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vendredi 2 septembre 2011

Le parler et la cuisine des Français de Tunisie, sous le protectorat, selon S. La Barbera, 2006.


 [Les notes n'ont malheureusement pas pu toutes êtres consultées...mais valent la peine d'être lues pour les détails supplémentaires qu'elles proposent.]

 
Le dire et le cuire : lieux de mobilité par excellence.

La perméabilité des cultures se manifeste dans la langue parlée, dans la cuisine, dans les comportements quotidiens. Le Français parlé fait de larges emprunts à l’arabe dialectal et à l’italien. La langue est à la fois l’expression d’une identité et un outil de communication ; le degré de perfection de la langue est ainsi proportionnel à la conscience d’appartenir à une culture.

Cette « langue parlée » d’Afrique du Nord, popularisée en France par la filmographie (assez abondante) des années 1970 et 1980 ou par le show-business dans les mêmes années (44), à laquelle se sont intéressés quelques chercheurs, présente des tournures idiomatiques semblables ou assez proches dans les trois colonies françaises du Maghreb (45). On peut ainsi penser que ce n’est pas nécessairement l’arabe parlé qui sert d’absorbant, mais le français. Cette langue n’a peut-être pas en Tunisie autant de chantres ou de poètes (amuseurs) qu’en Algérie, mais on peut citer au moins Kaddour Ben Nitram (46). Ce qui caractérise ce français altéré par la rue, est l’emprunt ‘47). L’arabe, l’italien offrent des mots, des tournures qui sont malaxées dans le langage courant, qu’impose la nécessité d’échange — qu’il soit économique, administratif ou simplement social —, motivé aussi par la facilité, l’expressivité des sonorités (48).

Première particularité de l’expression française de Tunisie (et d’Afrique du Nord), l’emploi immodéré du tutoiement que favorisent d’une part, les rapports avec les populations tunisiennes, d’autre part, le rôle de la rue dans la civilisation méditerranéenne. Si cette familiarité raccourcit la distance entre les individus, paradoxalement, elle restitue les clivages sociaux et ethniques. Tout naît — la somme des archives l’atteste — de l’altercation verbale. Dans cette société de l’oralité, le « porte-voix » joue un rôle plus grand au sein du groupe et de maîtrise du vocabulaire, des idiotismes ou barbarismes, le positionne (49). Il incarne comme le dit Durkheim, « la revivification d’une expression visant à exprimer une expression des valeurs de la communauté » dont il se sent le dépositaire (50). Ce phénomène n’est pas propre à l’Afrique du Nord mais il s’y manifeste plus directement. 

Dans les milieux populaires, l’individu est désigné plus souvent par son surnom que par son nom ou son prénom, la personnalité primant sur l’état civil dans les relations de camaraderie ou de voisinage, le « porte-voix » jouant souvent le rôle de distributeur (51). « Lulu, Bobus, Carlo, Mimi, Totor, Brochette, Camembert, Chouquette », les écrits des Français de Tunisie, les souvenirs, fourmillent de ces surnoms qui traduisent la familiarité, la rapidité du contact. 

C’est dans cet esprit, dans ce souci d’efficacité que la langue française se charge de mots, de tournures appartenant aux langues les plus parlées du pays. En règle générale, les emprunts à l’arabe parlé sont des mots courts, le plus souvent employés pour adjectiver négativement tandis que l’italien — et le napolitain ou le sicilien — offre des séries d’expressions, des tournures pour exprimer une colère ou disqualifier l’interlocuteur (52). Tous les Français de Tunisie utilisent cette « langue aménagée », y compris ceux qui vivent dans des sphères bourgeoises fermées, ne serait-ce que pour diriger la domesticité ou les travailleurs. Le nouveau venu, le « frangaoui », l’adopte également parce qu’elle est un moyen pour lui de se mouvoir de manière autonome. Les courses, au marché ou dans les épiceries, l’imposent d’autant plus que les vendeurs ont un rapport « hyper allocutif, souvent proche du cri » (53) avec les clients — lien direct, brutal, qui place l’interpellé au centre d’un cercle public et le rend visible —, le plus souvent dans une sorte d’espéranto où se mêlent les trois langues. L’Européen qui ignore le nom arabe ou italien de certains produits ou telle tournure d’engagement du rapport commercial, est placé en la circonstance dans une position délicate (54).

La maîtrise du vocabulaire propre aux colonies françaises d’Afrique du Nord, relève de la double nécessité de se faire comprendre et de s’insérer dans la communauté (55). 

La profusion de termes pour désigner un objet, un individu ou pour évoquer une situation développe une propension métaphorique, une recherche de la meilleure image, la plus frappante, que des observateurs ont longtemps cru liée à la mentalité « pied-noir » et qui n’est probablement qu’un étirement des possibilités linguistiques. Sans pour autant établir la liste de mots et des expressions dans une volonté exhaustive qui n’aurait d’intérêt que pour le linguiste, il paraît plus utile de faire ressortir quelques exemples parmi les plus révélateurs, voire de l’ordre du paradigme. Ainsi, un homme n’est jamais chauve, soit « il a perdu ses cheveux », soit il est « calvo » (chauve en italien) ou « fartasse » (chauve en arabe) (56). Le locuteur dispose ainsi d’un arsenal linguistique qui lui permet de moduler la périphrase, de faire varier la portée de l’expression. Les choses sont dites dans l’être véritablement, les mots, sortis de leur langue, sont en apesanteur et leur sens fluctue, pouvant flirter avec la polysémie et parfois même, par une trajectoire parabolique, retourner à l’étymologie (57). 

Cette manière d’utiliser l’italien ou l’arabe pour désigner des défauts, physiques ou moraux, ou pour stigmatiser une attitude, une situation, sert autant à ponctuer qu’à faire du français une langue protégée, épurée. La violence verbale est déviée par l’introduction de mots étrangers dont le sens est perçu par l’interlocuteur mais dont la signification exacte — ou la traduction — reste volontairement dans le flou. « C’est mneikt référence au produit inachevé d’un acte sexuel bâclé » (58). La fréquence de l’emploi de certains termes les banalise, leur force est altérée, ce qui en permet l’appropriation. Il n’y a pas réellement d’enrichissement de la langue par l’adjonction d’un vocabulaire emprunté mais une substitution, qui sous une apparence allègre et bon enfant, voile — tout autant qu’elle révèle — une violence sous-jacente et la réalité brutale des rapports sociaux.

La complexité des rapports communautaires est toujours présente. Si le rapprochement linguistique facilite la communication entre les groupes, il perturbe aussi leur compréhension mutuelle. Cependant, le rôle d’éponge que joue la langue — et plus globalement la culture — française sur un territoire qui ne lui est pas naturel, la forte présence numérique de Tunisiens sous domination, l’existence d’autres nationalités, ont facilité une certaine mobilité culturelle, esquissant un espace idéalisé d’où aurait pu émerger, avec une certaine dose d’utopie, une société nouvelle, un « creuset-type ». 

(…).

(p. 96) Les Français des milieux moyens et populaires, ceux qui ont contracté des mariages transnationaux, ceux venus de la Corse ou originaires d’Italie, ont davantage participé à l’élaboration et à la diffusion d’une cuisine mixte, largement popularisée depuis les années 1960. Né de père lyonnais et de mère sicilienne, Gilbert Tronchon dit que « sa mère devait faire face à trois types de cuisine : la française pour plaire au père, l’ italienne pour elle, et la tunisienne pour la collectivité que nous étions. » (79) Il précise les recettes qui, selon lui, distinguent les trois cuisines, soit des haricots blancs, de la purée de pommes de terre et du pot-au-feu pour celle d’inspiration française, « des pâtes avec des fèves, des maccaronis » — le plus souvent englobés dans l’expression macaronade qui désigne les diverses manières d’accommoder les pâtes — ou des raviolis « dont la pâte est préparée à la maison, étalée sur la table e découpée avec un verre de cuisine, remplie de farce et fermée à l’aide d’une fourchette » pour l’autre cuisine européenne, et enfin, « nous avions droit au coucous, à la Mélohia, aux tagines, aux pois chiches etc. » (80). 

