Rechercher dans ce blogue

dimanche 19 juin 2011

La timidité selon Th. Ribot, 1904.


J'entends par passion une émotion devenue fixe et ayant, de ce fait, subi une métamorphose. Son caractère propre est l'obsession permanente ou intermittente et le travail d'imagination qui s'ensuit. Ainsi la timidité est une passion issue de la peur; l'ambition et l'avarice, des passions issues du self-feeling. (…)

Pour cela, le mieux est de le voir à l'œuvre dans quelques passions. J'en choisis trois; l'une dépressive, la timidité; une autre expansive, l'amour; une autre mixte, la jalousie. (...)

I. J'appelle la timidité une passion puisque, conformément à la définition précédente, elle est une émotion persistante et obsédante. Nous avons à considérer d'abord la disposition innée, c'est-à- dire le tempérament ou caractère du timide; puis la série des jugements affectifs qui en sont issus; enfin les résultats ou conclusions.

Je résume d'après deux auteurs contemporains les caractères principaux de la timidité (1).

Symptômes physiques : troubles sensoriels, moteurs, vasculaires viscéraux, sécrétoires.

Symptômes psychiques : la peur, la honte, l'aboulie et l'inhibition des actes, le défaut de présence d'esprit et ce caractère propre, qu'elle ne se manifeste que d'homme à homme et par conséquent sous une forme sociale. 

D'un mot, elle est une « hyperesthésie affective » (Hartenberg). Tel est le point de départ, équivalent à la prémisse majeure ou à la proposition générale dans la logique rationnelle. Sur ce fondement, le raisonnement s'édifie. Cette disposition primaire, cette matière affective est transformée par une accumulation de jugements de valeur, par une appréciation subjective des hommes et des événements. C'est la transformation de la « timidité brute et spontanée en une timidité réfléchie et systématique ». 

La démarche de l'esprit, plutôt irrationnelle, procède surtout par intuition. J'emprunte à Dugas (ouv. cité, p. 56 et suiv.) une fine analyse de cette intuition des timides, propre à nous faire comprendre la nature de leurs raisonnements. 

« L'excès de sensibilité développe en lui [le timide] une clairvoyance aiguë. Sa perspicacité est d'ailleurs très spéciale. Elle se fonde sur des indices, non sur des preuves ; elle est faite d'impression, non de jugements; elle est sûre d'elle-même, mais ne se discute point, ne se justifie point. Elle est l'intuition ou plutôt l'interprétation rapide des mouvements spontanés, des paroles, du ton de la voix, de la physionomie et des gestes... Impression faite de détails saisis au vol et subtilement analysés; elle s'oppose au jugement réfléchi que nous porterions sur les personnes d'après leur caractère et leurs actes observés de sang-froid. Bien des esprits se fient plus à leur impression qu'à leur jugement. Mais en fait, la pénétration du timide n'est pas sûre; la passion la guide mais aussi l'égare. Sa lucidité a toutes les ressources, mais aussi toutes les imperfections de l'instinct ». 

En lisant cette analyse avec attention, surtout les passages que j'ai soulignés à dessein (ils ne le sont pas dans le texte), on verra facilement que ces intuitions, impressions que Dugas oppose au jugement (sans épithète), c'est-à-dire au jugement rationnel, sont identiques aux jugements affectifs ou jugements de valeur que nous avons étudiés dans un précédent article et sans lesquels il n'y a point de logique des sentiments.

Enfin ce travail a son terme : misanthropie, pessimisme, égotisme, maladie de l'idéal, mysticisme. Le résultat varie suivant le tempérament, le caractère, le milieu, le degré de culture c'est une conception morale, sociale ou religieuse du monde, mais toujours subjective, personnelle.

Ainsi d'une prémisse – l'état affectif du timide, – d'une série de moyens termes – les jugements de valeur – sort une conclusion qui systématise et résume le travail de l'esprit.

1. Consulter sur ce sujet les deux excellentes monographies de Dugas : La timidité; étude psychologique et morale, Paris, Alcan, 1898; et du D' Hartenberg : Les timides et la timidité. In-8°, Paris, Alcan, 1901. 

Th. Ribot, « La logique des sentiments », Revue philosophique de la France et de l'étranger, 29e année, n°58, juil-déc. 1904, p. 39-40.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire