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jeudi 14 juillet 2011

Le syndrome d'abandon, selon Germaine Guex (6).


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Ce sont ces phénomènes d'ordre affectif, obstacles puissants à l’œdipe, que je voudrais maintenant serrer de plus près à l'aide de mes observations cliniques sur la névrose d'angoisse de l'abandon.

Je ne peux entrer ici dans un exposé détaillé de la névrose d'angoisse de l'abandon dont j'ai tenté par ailleurs un essai d'étude clinique (1). S'il m'a paru opportun de réunir en une entité nosographique particulière le syndrome qui accompagne le sentiment profond d'insécurité affective et l'angoisse de l'abandon, c'est en raison de la structure psychique particulière que présentent, selon mes observations, tous les malades atteints de cette forme de névrose. Nous nous trouvons ici en face d'individus demeurés à un stade primitif toute la force instinctuelle et affective semble drainée dans un seul sens, dominée par une seule nécessité : s'assurer l'amour et, par là, maintenir la sécurité. De là, la primauté de l'image maternelle ou de l'image paternelle « maternisée », si l'on peut dire, chez les individus des deux sexes. L'évolution affective, liée au développement normal de l'instinct sexuel, telle que Freud l'a décrite, ne peut se produire. En conséquence, et c'est en cela que cette névrose nous intéresse ici, le malade ne présente pas d’œdipe caractérisé, tout au plus une tendance œdipienne sporadique et de faible intensité, toujours prête à régresser vers une forme d'aimance plus primitive.

Chez le névrosé de l'abandon, que j'ai appelé pour plus de commodité et faute d'un meilleur terme l'abandonnique, lorsque l'on a affaire au type le plus évolué de ces malades, c'est-à-dire à ceux chez qui a eu lieu un attachement œdipien rudimentaire, on constate qu’œdipe et abandon jouent simultanément leur rôle dans la structuration de la névrose. Et l'analyste a la surprise de constater que, soit dans l'histoire du malade, soit dans l'analyse elle-même la névrose se déroule et se manifeste suivant deux séries causales distinctes, le sujet passant de l'une à l'autre suivant ses phases intérieures. Dans les périodes où le sujet manque totalement de sécurité, l'élément abandonnique domine, si son moi se stabilise et s'affermit, le matériel œdipien réapparaît. Souvent, les deux facteurs s'intriquent, donnant lieu à des comportements, des rêves, des fantasmes fort complexes et dont le sens ne peut être défini sans une connaissance approfondie du sujet et de ce qu'il vit dans l'actuel.

Le fait même que le sujet présente une névrose d'abandon peut faire douter de son œdipe. En effet, toute la mentalité abandonnique s'oppose à l’œdipe, et cette mentalité ne date pas, bien entendu, du traumatisme de l'abandon. L'abandon ne devient traumatique que s'il rencontre un terrain particulier, nettement intolérant à l'égard de la frustration affective et prédisposé à l'angoisse. Or il semble que, par l’œdipe, l'enfant s'essaie à se différencier du parent de sexe contraire, commençant ainsi à affirmer ses propres caractères féminins ou masculins, mais tout en craignant constamment dans son for intérieur que cette différenciation ne lui fasse perdre l'objet et l'isole. C'est dire que lorsqu'un enfant enclin à tomber dans la névrose, si les circonstances de sa vie familiale le frustrent d'amour et de sécurité, fait une poussée œdipienne, cette poussée n'a jamais ni la netteté ni l'ampleur qu'elle revêt chez un individu normalement évolué au point de vue affectif. L'élément amoureux affectif domine toujours l'élément amoureux sexuel, ce dernier n'étant souvent même pas manifeste.
Les analystes d'enfant peuvent observer parfois directement ce conflit puissant entre, d'une part, l'élan amoureux de la fillette pour son père ou du petit garçon pour sa mère qui pousse l'un et l'autre à développer une attitude affective et un comportement nouveau impliqué par la différenciation qui s'opère et, d'autre part le besoin de sécurité primaire qui les rejette vers l'identification. Ils passent ainsi d'une ébauche de relation affective entre deux sujets distincts, telle que plus tard l'adulte la vivra, à l'attitude primaire et instinctive de fusion avec l'objet aimé. Il est instructif d'observer ces oscillations et l'angoisse qui précède la régression.