En règle générale, les plats les plus partagés sont les macaronis, diversement accommodés de sauces variées — « marga » selon le mot maltais qui signifie sauce et communément employé et la « chakchouca », variété de ratatouille méditerranéenne, qui se module selon la production légumière locale, en général poivrons, tomates, aubergines, courgettes, le tout accompagné parfois d’œufs pochés. 

Le couscous, « juif avec les boulettes » (81), ou arabe, dont le Français « [qui en] a mangé au début par curiosité […] trouve que « ça bourre, ça ne nourrit pas » (82) est un plat plutôt exceptionnel, festif, dont la fréquence est plus élevée chez les Français d’origine étrangère. La mixité se traduit parfois par la substitution, comme c’est le cas pour les Français d’origine italienne dont la « pollenta » est le plat traditionnel, qui remplacent la semoule de maïs comme base du plat par la semoule de blé. L’adoption de pratiques culinaires locales au quotidien traduit la force de l’ancrage sur le territoire tunisien, ce qui renvoie à la gamme des perceptions de la patrie.

Tous les Français cependant, ont participé au rite de la « kémia », l’apéritif dînatoire autour de « l’anisette », d’inspiration tunisienne — sans doute plus juive que tunisienne —, composé d’une grande variété de plats, — qui est autant un comportement qu’une affaire de goût (83). C’est à travers cette habitude que la plupart d’entre eux ont intégré les épices et les piments (« felfel ») dans leur gamme gustative (84). C’est à travers la trace que cette cuisine et ces saveurs ont laissée dans la pratique culinaire post-coloniale, que se révèle pour chacun, la force de l’adoption de la Tunisie comme territoire et le degré d’acceptation de la mixité sociale (85).


Notes.

(44) Le Coup de Sirocco, d’Alexandre Arcady, 1978, en annonçant le venue au premier plan d’une génération de cinéastes enfants de « rapatriés », a été le premier film qui se soit réellement intéressé à ces Français d’Afrique du Bord, ouvrant la voie à d’autres films dans une veine populaire et comique. Les débuts de Michel Boujenah, issu d’une famille juive de Tunisie, ont également permis à ce type de comique « Pied-Noir » (et « juif Pied Noir », une audience nationale.

(45) Notamment  : - Hureau Joëlle, La Mémoire des Pieds-Noirs, Paris, Orban, 1985, 
- Miège Jean-Louis, les Pieds-Noirs
- Duclos, Jeanne, Les Particularités lexicales du Français d’Algérie de 1830 à nos jours, thèse de doctorat en linguistique, Université de Tours, 1991, 
- ou encore Mannoni, Pierre, Les Français d’Algérie, vie mœurs, mentalités, Paris, l’Harmattan, 1993, « Histoire et Perspectives Méditerranéennes ».

(46) Voir Kmar Bendana, « L’humoriste et chansonnier Kaddour Ben Nitram », Colloque en Orient 17-18 octobre 1994, Actes parus dans la Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée REEMMM, n°77-78, 1995/3.

(47) Le dialecte « pied-noir », des Français d’Algérie est appelé par Joëlle Hureau dans une formule assez heureuse le « français aménagé », Hureau, Joëlle, La mémoire des Pieds-Noirs, op. cit., p. 212.

