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vendredi 17 juin 2011

L'origine du pouvoir dans la société, selon l'abbé J. Balmès

Savant ecclésiastique espagnol, qui a publié dans ces dernières années un ouvrage fort remarqué et digne de l'être, intitulé : Le protestantisme comparé au catholicisme dans ses rapports avec la civilisation européenne, traduit en français ; Paris, 1842. 

La comparaison du protestantisme avec le catholicisme avait été sans doute le premier objet de l'auteur, mais son sujet s'est bientôt agrandi sous sa plume, et afin de mieux prouver que l'humanité n'est redevable d'aucun bienfait à Luther et à Calvin, il a étudié tout le développement de la civilisation depuis le commencement du christianisme jusqu'à nos jours.

Ce plan est jusqu'à un certain point celui de M. Guizot, dont l'ouvrage de M. Balmès est souvent la réfutation. Nous négligerons, dans l'analyse que nous allons donner de cet ouvrage, les parties qui ont trait à la théologie et à l'histoire générale, en nous bornant surtout à celles qui ont trait à la politique.

Les douze premiers chapitres sont consacrés à des considérations générales sur le protestantisme. Dans le treizième, l'auteur commence la comparaison du protestantisme et du catholicisme dans leurs rapports avec le progrès social. Et la question qu'il se pose d'abord est celle-ci : « Lorsque l'on compare le catholicisme et le protestantisme, lequel trouve-t-on le plus favorable à la vraie liberté ? » 

L'auteur commence par faire remarquer le vague et la multiplicité des significations du mot liberté. Il faut le définir en général : absence de cause qui empêche ou restreigne l'exercice de quelque faculté. D'où il suit que pour fixer dans chaque cas le sens exact du mot, il est indispensable de faire attention aux circonstances aussi bien qu'à la nature de la faculté dont on veut empêcher ou limiter l'usage. L'auteur cite plusieurs exemples et ajoute : 

« Je me sers de ces exemples pour empêcher qu'on ne confonde les idées, car en défendant la cause du catholicisme je n'ai pas besoin de plaider pour l'oppression ni d'appeler sur l'homme une main de fer ni d'applaudir à ceux qui tenteraient de fouler aux pieds ces droits sacrés. Oui, sacrés, car d'après renseignement de l'auguste religion de Jésus-Christ, un homme est sacré aux yeux d'un autre homme à cause de son origine et de sa destinée divines, à cause de l'image de Dieu qui resplendit en lui, et parce qu'il a été racheté avec une bonté et un amour ineffables par le fils de l’Éternel. La religion catholique a civilisé les nations qui l'ont professée et la civilisation est la vraie liberté. »

M. Balmès examine en effet l'action que le catholicisme a exercée sur la civilisation. Il fait voir qu'à l'apparition du christianisme il n'existait pas pour la société d'autres principes de régénération (ch. 14). Il aborde ensuite les difficultés que le christianisme eut à vaincre dans l'œuvre de la régénération sociale et la première de toute, l'esclavage. Il montre, dans une suite de chapitres, que l'abolition de l'esclavage a été due uniquement au catholicisme (ch. 15-à 10). Il fait connaître les doctrines chrétiennes sur les rapports du maître et des esclaves, les moyens que l’Église a employés pour arriver à son but sous ce rapport :

1° Défense des affranchis et nouveaux modes de manumission; 
2° rachat des captifs; 
3° affranchissement de ses propres esclaves; 
4° liberté accordée à ceux qui embrassent la vie monastique. 

L'auteur cite un grand nombre de décisions de conciles très-intéressantes, sur cette question, et insiste surtout sur l'influence exercée par ce passage de saint Augustin

« Ainsi le veut l'ordre de la nature, ainsi l'homme a été créé de Dieu; Dieu a dit à l'homme de dominer sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et les reptiles qui rampent sur la terre. Il a voulu que la créature raisonnable faite à sa ressemblance, ne dominât que sur la créature privée de raison; il n'a point établi la domination de l'homme sur l'homme, mais celle de l'homme sur la brute. » (Cité de Dieu, liv. XIX, ch. 14-16.)

Après avoir prouvé que ce fut le catholicisme qui écarta cet obstacle à tout progrès social, l'auteur entre dans l'examen de ce qu'a fait le catholicisme pour élever le grandiose édifice de la civilisation européenne. La civilisation se compose de trois éléments : l'individu, la famille , la société. La perfection de ces trois éléments tient à la perfection des doctrines (ch. 20). 

A l'égard de l'individu, l'auteur établit le contraste entre l'indépendance absolue, le sentiment d'individualité égoïste des anciens et des barbares, accompagnés en même temps de l'absorption complète de l'individu par la société, avec le respect pour l'homme et l'indépendance réelle propre aux temps modernes. M. Balmès montre ce sentiment de l'indépendance chez les fidèles de la primitive Église. Il le fait voir dans la dignité de la conscience, dans le sentiment du devoir, dans le développement de la vie intérieure, dans la défense du libre arbitre par l’Église catholique. (Ch. 21 à 23) 

Passant ensuite à la famille, il prouve que l'ennoblissement de la femme est dû au catholicisme seul, et montre les bienfaits qui sont résultés du ferme maintien de la doctrine de l’Église sur l'indissolubilité du mariage. (Ch. 24 et 25.)

Tome II. — Continuant son exposé, l'auteur traite de l'ennoblissement de la femme par la virginité , puis de la chevalerie dans son influence sur la condition des femmes. (Ch. 26 et 27.) 

Parmi les caractères qui distinguent la civilisation européenne, l'auteur signale une conscience publique admirable, riche de sublimes maximes morales, de règles de justice et d'équité, de sentiments d'honneur et de dignité, conscience qui survit au naufrage de la morale privée, et ne permet pas que l'effronterie de la corruption ne monte à l'excès où on l'a vue dans l'antiquité. Il ne lui est pas difficile de faire voir que cette conscience publique a sa source et son origine dans les enseignements du catholicisme (Ch. 28-30), et que c'est encore à la même influence qu'est due la douceur des mœurs modernes. (Ch. .41 et 32.)
Ces chapitres sont intéressants par les détails que donne l'auteur sur la trêve de Dieu et d'autres dispositions du même genre. 

L'auteur examine ensuite l'action comparative du catholicisme et du protestantisme sur le développement de la bienfaisance publique. (Ch. 33.) Puis arrivant à la tolérance, il montre que le principe de la tolérance ne peut jamais être admis d'une manière absolue, et à ce sujet, il traite de l'inquisition d'Espagne. (Ch. 34 à 36.) Passant ensuite aux institutions religieuses en elles-mêmes, il montre l'importance des institutions religieuses du catholicisme, des solitaires, des monastères de l'ordre de Saint-Benoît, des ordres militaires. (Ch. 37-42.) Il s'arrête sur le XIIIe siècle et sur les institutions nouvelles qu'il fit naître, et en trace un tableau intéressant. (Ch. 43.) 

« L'Europe au XIIIe siècle, dit-il, déjà n'est plus formée d'un amas de petits bourgs et de misérables chaumières pressées autour d'un château féodal, et humblement obéissant à l'autorité ou à l'influence d'un orgueilleux baron. L’Europe n'est plus ces quelques villages groupés à l'entour d'opulentes abbayes, écoutant docilement la parole des moines. et recevant avec gratitude les bienfaits qu'ils leur disposent. Un grand nombre de vassaux ont déjà secoué le joug des seigneurs. Des municipalités puissantes surgissent de toutes parts, et, en leur présence , la féodalité tremblante est fréquemment forcée de s'humilier. Les villes deviennent chaque jour plus populeuses; chaque jour, par l'effet de émancipation qui s'opère dans les campagnes, elles recueillent de nouvelles familles; l'industrie et le commerce renaissants font entrevoir de nouveaux moyens de subsistance et excitent l'accroissement de la poрulation. » 

Parlant des institutions religieuses, il ajoute : 

« Le caractère même dont ces institutions sont empreintes, caractère quelque peu démocratique, non-seulement parce que les hommes de toutes les classes du peuple y sont réunis, mais à cause aussi de l'origine spéciale de leur gouvernement, était éminemment propre à rendre efficace leur influence sur une démocratie turbulente, fière, orgueilleuse de sa récente liberté, peu disposée d'ailleurs à sympathiser avec ce qui aurait présenté des formes aristocratiques et exclusives. Cette démocratie trouve dans les nouvelles institutions religieuses, (les ordres mendiants, etc.) une certaine analogie avec sa propre existence et son origine. Ces hommes sont sortis du peuple, vivent continuellement en communication avec le peuple, sont vêtus comme le peuple, d'habits grossiers, sont pauvres comme le peuple, et de même que le peuple a ses assemblées dans lesquelles il nomme ses municipalités et ses baillis, de même les religieux ont leurs chapitres où ils nomment leurs prieurs et leurs provinciaux. »

L'auteur poursuit ensuite l'histoire des institutions religieuses dans les temps modernes. Des chapitres sont successivement consacrés aux ordres de la rédemption des captifs, à l'effet du protestantisme sur la civilisation du monde, à partir du XVIe siècle, aux Jésuites, à l'avenir des institutions religieuses, à leur nécessité actuelle. 

Tome III. — Chapitre 48. — L'auteur arrive enfin aux questions politiques proprement dites et commence par se plaindre de la confusion que Rousseau a jetée sur ce sujet, et de la fausse idée qu'on s'est faite du droit divin. Il réduit les questions difficiles et complexes que présente ce sujet à trois questions : 

Quelle est l'origine du pouvoir civil ? 
Quelles sont ses facultés ? 
Est-il permis en aucun cas de lui résister ? 

Le meilleur moyen, dit-il, de se faire des idées claires sur ce point, est d'avoir recours aux anciens auteurs, en se servant principalement de ceux dont les doctrines ont été respectées pendant un long cours de temps, et qui sont en position d'être regardés comme des guides sûrs pour la saine interprétation des doctrines. C'est, en effet , aux Pères de l'Église, à saint Thomas , au cardinal Bellarmin, que M. Balmès emprunte ses autorités.

Aucune école théologique n'a admis, comme Rousseau et les autres publicistes du droit naturel, un prétendu état de nature dont les hommes seraient sortis en concluant un pacte pour entrer en société : elles ont toutes, au contraire, considéré l'état social comme l'état naturel de l'homme. Saint Thomas, dans son Traité du gouvernement des princes , établit, avec une grande clarté que l'homme, dépourvu des instincts et des ressources physiques que possède naturellement l'animal et étant doué d'une raison qui ne se développe que par des rapports avec les autres hommes, ne saurait vivre dans l'isolement. 

« Il faut donc qu'il vive en société ; poursuit-il, l'un aidant l'autre, chacun appliqué à sa tâche respective; l'un, par exemple, dans la médecine; celui-ci de telle manière, celui-là de telle autre. » 

Le don de la parole, d'ailleurs, cette faculté essentiellement humaine, lui paraissait, avec raison, une marque certaine de la nature sociale de l'homme. Or, ce point établi, si la société est une institution naturelle, c'est-à-dire conforme à la nature des choses, le pouvoir sans lequel la société ne saurait exister, se trouve être aussi une institution naturelle; sans pouvoir, continue saint Thomas, la multitude se dissoudrait; il n'y a pas d'association possible sans une direction. Le pouvoir et la société sont donc également de droit naturel ou de droit divin, comme ayant été également voulus par Dieu. C'est ainsi que M. Balmès entend les paroles de saint Thomas : que tout pouvoir vient de Dieu.

« À entendre certains hommes, dit M. Balmès, se moquer du droit divin des rois, on dirait que nous, catholiques, nous supposons, pour les individus ou pour les familles royales, comme une bulle d'institution envoyée du ciel et que nous ignorons grossièrement l'histoire des vicissitudes des pouvoirs civils. En examinant plus profondément la matière, ces hommes auraient trouvé que loin qu'on puisse nous reprocher de semblables erreurs, nous ne faisons qu'établir un principe dont la nécessité fut reconnue de tous les législateurs de l'antiquité, et que nous concilions fort bien notre dogme avec les saines doctrines philosophiques et les événements dont l'histoire fait foi. À l'appui de ce que je viens de dire, voyez avec quelle admirable lucidité saint Jean Chrysostome explique ce point dans l'Homélie 23, sur l'Épitre aux Romains.  