En voici un exemple. Un de mes analysés, dont la petite fille de cinq ans, privée de sécurité par la névrose de ses parents, fait une poussée œdipienne, me rapporte le fait suivant : Il est accueilli, au retour de son bureau, par la petite, costumée, parée et qui lui fait la cour. Le père entre dans le jeu, la félicite, l'embrasse, lui disant entre autres qu'elle est une très jolie petite dame et il lui fait gaiement la révérence. Mais la petite se rembrunit, sa frimousse devient inquiète et, arrachant ses atours, elle se précipite dans les bras de son père où elle se niche en répétant : « Je suis ton petit bébé, je suis ton petit bébé».

Beaucoup de souvenirs d'adultes abandonniques du type mixte (abandon et œdipe fruste) témoignent de ces revirements, accompagnés souvent d'angoisse, d'une attitude à l'autre. Je ne pense pas pour ma part, étant donné le contexte de ces faits (insécurité et désir régressif prouvés, peur de toute autonomie confondue avec la solitude, affectivité dominée par la recherche de l'unité et de la fusion) que ces revirements puissent être imputes à une culpabilité inconsciente provenant de l’œdipe naissant. Tout me porte à penser qu'il s'agit bien plutôt d'un refus du moi de s'aventurer plus avant dans la voie des différenciations, des prises de conscience personnelles, d'une ébauche d'autonomie, tous ces processus évolutifs éveillant le spectre de l'isolement et de la perte de l'amour.

C'est pourquoi l'on peut poser, me semble-t-il, que dans de tels cas, ce n'est pas le surmoi, à peine ébauché et dont la formation est rendue moins nécessaire du fait du caractère peu sexuel de l’œdipe, mais le moi lui-même qui s'oppose à l’œdipe.


Le fait de porter son attachement sur un objet différent de soi-même et parce que tel, implique que l'enfant accepte de sortir de l'indifférenciation première. Or cette indifférenciation est pour lui infiniment précieuse en tant que source de sécurité. C'est elle qui rend possible et protège l'idéal de fusion à un autre être, la recherche de l'unité à deux, de la participation magique à l'objet sécurisant. Or toutes ces conditions de sécurité sur lesquelles l'enfant a compté jusqu'alors doivent être sacrifiées en faveur de la notion nouvelle de relation, notion qui bouleverse de fond en comble la position et l'économie du moi. Ce moi qui n'aspirait qu'à se perdre dans l'identique pour y être à l'abri de toute atteinte, doit se camper seul, en face du dissemblable à conquérir. Quelle aventure et, pour beaucoup, quelle panique ! Sacrifier sa passivité pour devenir actif, car il ne s'agit plus de se laisser aimer mais bien de s'efforcer de comprendre un autrui inconnu, pour plaire ou conquérir. Sacrifier l'égocentrisme de son avidité première pour tenir compte de cet autrui différent de soi qui a aussi ses besoins et ses goûts propres. De la réceptivité totale, passer à une ébauche d'oblativité.

Ce sont là des renoncements d'autant plus difficiles à opérer qu'ils sont tous liés à la conception première de la sécurité, et que les valeurs à conquérir : échange, réciprocité, valorisation de soi-même en tant qu'objet distinct, dépendent d'une certaine autonomie du moi. Or l'étude des névrosés préœdipiens, des angoissés de l'abandon en particulier, montre clairement que, pour eux, l'autonomie est confondue avec l'isolement, avec la solitude. Pour ces malades, devenir autonome, c'est renoncer à l'état de dépendance synonyme de sécurité, pour passer à l'indépendance solitaire, source d'angoisse. Or cette confusion que nous rencontrons quotidiennement chez nos malades, n'est que la survivance exaspérée d'un stade par lequel passent un très grand nombre d'enfants, au moment où l’œdipe, en tant qu'il implique une relation à un objet distinct, menace leur forme de sécurité première.

(...).

Note.

(1) À paraître aux Presses Universitaires — Paris

Source. 

Germaine Guex, « Les conditions intellectuelles et affectives de l’œdipe », Revue française de psychanalyse, tome 13, n°3, 1949, p. 265-269.

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