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mardi 11 décembre 2012

La logique révolutionnaire, selon K. L. von Haller, 1824


Karl Ludwig von Haller (1768-1854) était un juriste suisse, dont les positions théoriques étaient clairement contre-révolutionnaires. Dans le passage suivant, il montre, cependant, à quel point la Révolution française n'était pas allée au bout de sa logique, que toutes les conséquences n'avaient pas été tirées de ses principes. Il annonçait, alors, sans le savoir, bon nombre des réformes du XIXe et du XXe siècle : la citoyenneté accordée à tous, quelque soit leur origine, la suppression du système censitaire et l'établissement du suffrage universel, l'égalité juridique, civile et politique des hommes et des femmes, la suppression de la puissance paternelle, la suppression de la peine de mort. Reste encore à venir, pour nous, si l'on suit la logique de Haller, la suppression de tous les privilèges de la nationalité, l'égalité juridique, civile  et politique des enfants et des adultes, l'égalisation des niveaux de vie et la révision systématique de la Constitution à chaque génération... Faut-il donc être révolutionnaire jusqu'au bout ?...


Le second lieu commun, celui de soutenir que les principes philosophiques ont été poussés trop loin et mal appliqués (…) supporte tout aussi peu l'examen.

D'abord on ne peut pas dire que des principes aient été étendus trop loin, exagérés ou mal appliqués, dès que les conséquences se déduisent rigoureusement des prémisses ; et si les règles sont bonnes, elles doivent, comme les lois de la nature, se confirmer et se justifier toujours davantage par leurs résultats et par leurs effets.

Non, il n'est pas vrai que ces principes aient été exagérés ; mais tout a échoué parce qu'ils sont faux. Il serait au contraire facile de prouver que, précisément les conséquences les plus désastreuses, celles qui faisaient frémir plus d'un partisan du système, ne découlaient que trop rigoureusement des principes, et qu'il en serait encore résulté bien plus de maux et d'horreurs, si le cœur et un sentiment naturel à l'homme, moins mauvais que les systèmes dominants, ne se fussent de temps à autre révoltés contre les erreurs de l'esprit pour en arrêter l'application.

Autrement,...

- on eût vu renverser aussi la puissance paternelle,
- admettre dans le corps politique non-seulement les deux sexes, mais, comme le disait un fameux conventionnel (1), tout ce qui respire sur la terre ; Juifs, Bohémiens, criminels et vagabonds, par la seule raison qu'ils sont hommes (2) ;
- on eût vu détruire tous les privilèges légaux de l'âge, de la richesse, de l'indigénat, etc. ;
- ordonner l'égalité des fortunes, par conséquent le partage des biens (3),
- et changer la constitution à la naissance de chaque enfant, afin qu'il ne vécût point sous des lois qu'il n'aurait pas faites lui-même (4).

Pourquoi, par exemple, les femmes et les enfants ne jouiraient-ils pas de tous les droits politiques et ne seraient-ils pas admissibles à tous les emplois, puisqu'ils sont hommes aussi, qu'ils participent aux droits de l'humanité, et qu'ils sont tout aussi fondés à en réclamer la jouissance et la protection ?

Pourquoi la moitié du genre humain sera t-elle, par le seul fait de sa naissance, dans la dépendance de l'autre ?

Quel droit le père a-t-il de commander à ses enfants, si tout pouvoir, toute domination ne doit être que déléguée ?

Qui vous autorise ...

- à mettre des conditions à la faculté de voter, ou à celle de l'éligibilité ;
- à donner aux plus âgés et aux plus riches un privilège sur les plus jeunes ou les plus pauvres ;
- à juger enfin seul, des talents d'autrui,

… si tous les hommes naissent égaux endroits, s'ils sont les associés de la même communauté populaire ?

Comment une loi, ou même une constitution, peut-elle obliger ceux qui ne l'ont point consentie, dès que l'homme ne doit être lié que par sa propre volonté, et que celle-ci est de plus la source de toute justice ?

Nous défions qui que ce soit de réfuter ces conséquences et autres pareilles, sans abandonner en même temps les principes dont elles découlent (5).

Cependant elles n'ont pas été tirées, ou du moins ne les a-t-on pas mises en pratique.

Si donc tout n'ont pas péri dans cet affreux bouleversement, si quelques liens sacrés parmi les hommes ont été maintenus, nous ne le devons certes qu'à impossibilité physique, et à cette heureuse inconséquence dans le mal, qui, grâce à l'absurdité trop palpable, empêcha l'application rigoureuse des principes à de certains objets et à de certains rapports.


Notes

(1) Isnard, si nous ne nous trompons. 

(2) Qu'est-ce qu'un vagabond ? Comment le distinguer d'avec un voyageur ? Qui en décidera, s'il n'y a pas encore d'État formé ? Un criminel n'a-t-il pas encore des droits de l'homme ? Voilà ce que demandait Robespierre. L'absurdité n'était point dans la question, mais dans les principes qui la faisaient naître.

(3) Je sais que ce partage des fortunes n'est point établi dans les principes du système, et que ses partisans protestent même contre. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il serait, jusqu'à un certain point, indispensable pour que ce système pût être mis à exécution ; car l'égalité des droits politiques ne peut coexister avec une trop grande inégalité des fortunes, parce que trop de citoyens deviennent dépendants des autres pour l'entretien de leur vie. Aussi, toutes les républiques du monde ont-elles cherché, du moins par des voies indirectes, à opérer cette division des fortunes. Si donc on veut subitement introduire dans un vaste empire une république philosophique, un corps de citoyens égaux, dont aucun ne soit supérieur à l'autre, il est avant tout nécessaire d'établir autant que possible légalité des fortunes. Babœuf et consorts étaient encore ici les plus conséquents de leur secte. Il faudrait même pouvoir abolir la puissance supérieure ou l'aristocratie des talents et des connaissances, car elle entraine de nouveau à sa suite une autorité qui n'est point déléguée par d'autres ; aussi a-t-on, pendant dix-huit mois, abattu en France les têtes de tous ceux qui se distinguaient par leur esprit, leurs vertus, leurs connaissances, leur considération et la confiance qu'ils inspiraient. Au reste, cet empire des talents, quoiqu'aussi susceptible, et même plus susceptible d'abus que tout autre, est à la vérité le seul que les philosophes aient encore en quelque façon reconnu ou ménagé, du moins en théorie, parce qu'ils s'en croyaient en possession exclusive, et qu'ils se donnaient pour les seuls prophètes du genre humain.

(4) C'est pourquoi Condorcet voulait une convention nationale tous les vingt-cinq ans. Voyez son écrit Sur les conventions nationales, 1791. Mercier disait également dès 1787, dans ses Notions claires [sur les gouvernements] : « Il faut tous les vingt-cinq ans une refonte générale des sociétés. »

(5) Dans quel embarras ne se sont pas toujours trouvés ceux qu'on appelait les modérés, lorsqu'en reconnaissant les prémisses, ils refusaient d'en admettre les conséquences ? Comme ils étaient obligés de se plier et se torturer l'esprit pour concilier leurs principes avec les règles de la prudence la plus ordinaire ! Ne les a-t-on pas vus contraints d'employer la force pour fermer la bouche à leurs adversaires ? Cette remarque instructive, que j'ai souvent faite pendant la révolution française et pendant celle de Suisse, m'a toujours convaincu que les jacobins les plus forcenés n'étaient au fond que les têtes les plus conséquentes, et que partant, ce ne sont pas eux mais les principes qui ont causé tout le mal.


Référence

Karl-Ludwig von Haller, Restauration de la science politique ou Théorie de l'état social naturel, tome I, Rusand, Lyon et Paris, 1824, p. 325-330. La mise en page du texte a été revue par l'auteur de ce blog.

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