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lundi 25 février 2013

L'individualisme aux États-Unis, selon Joseph A. Mikus, 1969


Les États-Unis, décrits dans le texte suivant, rencontraient, dès 1969, des problèmes qui se rapprochent grandement de ceux que nous rencontrons aujourd'hui en France et en Europe occidentale...


L'Amérique, qui a réussi à créer la prospérité, n'a pas encore pu trouver une philosophie sociale comparable. Elle vit toujours avec la mentalité des émigrants qui, par rapport aux autorités du pays, prennent une attitude défensive. Depuis les origines, les hommes sont venus en Amérique pour échapper à l'oppression politique, militariste, religieuse, à l'exploitation économique et sociale. Par leur travail et leurs efforts, et grâce à certaines circonstances heureuses, ils ont organisés un vaste pays. Mais ils n'ont pas réussi à mettre leur rêve de liberté presque illimitée en harmonie avec les exigences modernes de discipline, indispensable à tout gouvernement. Tout pays, se trouvant en guerre ou non, a besoin d'un certain degré de solidarité, d'unité, sinon d'uniformité.

Cependant, la philosophie des Américains ne s'appuie pas sur un patriotisme que l'on peut trouver dans les pays de vieille culture. On s'oppose à la moindre restriction et on est loin d'être d'accord sur les buts essentiels à atteindre. Ici, l'idée de liberté prend une signification négative sans être contrebalancée par les aspects positifs.

L'expression propre de cette philosophie, c'est l'individualisme. Elle est aux antipodes du collectivisme, bien sûr, mais elle est aussi fort éloignée de la philosophie du centre, c'est dire du personnalisme de Mounier ou de Maritain. L'individualisme est une ontologie réduisant le concept même de la société au minimum. Dans le conflit entre l'intérêt social et individuel, c'est le dernier qui prévaut. Le pragmatisme est la philosophie d'action de l'individualisme, selon laquelle l'individu agit, non pas dans le cadre du bien commun, mais en vue d'atteindre ses propres objectifs, son propre bien. La vérité valable pour tous existe à peine : chacun a sa propre vérité.

L'individualisme prédomine surtout dans l'économie qui, à peine contrôlée par l'autorité publique, est la force motrice principale du pays.

Elle ressemble à un cheval emballé qui, dans sa course, ravage le champ des valeurs sociales.

La crise la plus apparente sévit au sommet, sur le plan de la religion, c'est-à-dire de la religion organisée, en commençant par les innombrables confessions dont l'universalité finit à la limite de la paroisse (comme chez les baptistes) et en terminant par le catholicisme. Cette religion est en train de perdre la lutte contre les forces adverses.

Le mouvement « God is dead » marque le point zéro de cette crise.

Y a-t-il des valeurs supérieures par dessus les intérêts individuels et matériels ? Beaucoup de gens répondent par la négative.

Le système politique qui, d'après la constitution, devrait être impartial, c'est-à-dire qui ne devrait pas favoriser une confession quelconque au détriment des autres, est en fait, sous prétexte d'impartialité, indifférent vis-à-vis de la religion tout court.

Au lieu de profiter des aspects positifs de la religion pour renforcer la trame morale et sociale de la nation, l'Union Américaine refuse pour ainsi dire à la religion toute fonction ordonnatrice, en la considérant comme une affaire strictement privée. Elle la met par conséquent au même niveau que l'athéisme et toute autre forme d'indifférence, d'irréligiosité ou de libertinage.

Dépourvues de tout élément de sanction spirituelle ou sociale, les valeurs morales sont remises en question de fond en comble. Le système a pratiquement abandonné l'individu et le citoyen à lui-même. Le mariage qui, dans certains pays, jouit encore du respect d'une institution sinon d'un sacrement, et dont certains aspects sont protégés par le droit public, est devenu aux États-Unis une relation contractuelle, c'est-à-dire privée, qui peut être aisément dénoncée par l'une des parties. De ce fait, la nature même des relations sexuelles a bien changé. Leur prétention à l'exclusivité ayant disparu, elles commencent de plus en plus à revêtir le caractère de promiscuité. Cette réalité ne pouvait rester sans produire des effets néfastes sur la vie des enfants qui, d'un côté, s'émancipent plus vite en conséquence des mœurs plus libres de la société, et de l'autre restent plus souvent hors du contrôle des parents, ou du moins - de l'un d'entre eux.

La facilité avec laquelle les enfants peuvent gagner de l'argent développe chez eux une disposition à la dépense facile. Les garçons se mettent à fumer, à boire de la bière d'abord, du whisky ensuite ; les filles à s'acheter d'innombrables fanfreluches. À seize ans, chaque élève considère comme une question de prestige d'avoir un permis de conduire  et, par conséquent, une voiture. La voiture, cela donne donc aux jeunes  une indépendance rêvée dans leurs relations sociales, leur système multilatéral de rendez-vous.

Éduqués dans beaucoup de familles sans principes religieux, privés  prématurément du cadre familial, garçons et filles se mettent à pratiquer des expériences sexuelles dès la première occasion. Ainsi, le nombre des filles-mères d'âge scolaire est-il considérable. Elles confient du reste leurs enfants à des agences d'adoption, car la société regarde d'un très mauvais œil celles qui les gardent.

Dans les écoles publiques, l'éducation sexuelle, à partir du jardin  d'enfants, est en train d'être imposée comme sujet obligatoire. Au mois de mai 1969, sept cents parents se sont réunis dans une banlieue de Washington D.C. pour protester contre cette initiation prématurée en dehors d'un cadre moral et familial.

Dans les internats des collèges et universités, étudiantes et étudiants réclament partout le droit de faire des visites très avant dans la nuit dans les chambres de leurs camarades de l'autre sexe. Ces libertés sont presque généralement reconnues, même dans certaines institutions catholiques.

L'école, qui assure plutôt une instruction qu'une éducation, peut difficilement jouer un rôle dans la formation morale des enfants. L'éducation, surtout au niveau élémentaire, est inspirée du pragmatisme de John Dewey, mettant l'accent sur les dispositions naturelles de l'enfant.

Il faut donc développer les dispositions au lieu de les soumettre  à un système uniforme. Ainsi, une discipline dans le sens européen  n'y existe pas. Le maître ne peut appliquer aucune sanction contre  un élève récalcitrant et il lui est très difficile de le renvoyer de sa classe.

Dans certains cas, les élèves se sont révoltés contre leurs maîtres ou  professeurs en commettant des actes violents contre eux, actes allant  parfois jusqu'au meurtre. À New York, pendant un certain temps, 26 écoles secondaires n'ont pu maintenir leur discipline qu'en faisant appel à la police, et dans d'autres écoles la police est établie en permanence.

Un autre facteur dissolvant est la pornographie. Le marché des livres, profitant de la liberté de la presse, est considéré neutre sur le plan moral. Depuis des dizaines d'années qu'elle étudie la question, la Cour Suprême n'a pas réussi à définir clairement le concept même de l'obscénité. D'une part, elle a établi par plusieurs décisions que, pour être  pornographique, un ouvrage doit « exciter des idées lascives » chez le  lecteur ; d'autre part, cependant, elle a presque supprimé la responsabilité de l'auteur ou de l'éditeur pour un ouvrage en décidant que les  aspects négatifs du livre peuvent être contrebalancés par ses valeurs  sociales positives. Un livre peut donc être sauvé par le « rachat » des  valeurs mauvaises par les bonnes. De ce fait, la mise en vente pratiquement de n'importe quel ouvrage est autorisée. C'est ainsi que dans un  très grand nombre de drug stores et dans les librairies des gares, aérogares et autres, les magazines les plus osés sont accessibles à tous.

Cet état de choses est habilement exploité par plusieurs chaînes de profiteurs : les eaux troubles sont peuplées de requins qui, sous prétexte de « droits civiques », propagent le vice et la corruption. En quelques années, certains ont « fait » des fortunes se montant à des dizaines  de millions de dollars.

Outre le domaine du livre, la pornographie est en train d'inonder le cinéma et le théâtre. Les films à succès sont de plus en plus dévêtus et crus. Sur le plan du théâtre, on connaît même en Europe les excès du Living Theater de New York ! Le 25 mars 1969, le juge de la Cour Criminelle de New York, Walter C. Gladwin, a suspendu la représentation de la pièce « Ché » (Guevara) et a imposé à dix personnes (acteurs et auteur) une somme de 500 dollars de caution en les « incriminant d'actes de sodomie consentie et d'obscénité » commis sur la scène même du théâtre.