« II n'y a point de puissance qui ne vienne de Dieu. Que dites-vous, tout prince est donc constitué de Dieu? Je ne dis pas cela, puisque je ne parle d'aucun prince en particulier, mais de la chose elle-même, c'est-à-dire de la puissance elle-même; j'affirme que l'existence des principautés est l'œuvre de la divine sagesse et que c'est elle qui fait que toutes choses ne sont pas livrées à un téméraire hasard. C'est pourquoi l'Apôtre ne dit pas qu'il n'y a point de prince qui ne vienne de Dieu, mais il dit, parlant de la chose elle-même, il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu. » 

On voit, par les paroles de saint Jean Chrysostome, que ce qui est de droit divin, selon les catholiques, c'est qu'il existe un pouvoir pour gouverner la société, et que celle-ci ne soit point abandonnée à la merci des passions et des fantaisies. Cette doctrine, qui assure l'ordre public, en fondant sur des motifs de convenance l'obligation d'obéir, ne descend pas dans les questions subalternes qui laissent sauf et intact le principe fondamental. M. Feugueray, dans une appréciation du livre de M. Balmès, à laquelle nous empruntons une partie de cette analyse, ajoute au passage de saint Chrysostome un passage d'Origène, qui n'est pas moins concluant et auquel sa date donne une grande importance. (Comm. sur la même épitre, liv. 9, § 25-29.)

Parmi les théologiens modernes qui ont adopté ces principes et que M. Balmès cite en grand nombre, nous ne reproduirons que l'opinion de Bellarmin, qui, dans son Traité De laicis, enseigne qu'en général, abstraction faite des formes du gouvernement, la puissance civile émane de Dieu, comme une conséquence nécessaire de la nature humaine; qu'elle ne dépend pas du consentement des hommes, qui, bon gré mal gré, ont toujours un gouvernement; qu'elle est donc de droit naturel, et que le droit naturel est le droit divin.

Ce pouvoir qui vient de Dieu, où réside t-il ? Est-il l'apanage d'un homme, d'une famille, d'une caste, ou bien se trouve-t-il primitivement et fondamentalement dans 1a communauté tout entière ? M. Balmès montre ici que l'opinion des théologiens, sous сe rapport, n'est pas moins libérale que celle des politiques de l'école philosophique. Voici quelques-unes de ses citations :

« Le pouvoir, dit Bellarmin, réside immédiatement dans toute la multitude; le droit divin, qui ne l'a départi à-aucun individu, l'a, par là même, laissé à tous; abstraction faite du droit positif, il n'y a pas de raison pour qu'entre égaux l'un commande plutôt que l'autre : c'est à la multitude qu'appartient le pouvoir.

« Toute autorité civile, exercé par un homme, dit Suarez, vient, soit directement, soit indirectement, du peuple et de la communauté; autrement elle ne serait pas une autorité légitime. »

Le Dominicain Billuard dont la théologie morale n'est que la reproduction des doctrines de saint Thomas, n'est pas moins explicite :

« La puissance qui vient de Dieu, dit-il, réside naturellement dans la communauté, elle n'est dévolue aux rois et aux autres gouverneurs que par le droit humain. »

Le cardinal Cajetan, Molina, ce même homme que les jansénistes ont tant poursuivi pour avoir cherché à concilier le libre arbitre avec la grâce; Mariana, dont presque personne n'a lu les ouvrages et qu'on dénonce toujours à l'indignation publique pour une doctrine sur le tyrannicide qu'il a jeté en passant, dans un long ouvrage, et qui lui est commune avec tout le moyen âge; Cornélius à Lapide, l'illustre commentateur de l’Écriture, et beaucoup d'autres, professent absolument les mêmes principes.

Ainsi, d'après tous ces théologiens, c'est dans le peuple que l'autorité, prise en général, réside primitivement et essentiellement, et ce n'est que de l'adhésion et du consentement du peuple que toute autorité particulière tire sa légitimité; cette consécration populaire est aussi nécessaire aux rois qu'aux présidents des Républiques. Le pouvoir vient de Dieu, mais moyennant la volonté et le choix du peuple. Mediante concilio et electione humana, comme dit Bellarmain.