(48) Dans le langage courant, les Français de Tunisie prennent des libertés dans la construction des phrases, jusqu’à l’incorrection : antéposition du participe passé « descendu je suis », duplication du sujet « mon père il veut pas » etc., ce que Mauricette Lecomte appelle le parler sfaxien répandu en fait dans tout le pays et en Algérie. Cette torsion de la langue française, ce parler incorrect est probablement lié à la naturalisation de nombreux siciliens (originaires de la région de Trapani, pointe ouest de la Sicile) qui inversent dans leur parler dialectal, le sujet et le verbe et emploient de manière « particulière le passé simple », soit à la place du présent dans une phrase interrogative. Voir Quadruppani, Serge, note du traducteur, p. 9-12, in, Camilleri, Andrea, Le Voleur de goûter, Palerme, Sellerio Editore, 1996, traduction française et édition, Havas poche, « Fleuve Noir », 2000, p. 11.

(49) Chauvier Éric, Fictions familiales, Approches anthropolinguistique de l’ »esprit de famille », thèse de soctorat en ethnologie sociale et culturelle, 2 vol., 800 pages, Université de Bordeaux II, 2000, p. 87. « […] l’aune expressive d’une conformité au nom de laquelle le principe du plus grand nombre ne se caractérise pas forcément à plusieurs mais peut aussi emprunter le truchement du locuteur le plus expressif. »

(50) Cité par Erwin Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1973, p. 41 qui ajoute que p »porte-voix » « a une attitude [qui] ne se réduite pas seulement au désir d’avoir une situation prestigieuse, mais aussi au désir de se rapprocher du foyer sacré des valeurs établies. »

(51) Mannoni, Pierre, Les Français d’Algérie, op. cit., p. 27-28 : « Le patronyme n’est, en effet, guère utilisé que par l’administration. Dans la rue, entre amis, entre voisins, c’est le surnom qui prime, au point qu’il escamote l’état-civil et lui substitue ce baptême sauvage qui, pour n’avoir pas de reconnaissance officielle, n’en a pas moins une valeur sociale ».

(52) Duclos, Jeanne, Les Particularités lexicales du français d’Algérie (français colonial, « pataouette », français des Pieds-Noirs) de 1830 à nos jours, op. cit.,. L’auteur distingue plusieurs apports d’origine étrangère dans le parler « pied-noir » d’Algérie, l’arabe, l’italien, le napolitain, l’espagnol et le catalan. Rares sont les mots empruntés à l’espagnol ou au catalan en Tunisie, les Espagnols qui sont arrivés au moment de la guerre d’Espagne sont peu nombreux à y rester et forment une petite communauté discrète.

(...)

(79) Tronchon, Gilbert, témoignage, janvier 1999.

(80) Idem. Melohia, plat typiquement tunisien à base de poudre additionnée d’eau dans laquelle cuisent comme une daube, quelques morceaux de viande.

(81) Alfonsi André, témoignage, mars 1999.

(82) Memmi, Albert, Portrait du colonisé, op. cit., p. 52-53.

(83) Bricks à la pomme de terre, à l’œuf, pois chiches et fèves en salade, olives farcies, salades de poulpes, salade « méchouia ». Ces petits plats peuvent se décliner de multiples façons, avec de nombreuses variantes. Mauricette Lecomte, Malamour, Tunisie sous le protectorat français, Paris, Éditions françaises CD-Romans, 1997, p. 346. Après l’indépendance de la Tunisie, les Français « rapatriés » ont contribué à populariser ce rite en France.

(84) Épices et piments ont tenu un temps chez les Français de Tunisie (d’Afrique du Nord en général) après la décolonisation, le rôle de « madeleine consciente ».

(85) La réponse serait à chercher dans une étude sur les « rapatriés » de Tunisie, dans l’esprit de celle réalisée par Doris Bensimon sur L’intégration des Juifs d’Afrique du Nord en France, Paris – La Haye, Mouton, 1971, ou plus récemment celle de Colette Zytnicki sur les juifs toulousains.

Référence.

Serge La Barbera, Les Français de Tunisie : 1930-1950, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 90-97.

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