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mercredi 21 mars 2012

La conquête de l'Algérie, 1833.


Le 7 juillet 1833, le roi des Français, Louis-Philippe, nomme une Commission d’enquête au sujet de la présence française en Afrique du Nord. Cette commission conclut au maintien de la présence française ; mais le rapport sur la colonisation de l'ex-Régence d'Alger est accablant, quant à la façon dont les indigènes furent traités et quant à la spéculation effrénée qui prévalut. 
 

Si l’on s’arrête un instant sur la manière dont l’occupation a traité les indigènes, on voit que sa marche a été en contradiction non seulement avec la justice, mais avec la raison.

C’est au mépris d’une capitulation solennelle, au mépris des droits les plus simples et les plus naturels des peuples, que nous avons méconnu tous les intérêts, froissé les mœurs et les existences, et nous avons ensuite demandé une soumission franche et entière a des populations qui ne se sont jamais complètement soumises à personne.

Nous avons réuni au Domaine les biens des fondations pieuses, nous avons séquestré ceux d’une classe d’habitants que nous avions promis de respecter, nous avons commencé l’exercice de notre puissance par une exaction ; nous nous sommes emparés des propriétés privées sans indemnité aucune ; et, de plus, nous avons été jusqu’à contraindre des propriétaires, expropriés de cette manière, à payer les frais de démolition de leurs maisons et même d’une mosquée. Nous avons loué des bâtiments du Domaine à des tier ; nous avons reçu d’avance le prix dû, et, le lendemain, nous avons fait démolir ces bâtiments, sans restitution ni dédommagements.

Nous avons profané les temples, les tombeaux, l’intérieur des maisons, asile sacré chez les musulmans.

On sait que les nécessités de la guerre sont parfois irrésistibles, mais on devrait trouver dans l’application des mesures extrêmes des formes de justice pour masquer tout ce qu’elles ont d’odieux.

On aurait pu soumettre l'administration des biens des fondations pieuses à la haute surveillance de l'administration française et ne pas s'en emparer ; il a pu être indispensable qu'une route traversât un cimetière, puisqu'on ensevelit les morts à peu près partout ; mais il aurait fallu que les ossemens fussent recueillis avec le respect des convenances et non pas jetés au vent (le transport en France de ces ossemens pour faire du noir animal est du reste une fable ridicule) ; il fallait indemniser préalablement un propriétaire dont la propriété devenait utile à l’État, et ne pas le chasser de chez lui ; il fallait ajouter 1ooooo fr. de plus au 25 millions qu'on dépensait annuellement, si l'on en avait besoin pour construire un magasin à blé, et ne pas se donner l'odieux de l'exaction pour une pareille misère; il fallait respecter tous les droits, et l'on n'aurait pas senti depuis la nécessité de réparer avec de l'or et de la faiblesse les fautes d'un système de violence (1) ; il fallait éviter, pour faire le recensement, de forcer l'entrée des habitations ; on voulait prévenir les crimes particuliers, couverts ordinairement par ce mystère impénétrable de la sainteté du domicile, mais on a certainement fait beaucoup plus de mal par cette mesure précipitée que tous les retards imaginables, toutes les transactions possibles n'aurient pu en faire. 

Jamais les peuples de l'antiquité, depuis les plus éclairés jusqu'aux plus barbares, n'avaient pensé que la violation des mœurs et de lois des nations vaincues pût les leur attacher ; les Romains, loin de suivre une telle marche, prenaient presque toujours une partie des coutumes des peuples qu'ils avaient soumis, les hordes barbares du Nord firent de même. Il est vrai que plus tard l'Europe substitua ses mœurs et ses croyances à l'Amérique, mats elle fut obligée de détruire les populations, et l'on ne pense pas que cela soit le résultat à rechercher aujourd'hui en Afrique.