Un rôle particulièrement destructif est joué par la pseudo-psychologie. À côté de recherches de psychologie et de psychiatrie dans les mains de spécialistes respectés, il existe une pseudo-science qui s'efforce de justifier toutes les aberrations mentales que notre époque et notre civilisation urbaine font proliférer plus que jamais. Ses promoteurs prêchent ainsi le caractère périmé du mariage et l'entière liberté à la fois hétérosexuelle et homosexuelle. Toutes ces questions sont exposées et discutées avec une aisance peu commune ailleurs. Les points de vue pour ou contre sont défendus par une presse organisée, par des clubs et des groupes de pression. Il s'en suit des discussions et des polémiques.

Dans cette atmosphère, la liberté se sublime en libertinage.

Timothy Leary, Los Angeles, 1989
L'usage des drogues et des stupéfiants : marijuana, LSD et autres, présente un autre danger grandissant pour la société. Dans ce domaine aussi, des individus, à la recherche d'une exaltation momentanée (l'un des plus célèbres est un ancien professeur de Harvard University : Timothy Leary) (1), organisent des discussions publiques pour défendre cet usage comme un droit garanti par la Constitution. Beaucoup d'étudiants y participent et certains affirment, en toute honnêteté, que la drogue est moins malfaisante que l'alcool, voire totalement anodine.

La crise se manifeste sous un autre aspect non moins troublant : celle du patriotisme. Beaucoup de jeunes gens, effrayés d'être convoqués pour aller au Viet-Nam, brûlent leur « carte de recrutement », s'échappent au Canada ou bien encore se déclarent objecteurs de conscience.

D'après la loi de 1967 sur le recrutement, un objecteur de conscience peut être exempté du service militaire si, « en conséquence de son éducation, de ses convictions religieuses, il s'oppose en conscience à participer à la guerre en n'importe quelle qualité ».

Récemment, le juge principal du District judiciaire fédéral de Boston, Charles E. Wyzanski, a rendu un jugement dans le cas de John Heffron Sisson où il a déclaré anticonstitutionnelle cette partie de ladite loi. Il y affirme qu'elle est discriminatoire contre les athées, agnostiques ou autres car ceux-ci, « qu'ils aient des croyances religieuses ou non, sont amenés à leur objection au recrutement par des convictions morales profondes constituant l'essence même de leur être) (2).

Si cette interprétation de la loi de 1967 était approuvée par la Cour suprême, tout cela signifie que même ceux qui n'ont aucune croyance religieuse pourraient demander d'être exemptés du service militaire.

Ainsi, dans un cadre économique d'une aisance inouïe, la société américaine tout entière est secouée jusque dans ses fondements par une série de problèmes auxquels il semble difficile de pouvoir apporter des remèdes efficaces dans un proche avenir. 

Devant un tel développement, une question toute naturelle vient à l'esprit de chacun : que font les autorités publiques et le système juridique pour freiner sinon dominer la situation ?

Ici, il faut constater franchement que ce système se trouve pris de court pour faire face à la crise. En effet, le droit américain est trop compliqué, trop flexible, trop susceptible d'interprétations opposées pour être efficace. Il est, pour ainsi dire, plus existentialiste que normatif. Il accepte la société telle qu'elle est au lieu d'imposer son poids sur elle.

(…)

Le droit américain est depuis longtemps dominé par l'empirisme, par l'école sociologique qui ne reconnait au droit aucune permanence.

Le droit, affirme cette école, doit suivre les changements sociologiques qui ont lieu sans cesse dans la société, le droit codifié étant trop rigide pour remplir ses fonctions. Par conséquent, la common law , affirment les partisans de l'école sociologique, sert mieux les intérêts de la société que le droit codifié. La thèse selon laquelle le droit suit de très près la courbe de l'évolution sociologique, signifie, en fin de compte, que le système entier est en proie à l'instabilité. Il est facilement comparable à cette femme inconnue de Paul Verlaine « qui n'est chaque fois ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». Le caprice de la casuistique animée par la sociologie est capable de dérouter de temps en temps même les meilleurs des principes.

Un autre aspect inquiétant du système juridique est son pragmatisme myope, qui n'est pas capable de raccorder les objectifs et les moyens. Entre le droit de porter des armes et la criminalité toujours croissante, il y a évidemment une corrélation directe. Or, aux États-Unis, la liberté des citoyens d'acheter, de porter et de garder des armes est une liberté assurée par la Constitution. C'est un vieux privilège garanti par l'Amendement II à la Constitution de 1787. À cette époque, un tel amendement pouvait avoir une justification, car les États-Unis n'avaient que 3 millions d'habitants qui vivaient souvent dans des fermes fort éloignées les unes des autres. L'organisation de l'administration municipale était embryonnaire. De nos jours, pour tout homme de bon sens, une telle disposition semble périmée. Chaque municipalité a son commissariat de police qui devrait remplacer la justice privée de jadis.

Néanmoins, la disposition a survécu jusqu'à présent, illustrant ainsi le manque de logique du système. Or, les pragmatistes se soucient peu de la consistance du droit. Un juge célèbre de la Cour Suprême, Oliver Wendell Holmes, n'a-t-il pas affirmé que « le droit ne suit pas la logique, mais l'expérience » (3).

Les troubles raciaux et la haute criminalité prouvent aux législateurs et aux hommes de loi qu'il est nécessaire de limiter le privilège du port d'armes si l'on veut sauvegarder l'ordre public. Or, l'Association Américaine des Tireurs est farouchement opposée à toute limitation, de même que les fabricants et marchands d'armes qui évoquent une longue tradition fondée sur une entière liberté. Les statistiques les plus récentes indiquent que la vente des armes n'a jamais été autant élevée que maintenant. Ceci signifie que la justice privée risque de l'emporter sur la justice publique, alors qu'il est évident que dans un pays bien organisé, ce genre de commerce devrait être strictement réglementé.

Le manque d'unité du système est dû également au pragmatisme de la bureaucratie. D'après le droit romain,  « jura novit curia » ; or, très souvent aux États-Unis, la main droite ne sait ce que fait la main gauche. Dans un gouvernement qui contient un grand nombre de services particuliers, toute synthèse des intérêts contradictoires devient fort difficile.

(…)

Une autre particularité du droit américain est son hostilité envers les concepts plus larges et les principes généraux. Le droit jurisprudentiel se consacre à une analyse microscopique des circonstances et à un formalisme qui échappe à la lumière des principes. La boutade du juge Jerome Frank (4), selon laquelle le juge n'applique pas le droit, mais le crée plutôt au fur et à mesure des nécessités soulevées par les différents cas, est devenue presque une thèse officielle de l'école sociologique.

Il est exact que chaque cas criminel et judiciaire est unique, mais pourtant par sa nature même, il tombe forcément dans une catégorie déterminée. Or, le juge ignore souvent ces catégories. D'après les circonstances, il se prête à changer non seulement la nature du crime, mais encore de statuer s'il est justiciable ou non. Les questions de procédure (the due process of law) jouent un rôle extrêmement important dans les procès criminels. Une erreur de procédure peut justifier la mise en liberté du coupable comme cela est arrivé dans quelques cas demeurés très célèbres : dans le cas de Mallory versus les Etats-Unis (1957), la Cour Suprême a renversé la condamnation pour viol de Mallory, âgé de 19 ans, simplement parce que la police, avant de le remettre au juge d'instruction le jour de son arrestation, l'avait interrogé, avait obtenu sa confession sans l'avoir averti qu'il avait le droit de garder le silence jusqu'à l'arrivée de son avocat.

Par ses décisions dans les cas Escobedo versus Illinois (1964) et Miranda versus Arizona (1966) la Cour Suprême a encore renforcé la position des suspects dans les procès en établissant qu'une consultation préalable avec son avocat est la condition de la légalité dans la procédure devant le juge d'instruction. Ces cas ont servi ensuite de précédents pour une série de décisions semblables par les tribunaux inférieurs.

L'accent mis sur les circonstances et la procédure a pour conséquence l'effacement de l'autorité du droit et l'élargissement de l'interprétation judiciaire. Il arrive parfois que cette liberté aille jusqu'au grotesque.