Or, dit M. Balmès, il ne faut pas croire que ces opinions furent celles des circonstances de l'époque, et qu'à peine nées, elles aient disparu des écoles des théologiens. Il serait très-facile de citer, à leur appui, un grand nombre d'auteurs; ce qui montrerait que Suarez a dit avec raison, que l'opinion de Bellarmin était reçue et ancienne; on verrait en outre que cette doctrine continue d'être admise comme une chose très-naturelle, sans qu'on y remarque le moins du monde rien de contraire aux doctrines catholiques, Ou qui pût occasionner quelques risques pour la stabilité des monarchies. 

En preuve de ce qu'il vient de dire, M. Balmès cite de nombreux et d'importants témoignages. Il ajoute : « Et ce qu'il y a de plus curieux, с'est que nos gouvernements absolus ne s'alarmeraient nullement de ces doctrines des théologiens; je ne dis pas seulement avant la Révolution française, mais même depuis cette révolution et jusque dans la période qu'on a nommée chez eux (en Espagne) la funeste decade ( 1823-1833). »

Dans le chapitre 51, M. Balmès touche l'opposition de principes qui s'est manifestée entre les théologiens sur la transmission du pouvoir, les uns soutenant que cette puissance vient de Dieu d'une manière médiate, les autres d'une manière immédiate.  

Selon les premiers, au moment où se fait la désignation des personnes qui doivent exercer le pouvoir, la société, non-seulement désigne c'est-à-dire met la condition nécessaire pour que le pouvoir soit communiqué, mais elle le communique elle-même réellement l'ayant auparavant reçu de Dieu. Dans l'opinion des seconds, la société ne fait autre chose que désigner, et moyennant cet acte, Dieu communique le pouvoir à la personne désignée. M. Balmès pense que cette opposition est peu importante, et que, dans la pratique le résultat est le même. Dans les termes où il la pose, elle avait surtout pour but, en effet, de séparer nettement l'origine du pouvoir ecclésiastique de celui du pouvoir temporel; et M. Balmès avoue qu'elle avait une grande importance vis-à-vis du protestantisme.

« Celui-ci, dit-il, exalte jusqu'à un point outré les prétentions des rois, surtout en établissant la funeste doctrine que la souveraine puissance civile a entièrement sous sa direction les affaires ecclésiastiques... Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'histoire de l'Europe au XVIe siècle pour reconnaître les conséquences désastreuses d'une pareille doctrine et comprendre jusqu'à quel point elle devait être agréable aux oreilles du pouvoir qu'elle investissait de facultés illimitées jusque dans les affaires purement religieuses. Cette exagération des droits de la puissance civile, coïncidant avec les efforts qu'on faisait d'un autre côté pour déprimer l'autorité pontificale, devait donner faveur à la doctrine qui s'efforçait de mettre de niveau sous tous les rapports la puissance dos roi avec celles des Papes, et par conséquent il était fort naturel qu'on voulût établir que les souverains ont reçu leur autorité de Dieu de la même manière que les Papes.

Ce que je viens de dire ne peut-être taxé de vaine conjecture; tout cela est appuyé sur des faits que personne n'a pu oublier. Pour continuer ces vérités, il suffirait des règnes de Henri VIII et d’Élisabeth d'Angleterre, des usurpations et des violences que toutes les puissances protestantes permirent contre l’Église catholique : mais malheureusement dans les pays mêmes où le catholicisme resta triomphant, on vit alors, on a vu depuis, et l'on voit encore des tentatives et des empiétements qui donnent assez à comprendre quelle violente impulsion fut donnée en ce sens à la puissance civile, puisqu'il lui est encore si difficile de se contenir dans ses bornes légitimes. »

M. Balmès cite encore l'exemple du roi Jacques d'Angleterre. Ce roi ne pouvait supporter que le cardinal Bellarmin eût établi que le pouvoir des rois ne venait pas immédiatement de Dieu, mais lui était communiqué par le canal de la société, laquelle l'avait reçu d'une manière immédiate. Possédé comme on sait de la manie de discuter et de trancher du théologien, ce roi ne se bornait pas à la simple théorie; il faisait aussi descendre ses théories sur le terrain de la pratique, et disait à son parlement : que Dieu l'avait fait maître absolu, et que tous les privilèges dont jouissaient les corps colégislatcurs étaient de pures concessions émanées de la bonté des rois.