Après avoir appelé les naturels aux affaires municipales, on les en a éloignés ; il aurait mieux valu les avoir toujours laissés en dehors, et surtout ne pas vouloir créer à l'improviste cette réhabilitation de la population juive, réhabilitation qui ne pouvait entier si subitement dans les mœurs et qui humilia les autres classes.

Il y eut confusion dans l'organisation de la justice, confusion dans les juridictions, confusion dans l'administration, confusion partout, et certainement les naturels, quand même ils auraient été portés de bonne volonté, n'auraient pu se reconnaître dans ce cahos où nous ne nous retrouvions plus nous mêmes. Les interprètes ignorans ou infidèles vinrent encore ajouter aux difficultés de nos transactions avec les indigènes.

Une énorme quantité d'arrêtés pour la plupart inexécutés et inexécutables, habituèrent à l'indifférence pour l'autorité ; d'autres, évidemment inutiles ou inopportuns, excitèrent la défiance et l'hostilité des Européens (2).

Nous avions entendu dire que la loi du sabre était la meilleure chez les Orientaux; mais nous avions oublié que si la justice des Turcs est prompte, sévère et quelquefois cruelle, elle est toujours équitable et appliquée avec discernement.

Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilité est toujours restée plus que douteuse depuis ; leurs héritiers ont été dépouillés. Le gouvernement a fait restituer la fortune, il est vrai, mais il n’a pu rendre la vie à un père assassiné.

Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits ; égorgé, sur un soupçon, des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes ; nous avons mis en jugement des hommes réputés saints du pays, des hommes vénérés, parce qu’ils avaient assez de courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intercéder en faveur de leurs malheureux compatriotes (3) ; il s’est trouvé des juges pour les condamner et des hommes civilisés pour les faire exécuter.

Nous avons plongé dans les cachots des chefs de tribus, parce que ces tribus avaient donné asile à nos déserteurs ; nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d’actes diplomatiques de honteux guets-apens ; en un mot, nous avons débordé en barbarie les barbares que venions civiliser, et nous nous plaignons de n'avoir réussi auprès d’eux ! Mais nous avons été nos plus cruels ennemis en Afrique, et après tous ces égaremens de la violence nous avons changé tout à coup de système pour nous lancer dans l'excès contraire ; nous avons tremblé devant un acte de rigueur mérité ; nous avons voulu ramener à nous, à force de condescendance, des gens qui n'ont alors cessé de nous craindre que pour nous mépriser.

On ne peut attacher le blâme à tel administrateur plutôt qu'à tel autre ; les modifications survenues successivement dans le personnel, l'absence de système déterminé, l'incertitude de l'occupation, ont jeté la langueur partout. Les faux erremens des uns, inaperçus par leurs successeurs, n'ont pas été rectifiés ; des mesures favorables, à telle branche de l'aministration, ont été légèrement adoptées sans qu'on ait remarqué qu'elles étaient nuisibles à d'autres. Enfin le sol a manqué sous les pas de presque tous, parce que presque tous, en présence de difficultés extrêmes, ont été inférieurs à leur position.


Etat moral de la colonie. 

Deux conditions principales sont à observer chez les colons, celle de leur moralité et celle de leur utilité.

Sous le rapport de la moralité, le tableau de la régence est fâcheux, et c'est ici que doit naturellement prendre place un exposé des vives impressions que la commission a éprouvées lorsqu'elle a jeté les yeux sur le passé, lorsqu'elle a reconnu l'état actuel de cette colonisation, dont l'enfance a dû lutter contre de véritables causes de destruction.

Un des événemens les plus graves qui aient pu frapper la colonie à son origine a été, sans contredit, l'arrivée subite, au milieu de gens honorables, de spéculateurs aventureux et sans ressources réelles, qui, se jetant sur notre conquête comme sur une proie facile à exploiter, ont envahi toutes les sources de richesse, neutralisé tous les efforts honnêtes, exigé de lois naissantes, et souvent à créer, un appui honteux, de honteuses transactions. Ce fut alors que commencèrent ces spéculations dont quelques unes ne peuvent être trop flétries ; ce fut alors que, sans moyens d'acquérir, on voulut devenir propriétaire.

Tout paru convenable pour atteindre ce but ; il fallait posséder, on posséda. La maladie gagna toutes les classes, et l'on doit déplorer qu'elle soit parvenue jusqu'à celle qui s'est toujours fait le plus remarquer par son désintéressement et ses généreux sacrifices.

Les consciences pures se laissèrent égarer ; on crut être utiles à la colonie en augmentant le nombre des colons, en devenant aussi propriétaires, et quelquefois à des conditions si peu onéreuses, que la délicatesse publique s'en effaroucha. Ceux-là furent au moins coupables de donner un fâcheux exemple dont on a largement profité depuis pour couvrir d'indignes spoliations.

Alger devint le théâtre de manœuvres frauduleuses de tous genres qui achevèrent de déconsidérer le caractère français aux yeux des naturels. Nous apportions à ces peuples barbares les bienfaits de la civilisation, disait-on, et de nos mains s'échappaient toutes les turpitudes d'un ordre social usé.
 
Ces colons inutiles pour la colonisation, puisqu'ils ne devaient jamais ni semer, ni planter, ni exercer d'industrie ; ces colons qui accaparaient les terres quelque part que ce fût, sans les voir, sans les connaître, portant d'avance leur envahissement sur les points présumés de l'occupation militaire, s'exposant à l'improbité connue des Maures, en achetant à Belida, par exemple, des maisons renversées depuis six ans par un tremblement de terre, dans la Métidja, dix fois plus d'étendue qu'elle n'en a, et jusqu'à trente-six mille arpens à la fois d'un seul propriétaire ; ces colons qui voulaient à tous prix compléter leurs spéculations en revendant avec bénéfice des propriétés vraies ou supposées, des propriétés dont ils avaient peut-être dépouillé le domaine, exigèrent à grands cris de la France qu'elle versât pour eux son sang, qu'elle fit en Afrique, et dans leur intérêt, ces grands travaux qu'elle ne peut faire chez elle-même, et qu'en tous cas elle n'entreprend qu'avec les deniers de ses contribuables ; il fallait que la France prodiguât ses soldats et ses trésors pour assurer une immense fortune à des gens qui ne lui promettaient même pas en échange le léger dédommagement de la reconnaissance, dont quelques-uns avaient fui le contact mérité des lois pénales, et qui cependant regardaient les efforts de leur patrie comme une dette envers eux. Quel engagement avait donc pris la France pour qu'elle dût s'imposer de pareils sacrifices ?

Tout fut paralysé dans la colonie, l'intrigue s'empara de toutes les avenues, l'administration chancela sous un poids énorme, elle succomba presque et ne se releva qu'à peine.


(...) et l'on est épouvanté de tous les efforts qu'un système complet de colonisation exigera, lorsque l'on considère que dans les parties qui devront être cultivées de préférence, il n'existe pas un arbre, pas un abri, rien qui ressemble à un village et même à une maison, qu'il faudra tout créer, et que les villes y sont si rares et si peu importantes, qu'elles n'offrent aucunes ressources en dehors de leurs murs. 
 
 
Notes.

(1) On a restitué les 1000o0 fr. Le séquestre sera probablement levé, les indemnités vont être payées. 
(2) Un de ces arrêtés vint frapper d'un droit l'industrie des voitures publiques, le jour où une espèce de chariot fut mis à la disposition des colons pour aller à une demi-lieue d'Alger. 
(3) Les marabouts de la tribu des el-Ouffias. 
 

Référence. 

M. de la Pinsonnière, « Rapport sur la colonisation de l'ex-Régence d'Alger », p. 5-10, Procès-verbal de la commission envoyée en Afrique, A. Henry, Imprimeur de la Chambre des Députés, Paris, avril 1834.

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