme donc il y a en chaque vertu une espèce de regard au dehors de l'homme, un soin et une providence qui s'étend à nos semblables, il en faut conclure que nos amis, nos frères, nos proches, nos alliés, nos concitoyens, tous les hommes enfin, puisque nous n'avons fait qu'une seule société de tout le genre humain, doivent être recherchés et aimés pour eux-mêmes  ; (…).


5) De officiis (Des devoirs), livre I, chapitre 7, §. 22

(22) (...) Sed quoniam, ut præclare scriptum est a Platone, non nobis solum nati sumus ortusque nostri partem patria uindicat, partem amici, atque, ut placet Stoicis, quæ in terris gignantur, ad usum hominum omnia creari, homines autem hominum causa esse generatos, ut ipsi inter se aliis alii prodesse possent, in hoc naturam debemus ducem sequi, communes utilitates in medium adferre, mutatione officiorum, dando accipiendo, tum artibus, tum opera, tum facultatibus deuincire hominum inter homines societatem.

(…) Mais, comme l'a très bien dit Platon, nous n'existons pas seulement pour nous-mêmes, notre patrie réclame sa part de notre être, nos amis ont droit à la leur et, les Stoïciens l'ont compris, si tous les produits de la terre existent en vue de l'homme, c'est pour les hommes que naissent les hommes, de sorte que nous devons, nous conformant à la nature, servir l'intérêt commun, nous rendre les uns aux autres des services mutuels, donner et recevoir, employer nos talents, nos facultés, toutes nos ressources, à resserrer le lien social.


6) De officiis (Des devoirs), livre III, chapitre 6, §. 26-28.

(26) (…) Ergo unum debet esse omnibus propositum, ut eadem sit utilitas uniuscuiusque et uniuersorum ; quam si ad se quisque rapiet, dissoluetur omnis humana consortio.

(27) Atque etiam si hoc natura præscribit, ut homo homini, quicumque sit, ob eam ipsam causam, quod is homo sit, consultum uelit, necesse est secundum eandem naturam omnium utilitatem esse communem. Quod si ita est, una continemur omnes et eadem lege naturæ, idque ipsum si ita est, certe uiolare alterum naturæ lege prohibemur. Verum autem primum, uerum igitur extremum.

(28) Nam illud quidem absurdum est, quod quidam dicunt, parenti se aut fratri nihil detracturos sui commodi causa, aliam rationem esse ciuium reliquorum. Hi sibi nihil iuris, nullam societatem communis utilitatis causa statuunt esse cum ciuibus quæ sententia omnem societatem distrahit ciuitatis. Qui autem ciuium rationem dicunt habendam, externorum negant, ii dirimunt communem humani generis societatem ; qua sublata beneficentia, liberalitas, bonitas, iustitia funditus tollitur ; quæ qui tollunt, etiam aduersus deos immortales impii iudicandi sunt. Ab iis enim constitutam inter homines societatem euertunt, cuius societatis artissimum uinculum est magis arbitrari esse contra naturam hominem homini detrahere sui commodi causa quam omnia incommoda subire uel externa uel corporis uel etiam ipsius animi. Iustitia enim una uirtus omnium est domina et regina uirtutum.

(26) (...) Le but qu'il faut donc se proposer avant tout, c'est d'identifier son intérêt particulier avec l'intérêt général : qui veut tout tirer à lui poursuit la dissolution de toute association humaine.

(27) Si la nature prescrit qu'un homme doit à un autre homme, quel qu'il soit, assistance pour cette seule raison qu'il est homme, il est nécessaire, selon le vœu de cette même nature, que l'intérêt commun soit l'intérêt de tous. S'il en est ainsi, la nature nous lie tous par une même loi et, cela étant, il est certain que la loi de nature interdit de faire violence à un autre homme. Le principe est vrai, la conséquence est donc vraie, elle aussi.

(28) Et c'est une thèse absurde que soutiennent ceux qui disent qu'il ne faut à la vérité rien prendre pour améliorer sa propre situation à son père ou à son frère, mais que la règle ne s'applique pas aux autres citoyens. Ils pensent donc qu'avec les autres citoyens ils n'ont aucun lien de droit, aucun lien social fondé sur un intérêt commun, c'est là une opinion qui détruit toute société politique. Pour ceux qui disent qu'il faut tenir compte des citoyens, mais non des étrangers, ils abolissent la société que forme le genre humain et causent ainsi la ruine complète de la bienfaisance, de la libéralité, de la bonté, de la justice. On doit les qualifier en conséquence d'impies envers les dieux immortels. Ils renversent en effet la société que les dieux ont établie entre les hommes et dont le lien le plus étroit est ce principe qu'il est plus contraire à la nature de dépouiller son semblable pour son propre avantage que d'affronter tous les coups de la fortune et tous les maux du corps, plus conforme à la nature en revanche de vouloir plutôt être utile aux autres que de jouir de tous les avantages de la fortune, de ceux du corps et des qualités de l'âme elle-même si la justice fait défaut. Car cette vertu est la maîtresse et la reine de toutes les vertus.

7) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 10, §. 28-29.

(28) (…) Sed omnium quæ in hominum doctorum disputatione uersantur, nihil est profecto præstabilius, quam plane intellegi, nos ad iustitiam esse natos, neque opinione sed natura constitutum esse ius. Id iam patebit, si hominum inter ipsos societatem coniunctionemque perspexeris.

(29) Nihil est enim unum uni tam simile, tam par, quam omnes inter nosmet ipsos sumus.

(28) (…) mais de toutes les idées qui font l'entretien des doctes, la plus importante, certes, est celle qui nous fait clairement connaître que nous sommes nés pour la justice, et que le droit a son fondement, non dans une convention, mais dans la nature. Cette vérité paraîtra évidente si l'on considère les liens de société qui unissent les hommes entre eux.

(29) Il n'y a pas en effet d'êtres qui, comparés les uns aux autres, soient aussi semblables, aussi égaux que nous.


8) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 11, §. 32.

(…) Molestiæ, lætitiæ, cupiditates, timores similiter omnium mentes peruagantur, nec si opiniones aliæ sunt apud alios, idcirco qui canem et felem ut deos colunt, non eadem superstitione qua ceteræ gentes conflictantur. Quæ autem natio non comitatem, non benignitatem, non gratum animum et beneficii memorem diligit ? Quæ superbos, quæ maleficos, quæ crudeles, quæ ingratos non aspernatur, non odit ? Quibus ex rebus cum omne genus hominum sociatum inter se esse intellegatur, illud extremum est, quod recte uiuendi ratio meliores efficit.

Tristesses, joies, désirs, craintes, toutes ces affections de l'âme nous sont communes ; et, quelle que soit la diversité des opinions, il n'en faut pas conclure que les peuples honorant comme des dieux le chien et le chat aient une superstition qui, dans sa forme, diffère de celle des autres. Mais quelle nation ne chérit pas la douceur, la bienveillance, la bonté d'âme et la reconnaissance ? Où l'orgueil, la méchanceté, la cruauté, l'ingratitude ne sont-ils point objets d'aversion ? On doit connaître par cet accord des sentiments que les hommes ne forment entre eux qu'une seule société, et en fin de compte qu'une même règle de vie droite les rend meilleurs.


9) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 12, §. 33-34.

(33) (MARCVS) Sequitur igitur ad participandum alium ab alio communicandumque inter omnes iustos natura esse factos.

MARCUS : Il suit de là que la nature a mis en nous le sentiment de la justice pour que tous nous nous venions en aide l'un à l'autre et nous rattachions l'un à l'autre ;

(34) Ex quo perspicitur, quom hanc beniuolentiam tam late longeque diffusam uir sapiens in aliquem pari uirtute præditum contulerit, tum illud effici (quod quibusdam incredibile uideatur, sit autem necessarium) ut nihilo sese plus quam alterum diligat : quid enim est quod differat, quom sint cuncta paria ? Quod si interesse quippiam tantulum modo potuerit, iam amicitiæ nomen occiderit, cuius est ea uis ut simul atque sibi aliquid quam alteri maluerit, nulla sit.

Par où l'on voit que le sage, quand il rassemble sur un être d'une vertu égale à la sienne ce bon vouloir que répand au loin la nature, doit nécessairement ne pas pouvoir s'aimer lui-même plus qu'il n'aime son ami, ce qui paraît incroyable à certaines personnes. Puisqu'il y a égalité en tout, quelle pourrait être la différence ? S'il y avait une différence quelconque, le nom d'amitié périrait ; car tel est le caractère de l'amitié, qu'elle cesse d'être entièrement, sitôt qu'on s'accorde à soi-même une préférence quelconque sur son ami.



10) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 13, §. 35.

(…) secundo autem loco unam esse hominum inter ipsos uiuendi parem communemque rationem, deinde omnes inter se naturali quadam indulgentia et beniuolentia, tum etiam societate iuris contineri ?

(…) ensuite que les hommes ont entre eux une règle de vie pareille et commune qu'enseigne la raison ; enfin qu'unis les uns aux autres par la sympathie et un bon vouloir naturel, ils le sont aussi par les liens du droit ?


11) De legibus (Des lois), livre I, chapitre 18, §. 48-49.

(48) Sequitur (ut conclusa mihi iam hæc sit omnis oratio), id quod ante oculos ex iis est quæ dicta sunt, et ius et omne honestum sua sponte esse expetendum. Etenim omnes uiri boni ipsam æquitatem et ius ipsum amant, nec est uiri boni errare et diligere quod per se non sit diligendum : per se igitur ius est expetendum et colendum. Quod si ius, etiam iustitia ; sin ea, reliquæ quoque uirtutes per se colendæ sunt. Quid ? Liberalitas gratuitane est an mercennaria ? Si sine præmio benignus est, gratuita ; si cum mercede, conducta. Nec est dubium quin is qui liberalis benignusue dicitur, officium non, fructum sequatur. Ergo item iustitia nihil expetit præmii, nihil pretii : per se igitur expetitur eademque omnium uirtutum causa atque sententia est.

(49) Atque etiam si emolumentis, non suapte ui uirtus expetitur, una erit uirtus quæ malitia rectissime dicetur. Ut enim quisque maxime ad suum commodum refert, quæcumque agit, ita minime est uir bonus, ut qui uirtutem præmio metiuntur, nullam uirtutem nisi malitiam putent. Ubi enim beneficus, si nemo alterius causa benigne facit ? Ubi gratus, si non eum ipsum cernunt grati, cui referunt gratiam ? Ubi illa sancta amicitia, si non ipse amicus per se amatur toto pectore, ut dicitur ? Qui etiam deserendus et abiciendus est, desperatis emolumentis et fructibus ; quo quid potest dici immanius ? Quodsi amicitia per se colenda est, societas quoque hominum et æqualitas et iustitia per se expetenda. Quod ni ita est, omnino iustitia nulla est. Id enim iniustissimum ipsum est, iustitiæ mercedem quærere.

(48) Ainsi, dirai-je en manière de conclusion à tout ce qui précède, il apparaît aux yeux que le droit et tout ce qui fait la beauté de la vie doivent être recherchés pour eux-mêmes. Et en effet tous les gens de bien aiment l'équité pour l'équité et le droit pour le droit ; or ce n'est pas le fait de l'homme de bien de se tromper et d'aimer ce qui ne mérite pas d'être aimé pour soi-même. Le droit doit donc être recherché et honoré pour lui-même. Si tel est le droit, telle sera aussi la justice ; telles seront aussi toutes les vertus. Voyons en effet : la libéralité s'exerce-t-elle gratuitement, ou en vue d'une récompense ? Si elle n'attend pas de retour, elle est gratuite ; si elle compte sur une récompense, elle a un caractère commercial ; or il n'est pas douteux que, pour mériter le nom de libéral et de bienfaisant, il ne faille vouloir s'acquitter d'une fonction naturelle à l'homme, et non chercher un profit. Donc la justice n'attend ni récompense ni salaire. C'est pour elle même qu'on la recherche. Et toutes les vertus ont une raison d'être semblable, de toutes il faut juger de même.

(49) Ajoutons que si la vertu est recherchée, non pour sa valeur propre, mais pour ce qu'elle rapporte, cette vertu méritera qu'on l'appelle malice. Plus en effet un homme rapporte toutes ses actions à l'intérêt, moins il est homme de bien ; et par suite mesurer la vertu au prix qu'elle peut avoir, c'est croire qu'il n'y a de vertu que la malice. Où est la bienfaisance, si l'on ne fait pas le bien pour l'amour d'autrui ? Qu'est-ce qu'être reconnaissant, si l'on n'a pas en vue celui-là même à qui l'on témoigne de la gratitude ? Que devient l'amitié sainte, si l'on n'aime pas son ami, comme on dit, de tout son cœur ? Il faudra donc l'abandonner, le rejeter quand on n'aura plus rien à gagner avec lui, plus d'avantages à tirer de lui. Quoi de plus monstrueux ? Mais si l'amitié doit être cultivée pour elle-même, la société des hommes, l'égalité, la justice elles aussi doivent être recherchées pour elles-mêmes. S'il n'en est pas ainsi, il n'y a plus de justice ; car cela même est injuste au plus haut degré que de vouloir une récompense de la justice.