Ainsi, dans un cas où la femme avait demandé le divorce, le juge a refusé cette demande et a condamné le mari à embrasser la plaignante trois fois par jour. Ceci ressemble davantage à une peine infligée à un pénitent au confessionnal qu'à une sanction proprement juridique.

Par contre, si l'on compare le cas de l'assassin de Martin Luther King, James Earl Ray, qui a été condamné à 99 ans de prison, on se rend compte du manque de réalisme de la justice.

De même, le système juridique manque d'imagination ; il ne prévoit pas les situations qui peuvent aboutir à un crime : il est donc dépourvu de rôle préventif. S'appuyant dans leur raisonnement sur la méthode déductive, les gardiens de l'ordre se refusent à agir sur des hypothèses.

L'intervention de la police est déclenchée par des actes, non par des déclarations orales tout injurieuses qu'elles soient.

Lorsqu'il y a, au même endroit, des manifestations de groupes opposés, la police doit se tenir à l'écart jusqu'à ce qu'il y ait « un danger clair et présent ». À cause de cette règle, au moment où un tel danger devient manifeste, la situation est le plus souvent irréparable.

La police américaine s'emploie à démêler les conséquences d'un conflit, d'une bagarre, d'une attaque, d'un crime : par contre, elle ne s'interpose pas pour empêcher deux groupes hostiles ou deux personnes en conflit de s'affronter. L'intervention a lieu, une fois le fait accompli, non avant.

Pourquoi cette attitude ? Parce que l'une des prérogatives traditionnelles des citoyens américains est le droit à la dissension. Ce droit protégé par la Constitution avait été introduit dans la doctrine politique américaine à l'époque de la lutte pour l'indépendance. Les colons américains considéraient alors comme un droit la possibilité d'exprimer une opinion contraire à la politique du gouvernement anglais. Depuis ce temps-là ce droit s'est maintenu et de nos jours, il prend des formes inquiétantes.

(…)

On se demande si la violence en Amérique est une prime payée par ses citoyens pour leur liberté, un peu trop relâchée, ou si elle résulte du manque de traditions, coutumes et convictions communes à tous.

Alors que la common law a pu, sans grande difficulté, survivre en Angleterre, pays de traditions homogènes, en Amérique, marquée par le sectionnement à la fois racial, ethnique, religieux, linguistique des immigrations successives, c'est-à-dire par une société hautement diversifiée, elle n'a pas su apporter des solutions justes et égalitaires. Le fait est qu'aux États-Unis, dans les circonstances actuelles, la common law représente non seulement un système juridique différent, mais un système qui n'a pas été capable de se séparer de ses attaches médiévales, en un mot de se moderniser. Il est resté démodé à tel point que l'ancien doyen de la faculté de droit de l'Université Harvard, Erwin N. Griswold n'a pas hésité à le qualifier d'absurde (5).

À beaucoup d'égards, le droit américain en est à l'ère des encyclopédies, des dictionnaires juridiques, des décisions des tribunaux dont les volumes couvrent les étages entiers des bibliothèques. Il constitue un labyrinthe offrant aux avocats et aux parties d'innombrables occasions de jouer à cache-cache dans ses méandres. Ce dont le système juridique a le plus besoin, c'est d'une refonte, d'une révision, sinon d'une unification. Son caractère flou prive la vie sociale d'une base de stabilité. (…)


Notes

(1) Timoty Leary, Docteur en Philosophie, ancien professeur au Centre de Recherches Psychologiques de l'Université Harvard, apôtre d'une religion qui vénère « les énergies sacrées des drogues hallucinatoires », condamné à 30 ans de prison et $ 30 000 d'amende pour l'importation illicite de drogues.
(2) « The Claim of Conscience », The New York Times du 2 avril 1969.
(3) Oliver Wendell Holmes, The Common Law, Little, Brown and Co., Boston, 1923, p. 1. (4) Jerome Frank, Law and the the Modem Mind, Anchor Books, Garden City, New York, 1963, pp. 36-45.
(5) Erwin N. Griswold, Law and Lawyers in the United States, p. 79. 

Référence

Prof. Joseph A. MIKUS, « La crise du civisme et du droit aux États-Unis », in Les Études sociales, nouvelle série, n°82-82, année 1969, n°3-4, juillet-décembre 1969, p. 2.

dimanche 24 février 2013

Les Français, les Anglais, et les Russes remis à leur place par un Allemand, en décembre 1918


L'auteur de ce texte est un Allemand répondant au correspondant, en Allemagne, de la revue La Réforme sociale, qui avait fait part de son indignation pour la prétendue « conduite abominable » des Allemands pendant la première guerre mondiale (1914-1918).

(...) Si, considérant l'extérieur, vous entendez par militarisme le fait de mettre notre puissance militaire au service de l'extension de notre domination et de notre influence, notamment de notre prétention d'organiser à notre profit les populations des Balkans et de la Turquie, le même reproche peut vous être adressé à propos de Madagascar, de la Tunisie de l'Algérie, du Maroc, de l'Indochine, etc., etc. et aux Anglais pour l'Inde et l’Égypte. La Russie, ou au moins le gouvernement du tsar, craignant de voir barrée par nous l'accès de la Méditerranée s'est mise en travers. Il est vrai que le peuple russe, mis en possession du pouvoir grâce à la Révolution, a déclaré que la question des Dardanelles et du débouché sur la Méditerranée le laissait indifférent et que seul le partage des terres méritait son attention. Ce sont des sages quoique peut-être un peu imprévoyants.

Maïs le gouvernement du tsar avait-il fait en cela, moins que nous, acte de militarisme, comme vous, en le soutenant ? Les Anglais, au moment de la révolte truquée d'Arabie, n'ont-ils pas également fait acte de militarisme en vous évinçant de l'Égypte, dont la possession leur est nécessaire pour leurs communications avec l'Inde. N'ont-ils pas encore fait acte de militarisme en sonnant le branle-bas de combat au moment de Fachoda qui, entre vos mains, coupait leur route du Cap au Caire ?

Le bruit court même, chez nous, que sur cette question de Constantinople, l'obstination du tsarisme à vouloir le garder pour la Russie, et votre soumission à cette prétention, nous ont été plus favorables que votre diplomatie ne le prévoyait. Elles nous auraient valu le concours du roi Ferdinand de Bulgarie, prêt à marcher avec vous, si vous aviez consenti à lui promettre de satisfaire l'ambition qu'il avait de se faire couronner empereur d'Occident sur les rives du Bosphore. Il avait même organisé, raconte-t-on, la jolie mise en scène de la reprise à Sainte-Sophie, en sa présence, de la fin de la messe que la légende dit avoir été interrompue par l'entrée à cheval de Mahomet II, dans la Basilique, le prêtre qui la disait ayant alors disparu dans la muraille, d'où tout était habilement préparé pour le faire ressortir à l'arrivée de Ferdinand. Au lieu de cela, Turc et Bulgare combattent ensemble avec nous, et notre empereur saura bien les accorder à la paix.

Je viens donc de démontrer qu'au point de vue intérieur l'armée ne tient pas en Allemagne, respectivement, plus de place que les autres compartiments de l'activité nationale : industrie, commerce, agriculture, science, etc. Au point de vue extérieur, pourquoi le fait de s'appuyer sur l'armée pour l'expansion nationale constituerait-elle chez nous, plus que chez les autres peuples, ce que vous appelez le militarisme ? Les canons de Gibraltar, de Malte, de Suez, d'Aden, de Singapour, de Hong-Kong, ne prouvent-ils pas un militarisme autrement réel et écrasant que ne le serait notre domination de Berlin au golfe Persique, ou que ne l'est votre mainmise sur l'Afrique du Nord, et, par suite, sur la Méditerranée occidentale ?

Vous nous reprochez aussi, et les Anglais avec vous, des infractions aux lois internationales, aux traités, enfin vous nous accusez de ne respecter aucun engagement, et vous nous appelez barbares. Je reconnais que nous avons proclamé que nécessité fait loi, et que pour nous la fin, qui est la victoire, justifie les moyens. Mais, je prétends que vous n'êtes pas qualifiés pour incriminer ces procédés.

Sans parler de la comédie des Kroumirs, par laquelle vous avez cru légitimer l'expédition de Tunisie, ni de la façon désinvolte dont vous avez traité le Concordat avec la papauté, comme un chiffon de papier, en 1792, quand un grand parti, chez vous, voulait à tout prix la victoire, qu'a fait Danton, son chef, au mois de septembre ? Il a organisé le massacre, sans jugement, de 6 000 prisonniers, détenus dans les prisons de Paris, et institué le régime de la Terreur, auquel nos troupes ont eu quelquefois recours, pour assurer leur sécurité dans les régions qu'elles occupaient. Comment justifier celte sauvagerie de Danton autrement que par la nécessité d'assurer le triomphe de son parti ? Non seulement vous l'avez absous, mais vous lui avez élevé une statue sur vos places publiques, en exemple aux générations à venir, non loin de cette abbaye où avaient péri le plus grand nombre de ses victimes. Maintenant nous dirons comme Cicéron : Quis tulerit Graccos de seditione quærentes

Robert Peel (1788-1850)
Pour répondre aux Anglais, je n'ai qu'à emprunter le langage d'un Français de marque, M. de La Rochefoucauld, duc de Doudeauville (dont le fils a été ambassadeur à Londres sous la République). Dans ses Esquisses et Portraits (Léautey, éditeur, 1845, 2e édit., vol. 111, p. 219), il dit, dans son portrait de sir Robert Peel : 

« Le but justifie tout aux yeux de sir Robert Peel ; et il est loyal à la manière de tous ceux qui, en Angleterre, arrivent successivement au pouvoir, c'est-à-dire que l'intérêt du pays, ou la nécessité leur paraissent la loi suprême, et le monde une mine que l'Angleterre est toujours en droit d'exploiter. (...) Il semble que dans ce pays (...), tout soit fiction, depuis la Royauté, jusqu'à la bonne foi, que se doivent les nations entre elles.  Là tout homme politique, wigh ou tory, n'a qu'un but, en arrivant au pouvoir : acheter le monde, et le corrompre, pour l'asservir, enrichir l'Angleterre, et la faire prospérer aux dépens de tous les autres pays. Pour penser et agir autrement, il faudrait cesser d'être Anglais, et sir Robert Peel l'est avant tout. » 

Référence

« Un document », dans La Réforme sociale, 8e série, tome VI, (tome LXXVI col.), 1er décembre 1918, p. 443.

vendredi 15 février 2013

Les passions, selon J.-B. F. Descuret, 1841


CHAPITRE I

S'il y a tant de confusion dans les choses,
c'est qu'on en laisse beaucoup trop dans les mots

Le mot passion, d'après son étymologie (Πάθος), désigne une souffrance ou du moins une émotion produite en nous, tantôt par une impression venue du dehors, tantôt par une impulsion engendrée dans notre intérieur. Dans les deux cas, cette émotion ébranle plus ou moins le cerveau, organe intermédiaire entre l'âme et le corps, et par lui est renvoyée sur tous les points de l'économie, à l'aide de nombreux conducteurs appelés nerfs.
Toutes les affections vives, toutes les passions, ayant le triste privilège de rendre le corps malade non moins que l'esprit, ces deux termes s'emploient également en parlant du physique et du moral : ainsi l'on dit que les affections organiques du cœur sont souvent le résultat d'affections morales, et anciennement l'on donnait les noms de passion hypochondriaque et de passion hystérique à des maladies qui ont leur siège dans les hypochondres ou dans l'utérus.
Les passions, disent quelques auteurs, sont ainsi nommées, parce que l'homme ne se les donne pas, niais qu'il les subit, qu'il est soumis à leur action, qu'il y est passif.
« Nous appelons passions, dit le docte et judicieux Bergier, les inclinations ou les penchants de la nature poussés à l'excès, parce que leurs mouvements ne sont pas volontaires : l'homme est purement passif lorsqu'il les éprouve ; il n'est actif que quand il y consent ou qu'il les réprime. »
Si les moralistes sont d'accord sur l'étymologie de ce mot, il n'en est pas ainsi de l'acception qu'on doit lui donner, et par conséquent de sa définition.
Le chef de l'école stoïcienne, Zénon, définit la passion , un trouble d'esprit contre nature, qui détourne la raison de sa voie.
Galien, d'après les idées d'Hippocrate et de Platon, considère les passions comme des mouvements contre nature de l'âme irraisonnable, et il les fait toutes provenir d'un désir insatiable. H ajoute qu'elles font sortir le corps de l'état de santé.
Descartes les considère comme des mouvements produits par les esprits vitaux émanés de la glande pinéale (siège de l'âme, selon lui) et qui viennent diversement agiter toutes les parties du corps humain.
Le plaisir nous émeut agréablement : nous nous portons vers lui ; la douleur produit sur nous un effet contraire : nous la fuyons. Cette attraction et cette répulsion ont été appelées mouvements de l'âme, non que l'âme puisse changer de place (un être immatériel n'occupant pas de lieu), mais seulement pour indiquer que, dans son amour et dans son aversion, l'âme s'unit avec les objets ou s'en sépare, de même que le corps s'en approche ou s'en éloigne. D'après ces considérations , Bossuet et d'autres moralistes chrétiens définissent les passions, «des mouvements de l'âme, qui, touchée du plaisir ou de la douleur ressentie ou imaginée dans un objet, le poursuit ou s'en éloigne. »
Selon Gall et Spurzheim, les noms d'affection et de passion ne conviennent nullement aux facultés primitives de l'âme. Le premier doit s'appliquer uniquement aux modifications que présentent les facultés, et le second à l'excès de leur activité. Ainsi l'affection ne serait qu'un mode de qualité, la passion qu'un mode de quantité.
Certains moralistes ont confondu les affections et les passions ; d'autres ont cru devoir rassembler, sous le titre de passions, une foule de travers d'esprit habituels, et jusqu'à des caprices aussi futiles que passagers. La plupart cependant ont réservé le nom d'affections aux sentiments en quelque sorte passifs, tels que la tristesse, le chagrin, la crainte, et ils ont seulement qualifié de passions les sentiments éminemment actifs, tels que l'amour, la haine, la colère, l'ambition.
Quelques savants médecins prétendent que le besoin d'exercer les facultés de l'intelligence peut bien donner naissance à des goûts très-vifs, tels que celui de la poésie, de la peinture, de la musique ; mais que ces goûts ne sont jamais poussés jusqu'à la passion. Malgré mon respect pour leur autorité, je ne puis admettre une opinion que des faits assez multipliés m'ont paru complétement détruire. J'ai eu, en effet, maintes occasions d'observer des peintres, des poètes, et surtout des musiciens, qui montraient pour leur art un penchant, un goût, une ardeur qui allait jusqu'au délire, jusqu'à une véritable et violente monomanie, terminaison funeste et malheureusement trop fréquente des grandes passions.
Ce désaccord qui règne entre les écrivains sur l'acception que doit avoir le mot passion provient bien certainement de ce que son étymologie lui donne un sens trop vague et même illimité. En effet, qui dit passion, dit souffrance, d'où il suivrait que toute émotion éprouvée serait une passion.
Pour faire cesser une pareille confusion, il est absolument nécessaire de restreindre la signification de ce mot, et de bien préciser le sens qu'il doit avoir. Sans cela, l'un dira d'une manière absolue que les passions sont bonnes ; un autre, qu'elles sont nécessairement mauvaises ; un troisième, qu'elles ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, et que leur qualité dépend de l'usage qu'on en fait. « Toutes nos passions, dit Rousseau, sont bonnes quand on en reste le maître ; toutes sont mauvaises quand on s'y laisse assujettir. »
Avant d'indiquer la définition à laquelle je m'arrête, je crois devoir présenter succinctement quelques considérations, dans le double but de justifier ma préférence, et de dissiper l'obscurité répandue sur ce point fondamental de la science.
L'homme est un être éminemment actif ; il est sollicité a l'action tantôt par des impulsions intérieures, tantôt par des impressions venues du dehors et transmises à l'âme par les sens. De ces impulsions et de ces impressions résultent pour lui des besoins nombreux, mobiles de toutes ses actions. L'animal et l'enfant obéissent immédiatement à la stimulation du besoin ; l'homme, j'entends ici l'homme complet, n'agit, ne satisfait habituellement ce besoin qu'après avoir jugé s'il peut ou s'il doit le satisfaire. L'homme est donc conduit par deux guides, le besoin et la raison : l'un qui le sollicite et le pousse, l'autre qui l'éclaire et le retient. Aussi la vie humaine n'est-elle, comme nous l'avons déjà vu , qu'une lutte presque continuelle entre le devoir et le besoin. Ajoutons que tout besoin trop violemment senti provoque en nous un désir d'une égale violence, nous fait agir instantanément, aveuglément, contre notre devoir, notre intérêt, notre volonté : eh bien! voilà la passion , qui n'est autre chose que la tyrannie d'un besoin.
Je dis d'un besoin : en effet, nous le verrons plus tard, l'homme n'est qu'un composé de besoins, et, pendant la fièvre de la passion, son esclavage, sa position passive, n'existe le plus souvent que parce qu'il n'a pas satisfait d'une manière harmonique ses autres besoins, qui, dans l'état normal, peuvent toujours servir de contre-poids à celui qui l'entraîne habituellement. Aussi, parmi les hommes privés de toute éducation, l'on voit constamment dominer les besoins de l'animal ; chez ceux qui n'exercent qu'une partie de leurs besoins supérieurs, autrement dit de leurs facultés intellectuelles, l'on voit ces facultés privilégiées se développer, par l'exercice , au détriment de celles qu'on a imprudemment négligées : c'est ainsi que la mémoire et l'imagination courent les rues, tandis que le jugement et le sens moral sont excessivement rares. Enfin, les individus qui satisferaient exclusivement leurs besoins sociaux se trouveraient privés d'une foule de jouissances intellectuelles, et surtout de l'élément religieux, qui seul peut sanctionner la moralité de leurs actes.
En résumé, les passions ne sont que des besoins trop violemment sentis, que des désirs immodérés, que la tyrannie d'un besoin qui ordinairement fait taire les autres, quand il ne les contraint pas à le servir.
Voyons maintenant la distinction qu'il faut établir entre les émotions, les sentiments, les affections, les vertus, les vices et les passions.
Les émotions sont des excitations plus ou moins vives de notre sensibilité ; elles sont agréables ou pénibles. Dans les deux cas, elles peuvent aller jusqu'à briser les ressorts de l'organisme ; elles agissent alors à la manière des passions violentes, et deviennent même, par l'habitude, de véritables passions : aussi un moraliste judicieux, M. de Lévis, a-t-il remarqué que «de tous les besoins factices, le plus dangereux est celui des émotions. »
Les mots sensations, sentiments, perceptions, désignent également les impressions que les objets font sur l'âme, avec cette distinction, généralement admise, que la sensation s'arrête aux sens, que le sentiment va au cœur, et que la perception s'adresse à l'intelligence. Tous les trois déterminent en nous des ébranlements nerveux, des émotions de plaisir et de joie, de douleur et de tristesse, sources premières de nos passions.
De même que le mot sentiment, celui d'affection (dérivé du verbe afficere, toucher, faire impression) indique simplement un modo de sentir, une manière quelconque d'être affecté. L'affection, dont le caractère habituel est une douce activité, se montre à chaque instant susceptible de divers degrés, et se métamorphose en ardeur, en impétuosité, en déraison, en passion. Chez la femme mère surtout, il n'est pas rare de voir l'affection portée jusqu'au dévouement, sorte de consécration qui la fait s'oublier elle-même pour se donner tout entière à l'être qui lui doit la vie.
Généralement parlant, on donne le nom de vices à la dégradation de nos sentiments, et celui de vertus à leur perfection. Quand les vices ne constituent pas des passions, ils n'en sont guère éloignés. La théologie les nomme péchés. Ce sont autant de retours vers l'animalité. Nous verrons ailleurs que les progrès du vice sont infiniment plus rapides que ceux de la vertu, et que leur habitude est également beaucoup plus forte et plus tenace.
Considérée sous le point de vue social, la vertu est la conformité de notre volonté particulière à la volonté générale ; c'est aussi une préférence habituelle de l'intérêt général à l'intérêt particulier.Cette préférence généreuse ne s'acquiert pas sans livrer de nombreux combats à notre égoïsme ; elle atteste la force de l'âme, et c'est précisément pour cela qu'elle mérite le nom de vertu (1). Elle devient tous les jours de plus en plus rare dans nos sociétés modernes.
Aux yeux de la religion , la vertu est le triomphe de la volonté sur nos mauvaises inclinations ; c'est aussi la santé de l'âme, conservée par l'innocence, ou recouvrée par le repentir.
Les moralistes admettent quatre vertus principales, qu'ils ont appelées cardinales, parce qu'ils les regardent comme le fondement de toutes les autres : ce sont la prudence, qui les dirige ; la justice, qui les gouverne ; la force, qui les soutient, et la tempérance, qui les circonscrit dans de justes limites.
Les trois vertus théologales du chrétien sont la foi, l'espérance, et la charité, qui embrasse les deux autres, parce quelle est le lien d'amour qui unit l'homme à l'homme, en unissant l'homme à Dieu.
Une remarque faite depuis longtemps, c'est que la plupart des vertus sont placées entre deux vices comme entre deux écueils ; aussi, en voulant éviter l'un on tombe souvent dans l'autre, si l'on ne se tient pas ferme dans cet étroit milieu qui les sépare.
Comme tous nos penchants naturels ou factices, les vertus mêmes peuvent donc dégénérer en passions, lorsqu'elles sont poussées à l'extrême, lorsqu'il y a excès dans leur exercice. On reconnaît qu'elles sont arrivées à ce degré quand elles faussent le jugement ou qu'elles le paralysent.