Après avoir consacré le chapitre 52 à la liberté de langage dans la monarchie espagnole, M. Balmès arrive aux facultés du pouvoir civil. Ici encore les autorités sont unanimes.

Au-dessus du gouvernement on reconnaît une loi de justice qui est le fondement de la société et que ni rois ni empereurs ne peuvent violer impunément. Le pouvoir, en effet, est institué pour le bien, minister in bonum, suivant la parole de saint Paul; s'il fait le mal, il sort de l'ordre, il perd son titre. La loi elle-même n'est obligatoire en conscience qu'en vertu de sa conformité à la règle suprême de la justice, et le devoir de l'obéissance cesse non-seulement si la loi humaine ordonne la violation de la loi religieuse, mais dès que cette loi est contraire au bien commun, dès qu'elle dépasse les pouvoirs du législateur , dès qu'elle blesse l'équité, dès qu'elle est injuste en un mot.

Nous ne reproduirons pas les passages nombreux où ces théories sont établies. Nous nous contenterons de rappeler la définition de saint Thomas, reçue dans la plupart des écoles catholiques, et suivant laquelle la loi est un règlement raisonnable fait en vue du bien commun par celui qui a soin de la communauté. Ce principe admis, le reste coule de source.

C'est également sur la considération du bien commun que saint Thomas fondait, d'après Aristote, la distinction entre la tyrannie et le commandement légitime. Tout pouvoir étant institué pour l'avantage de la société, ne peut préférer à l'intérêt public son intérêt particulier, sans mériter par là même le reproche de tyrannie : cette règle, qui se retrouve chez presque tous les théologiens, paraît n'avoir jamais été sérieusement combattue; partout le fait seul de l’égoïsme, même sans violence, sans persécution, a été la pierre de touche à laquelle on a décidé que le tyran était reconnaissable.

Dans les chapitres 51-56, M. Balmès examine les graves et délicates questions qui s'élèvent sur la résistance au pouvoir. Il résume d'abord de là manière suivante la doctrine de saint Thomas, sur la question en général: 

1° On ne doit, en aucune façon, obéir à la puissance civile lorsqu'elle commande des choses contraires à la loi divine; 

lorsque les lois sont injustes elles n'obligent pas dans le for de la conscience

3° il peut être nécessaire de se prêter à l'obéissance par des raisons de prudence, c'est-à-dire pour éviter le scandale et le trouble; 

4° les lois sont injustes par un des motifs suivants : lorsqu'elles sont contraires au bien commun; lorsqu'elles n'ont pas pour but ce bien; lorsque le législateur excède ses facultés; lorsque tendant d'ailleurs au bien commun et émanées de l'autorité compétente, elles ne renferment pas l'équité convenable; par exemple si elles répartissent inégalement les charges publiques.

M. Balmès distingue en outre entre les gouvernements de fait et les gouvernements légitimes. S'il était vrai, dit-il, qu'on dût obéissance à tout gouvernement établi, lors même qu'il serait illégitime; s'il était vrai qu'on ne pût lui résister, il serait également vrai que le gouvernement illégitime aurait le droit de commander, et par conséquent le gouvernement illégitime se trouverait légitime par le fait de son existence.

Il discute ensuite les arguments qu'on a tirés en sens contraire de l'Écriture. 

La puissance illégitime n'est point puissance. L'idée de pouvoir implique l'idée de droit, sans quoi il n'y a qu'un pouvoir physique, c'est-à-dire la force. Donc, lorsque la sainte Écriture prescrit d'obéir aux puissances, elle parle des puissances légitimes. 

2° Le texte sacré, en expliquant pourquoi nous devons nous soumettre à la puissance civile, nous dit qu'elle est ordonnée de Dieu même; qu'elle est le ministre de Dieu lui-même, et il est clair que l'usurpation ne se trouve jamais revêtue d'un si haut caractère. L'usurpateur sera, si on veut, l'instrument de la Providence, le fléau de Dieu, comme Attila, mais non son ministre. 

3° L’Écriture veut que les esclaves obéissent à leurs maîtres, mais seulement à leurs maîtres selon le droit; il en est de même des hommes libres qui ne doivent obéir qu'au gouvernement selon le droit. M. Balmès fait remarquer d'ailleurs, à l'occasion de l'obéissance que les premiers Chrétiens portaient aux empereurs romains, que pour que l'insurrection contre un pouvoir illégitime soit légitime et prudente, il faut que ceux qui entreprennent de le renverser soient sûrs de son illégitimité, aient en vue de lui substituer un pouvoir légitime, et comptent d'ailleurs sur la probabilité du succès. Or, les Chrétiens ne réunissaient aucune de ces conditions.

L'auteur, après avoir rappelé que le meurtre de tout chef d’État par un particulier a été solennellement condamné par le concile de Constance, traite des cas où on peut résister à un pouvoir, même légitime. Il démontre que la doctrine des plus fameux théologiens a toujours permis cette résistance lorsque le pouvoir devenait tyrannique. On sait comment saint Thomas, auquel il faut toujours en revenir comme au grand maître de la scolastique, avait résolu ces questions, en établissant qu'il n'y a pas de sédition coupable, pas de péché à renverser un régime tyrannique; la seule recommandation qu'il fasse aux sujets est de s'assurer que l'insurrection ne doit pas entraîner plus de maux que la continuation de la tyrannie. 

Cette doctrine, qui n'avait pas été inventée par saint Thomas, ne périt pas avec lui; elle fut professée ouvertement dans tout le moyen âge, dans les meilleures écoles de théologie, même à l'Université de Paris; et quand les progrès de l'omnipotence royale l'eurent bannie de France, elle trouva longtemps encore un asile dans les écoles de Belgique, d'Espagne et d'Italie, où les théologiens continuèrent à proclamer hautement, dans leurs chaires et dans leurs livres, le droit qu'ont les peuples, non-seulement de refuser l'obéissance, mais aussi d'opposer an pouvoir une résistance active et de les renverser. Cette tradition, tout en s'affaiblissant, continua même jusqu'à la révolution; et l'un des derniers saints qu'ait canonisés l'Église, saint Liguori, y était resté fidèle en plein XVIIIe siècle. 

Les théologiens espagnols surtout se distinguèrent sur de point. Si un roi, même en possession d'un pouvoir légal, vient à tomber dans la tyrannie, le corps du peuple, dit Suarez, a le droit de s'insurger contre lui, sans être coupable de sédition. Et d'où vient ce droit ? le voici : 

« C'est que la nation est plus que le roi ( tota respublica superior est rege) ; en lui confiant le pouvoir, elle est censée ne l'avoir fait qu'à condition qu'il en use pour le bien public; ou que s'il agit autrement, il encoure la déposition. »

Avec le chapitre 57, M. Balmès commence une série de considérations sur la politique et les événements du XVIe siècle, dont l'analyse nous conduirait trop loin. Il insiste sur les heureux effets qu'avaient produits l'influence politique du clergé, et fait voir les avantages que cette influence, pourrait produire encore. Revenant au protestantisme, il montre ses funestes conséquences au point de vue des libertés religieuses et des libertés publiques. Ces considérations un peu vagues semblent conclure en faveur de la monarchie constitutionnelle. Elles mènent l'auteur jusqu'au chapitre 69. Ce chapitre et les suivants, jusqu'au 73 et dernier, sont consacrés à l'examen de l'influence du catholicisme sur le développement intellectuel, et termine dignement l'ouvrage par ce beau sujet, qui malheureusement n est pas du ressort de ce Dictionnaire. 


Référence

Auguste Ott, Dictionnaire des sciences politiques et sociales, tome 1, Troisième et dernière encyclopédie théologique (Abbé Migne), J. P. Migne Éditeur, Petit Montrouge, 1854, col. 597 et suivantes.

Abbé Jaime Balmès, Le protestantisme comparé au catholicisme dans ses rapports avec la civilisation européenne, Tome 1, A. Vaton, Paris, 1855.

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