CHAPITRE II

Il faut classer les passions pour les étudier, tout en
reconnaissant que leur classification restera toujours imparfaite.

Les combats intérieurs de l'homme, cette lutte incessante qui règne entre ses penchants et sa raison, ont conduit Pythagore et Platon à reconnaître dans notre âme deux parties : l'une , forte et tranquille, assise dans la citadelle du cerveau, comme dans un olympe placé au-dessus des orages ; l'autre, faible et farouche, agitée par les tempêtes des passions, et, comme la brute, se vautrant dans la fange des voluptés.
Cette division de la nature de l'homme, en raisonnable et en irraisonnable, a aussi été adoptée par saint Paul, saint Augustin , et plusieurs autres Pères de l'Église ; Bacon, Buffon, Lacaze, l'ont également admise, et on la trouve reproduite dans la distinction des deux vies animale et organique établie par Bichat. Quelques philosophes anciens ne se bornèrent pas à distinguer dans l'homme deux âmes, l'une supérieure et l'autre inférieure ; ils en admettaient une troisième, et les localisaient de la manière suivante : l'âme raisonnable avait son siège dans le cerveau ; l'âme animale ou concupiscible, dans le foie; la vitale ou irascible, dans le cœur.
Suivant les stoïciens, les passions dérivent de l'opinion, soit de deux biens, soit de deux maux ; ce qui constitue quatre passions primitives : le désir et la joie, la tristesse et la crainte ; ils les subdivisaient en trente-deux passions secondaires.
Les épicuriens réduisaient toutes les passions à trou : la joie, la douleur, le désir.
Pendant le moyen âge, la philosophie péripatéticienne, qui était en vogue, fit classer les passions d'après l'ordre de leur génération établi par Aristote : 1° amour et haine ; désir et aversion ; espérance et désespoir ; crainte et audace ; colère ; 6° enfin, joie et tristesse.
Saint Thomas d'Aquin, dans sa Somme théologique, admet onze passions, qu'il classe dans l'ordre suivant : l'amour, la haine, le désir, l'aversion, la joie ou délectation, la douleur ou tristesse, l'espérance, le désespoir, la crainte, l'audace, et la colère. Les six premières, qui n'ont besoin pour être excitées que de la présence ou de l'absence de leur objet, y sont rapportées à l'appétit concupiscible, parce que le désir (concupiscentia) y domine. Les cinq autres, qui ajoutent la difficulté à l'absence ou à la présence de leur objet, sont rapportées à l'appétit irascible, parce que la colère (ira) ou le courage (2) y trouve toujours quelque obstacle à surmonter.
Après avoir mentionné cette division, qui fut longtemps adoptée dans les écoles, Bossuet pense, avec saint Augustin et le père Senault (3), que toutes les passions peuvent se réduire à une seule, qui est l'amour. Ainsi, « la haine qu'on a pour quelque objet ne vient que de l'amour qu'on a pour un autre ; le .désir n'est qu'un amour qui s'étend au bien qu'il n'a pas, comme la joie est un amour qui s'attache au bien qu'il a ; l'audace est un amour qui entreprend ce qu'il y a .de plus difficile pour posséder l'objet aimé ; l'espérance est un amour qui se flatte de posséder cet objet, et le désespoir un amour désolé de s'en voir privé à jamais ; la colère est un amour irrité de ce qu'on veut lui ôter son bien, et qui s'efforce de le défendre, etc. ; enfin, ôtez l'amour, il n'y a plus de passions , et posez l'amour, vous les faites naître toutes » (De la Connaissance de Dieu et de soi-même).
Toutes les affections, que Bossuet rapporte à l'amour, considéré comme besoin de posséder ce qui nous est agréable, La Rochefoucault, Helvétius, et d'autres moralistes les ont réduites à l'amour-propre, ou plutôt à l'amour de soi, à l'intérêt personnel.
Descartes reconnaissait six passions primitives, savoir : l'admiration, l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse.
D'après de La Chambre, premier médecin de Louis XIII, les passions humaines, soit qu'elles s'élèvent dans la volonté ou appétit intellectuel, soit qu'elles se forment dans l'appétit sensitif, peuvent être divisées en simples et en mixtes. Les simples, qui ne se trouvent que dans la partie irascible, ou bien dans la partie concupiscible, sont au nombre de onze, savoir : l'amour et la haine, le désir et l'aversion, le plaisir et la douleur, l'espérance et le désespoir, la hardiesse et la crainte, enfin la colère. Les passions mixtes, qui procèdent à la fois des deux parties irascible et concupiscible, sont les neuf suivantes : la honte, l'impudence, la pitié l'indignation, l'ennui, l'émulation, la jalousie, le repentir, et l'étonnement.
Quelques psychologistes avaient cru pouvoir admettre des passions simples et des passions composées, des passions physiques et des passions morales ; mais, quand il s'est agi d'établir ce qui était absolument simple ou absolument physique, ils ne se sont plus entendus.
Les médecins modernes, s'occupant peu de la nature intime ou du nombre des principales passions, nombre toujours arbitraire, mais envisageant plutôt leur influence sur l'organisme, ont préféré les distinguer en agréables et en pénibles ; en violentes, en douces et en tristes ; en persistantes ou en passagères ; en expansées ou en oppressives ; en excitantes ou en débilitantes, etc.
Les économistes, les considérant dans leurs rapports avec le bonheur public, ont admis des passions permises et des passions défendues, ou bien encore des passions vertueuses, vicieuses et mixtes.
La religion distingue des péchés mortels et des péchés véniels (4).
Quant à la législation, elle ne s'inquiète que de punir les contraventions, les délits et les crimes.
Dans ses considérations générales sur les sentiments moraux, le brillant et ingénieux auteur de la Physiologie des passions, M. Alibert, reconnaît quatre penchants innés, qu'on peut envisager comme les lois primordiales de l'économie animale , savoir :
1° l'instinct de conservation ;
2° l'instinct d'imitation ;
3° l' instinct de relation ;
4° l' instinct de reproduction.
Notre savant physiologiste, M. Magendie, distingue des passions animales et des passions sociales.
M. Scipion Pinel admet des passions viscérales et des passions cérébrales ; et M. Marc les divise en innées et en factices ou acquises.
Dans un traité fort remarquable sur les Passions appliquées aux beaux-arts, M. Delestre les divise en excentriques, en concentriques, et en concentrico-excentriques, suivant qu'elles agissent de dedans en dehors, de dehors en dedans, ou qu'elles participent de ces deux modes d'action.
D'après Gall, Spurzheim et d'autres phrénologistes, il y aurait autant de passions que de facultés primitives ; mais ces auteurs ne sont d'accord ni sur la distinction, ni sur le nombre de ces facultés. Quoi qu'il en soit, Spurzheim partage les facultés humaines en affectives et en intellectuelles ; puis il subdivise ces deux ordres, le premier, en penchants et en sentiments ; le second , en facultés perceptives et en facultés réflectives (5).
On a encore voulu faire admettre,
1° des instincts, comme expression de désirs matériels et organiques ;
2° des passions proprement dites, correspondant à des désirs moraux indépendants de la volonté, division aussi erronée en physiologie qu'en morale, puisque toutes nos fonctions sont essentiellement solidaires, et qu'elles ne s'exercent que pour l'ensemble d'un être créé libre et intelligent.
Enfin, un laborieux et célèbre utopiste de nos jours, Charles Fourier, distingue douze passions primitives, qui, d'après son système, rendent, l'homme sociable, le stimulent aux belles actions, et enfantent toutes les merveilles de l'industrie. Les cinq premières, appelées sensitives, parce qu'elles proviennent de nos sens, sont plutôt matérielles que spirituelles : ce sont elles qui d'abord excitent l'homme au travail et à l'industrie. Quatre autres passions, au contraire, plutôt spirituelles que matérielles, forment la chaîne de tous les liens sociaux, et font vivre l'homme dans ses semblables plus qu'en lui-même : ce sont l'amour, l'amitié, l'ambition, le famillisme ; les trois dernières, nommées distribuées, sont la cabaliste, ou esprit de parti ; la papillonne, ou besoin de variété périodique ; et la composite, ainsi appelée parce qu'elle naît de l'assemblage de plusieurs plaisirs des sens et de l'âme goûtés simultanément ; elle crée l'enthousiasme, ou fougue aveugle, dans les travaux, en opposition avec la fougue réfléchie de la cabaliste, source précieuse des rivalités émulatives. L'usage des passions distributives est de faire concorder les ressorts sensuels avec les ressorts affectueux, et de servir de base à tout le mécanisme des groupes et séries passionnées. « Titrées de vices, quoique chacun en soit idolâtre, ces trois passions, dit Fourier, sont réellement des sources de vices en civilisation, où elles ne peuvent opérer que sur des familles ou corporations. Dieu les a créées pour opérer sur des séries de groupes contrastées ; elles ne tendent qu'à former cet ordre, et ne peuvent produire que le mal si on les applique à un ordre différent... Lorsqu'on connaîtra en détail l'ordre social auquel Dieu nous destine, on verra que ces prétendus vices, la cabaliste, la papillonne ou alternante, la composite, y deviendront trois gages de vertu et de richesse ; que Dieu a bien su créer les passions telles que les exige l'unité sociale ; qu'il aurait tort de les changer pour complaire à Sénèque et à Platon ; qu'au contraire, la raison humaine doit s'évertuer à découvrir un régime social en affinité avec ces passions. Aucune théorie morale ne les changera jamais ; et, selon les règles de la dualité d'essor 27, elles interviendront à perpétuité pour nous conduire au mal dans l'état morcelé ou limbe social, et au bien, dans l'état sociétaire ou travail sériaire, qui assure le plein développement des passions et de l'attraction. » Telle est l'analyse du système passionnel de Fourier, système dont je suis loin de garantir les merveilleux résultats. (Voyez le Traité de l'Association domestique agricole.)
Après cette longue nomenclature, qui atteste les efforts que l'on a faits pour arriver à une classification exacte des passions, je m'abstiendrais certainement d'en présenter une nouvelle, si elle n'avait reçu l'approbation de quelques savants, et si M. Casimir Broussais ne l'avait déjà adoptée dans son Hygiène morale.

Théorie des besoins. 
 
Tout être organisé a des besoins : l'animal et le végétal ont chacun les leurs ; qui oserait même affirmer que le minéral n'en a pas ? Quant à ceux de l'homme, ils nous apparaissent infiniment plus nombreux que ceux des autres créatures, par cela même que son organisation résume toutes les merveilles des trois règnes. Dieu n'a rien fait d'inutile : l'existence des organes annonce donc l'existence de fonctions destinées tôt ou tard à entrer en exercice. Or, toutes les fois que nos appareils sont aptes à fonctionner, nous en sommes avertis par une certaine émotion, sorte de voix intérieure qui n'est autre chose que le besoin, vraie puissance motrice du mécanisme individuel comme du mécanisme social. Le besoin, une fois distingué, amène bientôt le désir ; le désir la volonté, et la volonté la passion qui, en dernière analyse, n'est autre chose qu'un désir immodéré, ou, comme On l'a déjà vu, que la tyrannie d'an besoin.
Dire que les besoins de l'homme sont très-nombreux, c'est en même temps reconnaître qu'il n'est qu'un composé de passions. Il y en a en effet dans tout son être ; il y en a, en quelque sorte, dans tous les replis de son âme comme dans le moindre de ses organes, parce que, en vertu de l'union mystérieuse de l'âme et du corps, l'homme est tout entier dans chacune de ses facultés, aussi bien que dans chaque partie de lui-même. Permis à notre pauvre raison de le décomposer pour le mieux étudier ; mais reconnaissons bien qu'il reste toujours essentiellement un.
D'après ces puissantes considérations, j'ai cru pouvoir rapporter toutes les passions humaines à trois classes de besoins :
1° à des besoins animaux ;
2° à des besoins sociaux ;
3° à des besoins intellectuels.
On peut sans cloute, en thèse générale, dire que nos besoins sont bons, par cela même que Dieu nous les a donnés ; mais ils ne restent tels, qu'autant que nous nous bornons à en faire un bon usage, et que nous parvenons à les gouverner, au lieu de nous laisser dominer par eux ; autrement, ils ne doivent plus être considérés que comme des passions.
Les besoins animaux ou inférieurs nous sont communs avec la brute : ce sont presque les seuls besoins de la première enfance de l'homme comme de celle des peuples, r
Les besoins sociaux sont plus particulièrement accordés à l'homme qu'aux animaux, bien que ceux-ci lui donnent d'assez fréquentes leçons d'ardeur pour le travail, d'affection pour leurs maîtres, et surtout de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs.
Quant aux besoins supérieurs ou intellectuels, ils sont presque exclusivement l'apanage de l'homme, qui ne les.satisfait .souvent, il faut l'avouer, que pour outrager Dieu, qui les lui a départis avec tant de largesse.
Une vérité dont il est malheureusement trop facile de se convaincre, c'est que, dans les pays même les. plus civilisés.., l'on voit encore aujourd'hui les masses obéir plutôt aux besoins inférieurs qu'aux besoins supérieurs, comme si l'homme n'avait pas une autre organisation et une autre destinée que la brute. D'où naît ce mal ? de ce qu'une éducation complète et. sagement progressive ne vient pas de bonne heure donner à l'homme un corps sain et robuste, des sentiments généreux , un esprit droit et cultivé ; de ce qu'une éducation à la fois physique, morale et intellectuelle ne lui apprend pas à mettre en harmonie ses triples besoins comme animal, comme être sociable, comme être intelligent.

CLASSIFICATION DES BESOINS.

1. Besoins animaux.

Ils peuvent tous être rapportés à l'amour de la vie et à sa transmission ; en d'autres termes, à l'instinct de conservation et à celui de reproduction. Ils comprennent d'abord les besoins, essentiellement physiologiques, de calorique, de mouvement, de respiration, d'alimentation, d'exonération. Ces premiers besoins doivent être satisfaits, sous peine de voir bientôt cesser la vie. Deux voix intérieures, le plaisir et la douleur, nous avertissent si la satisfaction est suffisante ou dépassée. C'est ainsi que la tempérance laisse en nous un sentiment de bien - être et de liberté, tandis que la gourmandise et l'ivrognerie nous punissent, par le malaise et l'abrutissement, d'avoir franchi les limites du besoin.
Viennent ensuite les besoins instinctifs de fuir ce qui nous nuit, de repousser et de détruire ce qui nous blesse, d'acquérir les objets nécessaires pour nous nourrir, nous vêtir et nous abriter. Le manque ou l'excès de ces divers besoins enfante la peur ou la témérité, l'apathie, ou la colère poussée jusqu'au meurtre.
Les besoins qui dépendent de l'instinct de reproduction sont : l'amour sexuel, l'amour des enfants, et celui des lieux où l'on a reçu et donné le jour. Rarement ils pèchent par défaut ; au contraire, l'onanisme et le libertinage, l'aveuglement paternel, le fanatisme patriotique et la nostalgie sont les fruits ordinaires de leur surcroît d'activité.
Tous ces besoins ont été appelés instinctifs, parce qu'ils sont éminemment impérieux, et qu'ils nous poussent aveuglément à des actes nuisibles, si le flambeau de l'intelligence ne vient les éclairer et leur montrer la ligne du devoir.

2. Besoins sociaux.

Le besoin d'affection, principe de la sociabilité et du mariage, constitue véritablement l'amour, quand il est joint au besoin générateur ; complétement isolé de lui, c'est l'amitié. Son défaut absolu rend l'homme froid, sauvage et égoïste ; son développement excessif en fait le plus malheureux des êtres, par une susceptibilité trop irritable, qui dégénère en jalousie quand elle se trouve jointe à la méfiance.
La ruse et la circonspection sont utiles à l'homme : par. elles il se défend contre ses ennemis, se tire des positions les plus difficiles, et se ménage des ressources pour l'avenir. Leur excès d'activité produit la fourberie , la pusillanimité et la parcimonie, sœur de l'avarice.
L'amour-propre, ou besoin d'approbation, nous rend sensibles à l'éloge et au blâme, nous inspire le désir de nous distinguer, et devient ainsi l'un des principaux mobiles de notre conduite sociale. Renfermé dans de justes bornes, il donne naissance à l'émulation, aiguillon des belles âmes, source des grandes choses et des grandes vertus. Son défaut engendre l'insouciance, la malpropreté et la paresse ; son développement excessif produit la vanité et l'ambition avec toutes leurs nuances, depuis la passion de la parure et du luxe, jusqu'à la soif immodérée de la célébrité, des honneurs et des conquêtes.
L'estime de soi est un besoin différent de l'amour-propre, avec lequel on l'a longtemps confondue. Trop forte, elle exagère le sentiment de notre valeur personnelle, et nous rend suffisants, hautains, orgueilleux, toujours prêts à nous admirer nous-mêmes, et à nous croire capables de tout. Trop faible, elle nous laisse tomber dans l'avilissement, et ne nous permet pas de nous relever de nos chutes. On reconnaît son développement normal et harmonique à une conduite habituellement remplie de convenances et de dignité : le vrai mérite se respecte, mais n'a pas d'orgueil.
L'homme a besoin de fermeté, et le degré de sa fermeté indique la trempe de son caractère. L'irrésolu, qui ne sait pas ce qu'il veut, l'inconstant, qui ne veut plus aujourd'hui ce qu'il voulait hier, ont été comparés à la girouette qui tourne a tout vent. D'un autre côté, la persévérance dans une résolution doit avoir des bornes ; dès que l'on s'aperçoit qu'on fait fausse route, il faut savoir revenir sur ses pas : l'opiniâtreté n'est que l'énergie de la sottise.

Justice. — C'est à ce besoin éminemment conservateur de l'ordre social que se rattache plus particulièrement la conscience,.sorte de sens moral, révélation intérieure qui nous fait connaître si nos actions sont bonnes ou mauvaises, comme le plaisir et la douleur nous signalent ce qui nous convient ou ce qui nous nuit.
L'esprit de justice, poussé à l'excès, nous rend timorés ou par trop sévères ; son absence fait mettre au même niveau le bien et le mal, et contribue surtout à augmenter le nombre des criminels qui portent atteinte aux personnes et aux propriétés, depuis le braconnier jusqu'au conquérant, depuis les simples filous jusqu'aux usurpateurs, ces grands voleurs de couronnes et d'empires.

Bonté. — Il est un sentiment qui nous fait compatir aux malheurs d'autrui, et qui nous porte aussitôt à les soulager : c'est la bonté, source de la charité chrétienne, et quelquefois de la philanthropie on bienfaisance administrative. Poussée trop loin, elle dégénère en bonhomie, en faiblesse même , et peut nous faire manquer au devoir sacré de la justice. Son absence constitue la sécheresse de cœur, l'égoïsme et la méchanceté. « Lorsque Dieu forma le cœur et les entrailles de l'homme, dit Bossuet, il y mit premièrement la bonté, comme le propre caractère de la nature divine. »

3. Besoins intellectuels.

Espérance. — Dans les affaires de ce monde, l'homme qui pèche par défaut d'espérance ne conçoit aucun projet, ne se mêle à aucune entreprise, et ne médite aucune des grandes conceptions du génie. Celui qui en a trop se livre, au contraire, à de folles spéculations, aux jeux de hasard, et à tous les rêves de l'ambition. Entre ces deux écueils se tient la sagesse ; pour n'être pas trompée dans son attente, elle ne néglige aucun des éléments qui peuvent rendre les succès plus certains.
Mais l'homme ne vit pas seulement de la vie présente : il a besoin de croire à un monde meilleur , à un monde qui ne le déchire pas en passant , et il s'y transporte sur l'aile de l'espérance.
Foi, espérance, charité, trois besoins dont le christianisme fait ses trois principales vertus!
De même que les besoins animaux et sociaux, les besoins intellectuels doivent être contenus dans de justes bornes, si l'on ne veut les voir dégénérer en véritables passions. Ainsi, le goût de la poésie, de la musique et de la peinture, celui des sciences philosophiques et mathématiques, lorsqu'ils sont poussés trop loin, font sans doute des hommes d'un talent supérieur, mais trop souvent aussi des êtres évaporés, distraits, rêveurs, et, pour ainsi dire, sans aucune valeur morale, parce que, absorbés continuellement par les conceptions de leur imagination, leurs inspirations artistiques, leurs inductions ou leurs interminables calculs, ils négligent leurs propres intérêts, les devoirs qu'ils ont envers leur famille, et altèrent leur santé par un genre de vie aussi bizarre qu'irrégulier. L'ordre lui-même , lorsqu'il est excessif, dégénère en une monomanie qui simule parfois l'avarice ; je l'ai vu conduire au suicide. Si son absence décèle un homme incomplet, un brouillon, son excès devient chez certaines personnes un besoin tellement impérieux, que le moindre dérangement, qu'un simple manque de symétrie, suffit pour les mettre hors d'elles-mêmes, et les porter aux actes les plus extravagants. C'est à l'activité de ce besoin qu'il faut rapporter la manie des collections, manie si répandue au temps de La Bruyère, et dont nous voyons encore des types curieux, tels que le bibliomane, qui dérobe l'Elzévir qui lui manque, et l'amateur de papillons, qui délaisse sa femme et ses enfants pour aller au delà des mers chercher une espèce qu'il n'a pas, et cela parce que sa vue ne saurait supporter le vide affreux qui dépare un de ses tiroirs ou de ses cadres.
Il est un dernier besoin, émanant tout à la fois du sentiment et de l'intelligence, qui sert à régulariser tous les autres, et qui les rapporte à leur divin auteur : c'est le sentiment de vénération, c'est la foi religieuse, dont l'absence complète constitue l'indifférence ou Y impiété ; dont l'excès peut conduire à la superstition, au fanatisme, à l'aliénation mentale.


Je terminerai cet exposé de ma théorie par l'énoncé des propositions suivantes, qui la résument :
1° Les besoins animaux peuvent se rapporter aux instincts, les besoins sociaux aux sentiments, les besoins intellectuels aux facultés de l'esprit.
2° À ces trois classes de besoins correspondent trois classes de passions et trois de devoirs : des passions animales, des passions sociales, des passions intellectuelles ; des devoirs animaux ou physiologiques , des devoirs sociaux, des devoirs intellectuels.
3° Nos devoirs, comme nos besoins, ne sont pas toujours simples ; ils se compliquent, au contraire, très-fréquemment ; souvent aussi il arrive qu'ils se trouvent en opposition, et, dans ce cas, l'on doit obéir au plus noble.
4° Tous nos besoins sont intrinsèquement bons ; nos passions seules sont mauvaises : elles sont toutes des besoins pervertis qui nous asservissent.
5° Pour que nos besoins restent bons, il faut qu'ils soient tous satisfaits d'une manière harmonique, et dans les limites du devoir ; autrement ils dégénèrent en passions.
6° La limite qui sépare le besoin de la passion, le bien du mal, n'est qu'une simple ligne : cette ligne, c'est celle du devoir. À droite et à gauche sont deux abîmes d'autant plus dangereux que leur pente est agréable et presque insensible. Une fois tombé dans le précipice, le lâche y reste ; l'homme de cœur se relève, et parvient à en sortir. En tombant l'homme fait preuve de faiblesse ; en se relevant de sa chute, il fait preuve de vertu.

Notes

(1) « Point de vertu sans combat », dit Rousseau. Le mot de vertu vient de force ; la force est la base de toute vertu. La vertu n'appartient qu'à un être faible par sa nature, et fort par sa volonté ; c'est en cela seul que consiste le mérite de l'homme juste ; et quoique nous appelions Dieu bon, nous ne l'appelons pas vertueux, parce qu'il n'a pas besoin d'effort pour bien faire. » Le vieux Montaigne , que Rousseau ne fait souvent que paraphraser, avait dit avant l'auteur d'Émile : « Il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peult s'exercer sans partie. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon , fort, et liberal et iuste ; mais nous ne le nommons pas vertueux : ses operations sont toutes naïfves et sans effort. » ( Essais, liv. 2 , c. 2.)

(2) Les Grecs, qui les premiers ont établi cette distinction d'appétits, exprimaient la colère et le courage par le même mot (θύμος), parce que, chez les animaux, la colère est ordinairement la source et l'aliment du courage.

(3) « La raison, dit ce savant oratorien, nous force de croire qu'il n'y a qu'une passion, et que l'espérance et la crainte, la douleur et la joie sont les mouvements ou les propriétés de l'amour. Et, pour le dépeindre de toutes ses couleurs, il faut dire que quand il languit après ce qu'il aime on l'appelle désir, que quand il le possède, il prend un autre nom et se fait appeler plaisir, que quand il fuit ce qu'il abhorre on le nomme crainte, et que quand, après une longue et inutile défense, il est contraint de le souffrir, il s'appelle douleur ; ou, pour bien dire la même chose en termes plus clairs, le désir et la fuite, l'espérance et la crainte sont les mouvements de l'amour, par lesquels il cherche ce qui lui est agréable, ou s'éloigne de ce qui lui est contraire. La hardiesse et la colère sont les combats qu'il entreprend pour défendre ce qu'il aime ; la joie est son triomphe, le désespoir est sa faiblesse, et la tristesse est sa défaite ; ou enfin, pour employer les paroles de saint Augustin, le désir est la course de l'amour, la crainte est sa fuite, lu douleur est son tourment, et la joie son repos : il s'approche du bien eu le désirant, il s'éloigne du mal en le craignant, il s'attriste en ressentant la douleur, il se réjouit en goûtant le plaisir ; mais, dans tous ces états différents, il est toujours lui-même, et. dans cette variété d'effets il conserve l'unité de son essence.» (De l'Usage des passions).

(4) Les péchés peuvent tous se réduire à un seul, qui est l'amour désordonné de nous-mêmes. L'amour de nous, qui est bon en soi, devient dans ses écarts la source de toutes les infractions à la loi de Dieu. Les légères infractions constituent les péchés véniels, c'est-à-dire pardonnables ; les infractions graves, les péchés mortels, ainsi nommés parce qu'ils ôtent à l'âme la vie de la grâce, jusqu'à ce qu'elle se soit régénérée parla pénitence et le repentir ; on les appelle aussi les sept péchés capitaux, du latin caput, parce qu'ils sont les chefs, le principe, la source des autres péchés. L'orgueil, l'avarice, l'envie, la colère, la paresse, sont des péchés de l'âme ; la gourmandise et la luxure, des péchés du corps. La différence qu'il y a entre eux, selon saint Grégoire, c'est que « les péchés de l'esprit sont plus graves , plus coupables, et que ceux de la chair portent avec eux une plus grande infamie. »

(5) Division topographique de Spurzheim. 
 
Ordre I. Facultés Affectives. 
Genre 1. Penchants :  
A. Alimentivité ; 
B. Amour de la vie ; 
1. amativité ;
2. philogéniture ;
3. habitativité ;
4. affectionivité ;
5. combativité ;
6. destructivité ;
7. secrétivité ;
8. acquisivité ;
9. constructivité.
Genre 2. Sentiments : 
10. estime de soi ;
11. approbativité ;
12. circonspection ;
13. bienveillance ;
14. vénération ;
15. fermeté ;
16. conscienciosité ;
17. espérance ;
18. merveillosité ;
19. idéalité ;
20. gaieté ;
21. imitation.
Ordre II. Facultés Intellectuelles. 
Genre 1. Facultés perceptives :  
22. individualité ;
23. configuration ;
24. étendue ;
25. pesanteur, résistance ;
26. coloris ;
27. localité ;
28. calcul ;
29. ordre ;
30. éventualité ;
31. temps ;
32. tons ;
33. langage.
Genre 2. Facultés réflectives :  
34. comparaison ;
35. causalité.

Référence

Jean Baptiste François (ou Félix ?) Descuret, La médecine des passions, ou, Les passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois et la religion, Béchet Jne et Labé, libraires ; Périsse, Paris et Lyon, octobre 1841, p. 1.