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vendredi 17 juin 2011

Immigration et assimilation aux États-Unis, au XIXe siècle.

L'éducation devient vraiment assimilatrice, lorsque les circonstances permettent que des individus d'origines ethniques différentes, mais rassemblés au même lieu et soumis aux mêmes influences, se confondent assez pour qu'ils se marient normalement entre eux. Alors, il y a sérieuse communauté d'éducation.

Je donne cette formule pour ce qu'elle vaut. Elle n'a rien d'absolu. Elle est tout simplement la traduction en langage abstrait de ce que j'ai été à même d'observer aux États-Unis. Je vais l'expliquer par quelques exemples et montrer quelques-uns des obstacles qui peuvent empêcher la communauté d'éducation.

Les États-Unis sont probablement le plus grand chantier d'assimilation sociale qu'il y ait au monde aujourd'hui. L'assimilation est le problème qui domine toutes les questions américaines. L'avenir de l'Amérique dépend principalement du succès qu'elle obtiendra dans l'assimilation de ses immigrants. J'énonce simplement ces idées parce qu'elles sont familières à tous ceux qui connaissent un peu les États-Unis, qu'elles sont monnaie courante dans ce pays-là, et que personne ne les conteste à ma connaissance.

Ce qui est plus curieux, c'est l'accord inconscient des Américains à résoudre la question par l'éducation ; mais par l'éducation entendue au sens le plus large. A tout moment et à tout propos, le mot « éducatif » revient dans leur conversation, et c'est un argument irrésistible qu'une entreprise ait un côté éducatif. Un musée qui se fonde, une église que l'on veut bâtir, une campagne de conférences contre l'alcoolisme, une société d'histoire locale, etc. trouveront des souscripteurs parmi des gens qui ne mettront les pieds ni au musée ni à l'église, qui n'ont pas le désir d'entendre des conférences et que l'histoire des origines américaines n'intéresse pas, pourvu qu'on leur montre ce qu'il peut y avoir d'éducatif dans le but poursuivi. J'ai entendu appliquer cette épithète à l'Exposition de Chicago, et l'Américain qui la qualifiait d'éducative, se consolait aisément qu'elle n'eût pas payé comme affaire financière. « Au point de vue éducatif, disait-il, ce n'a as été un insuccès ». La même préoccupation se retrouve dans cette multitude d'Instituts, écoles professionnelles, écoles d'art, de littérature, de cuisine, si richement dotées par des millionnaires Américains et si librement ouvertes à tous. Les fondateurs de ces établissements ont répondu, comme leurs ressources et leur générosité leur permettaient de le faire, à ce désir général d'élever la race, de hausser à un niveau supérieur tous les éléments informes ou à peine dégrossis que l'immigration livre sans cesse aux États-Unis.

Et les résultats sont là pour prouver que, dans les conditions larges où elle se présente dans ce pays, l'assimilation par l'éducation n'est pas un rêve. Causez avec des enfants dans une ville comme Chicago, New-York, Cincinnati, ils vous diront que leur père était allemand, leur mère irlandaise ou belge ; quant à eux, ils sont Américains, American born, américains de naissance, et ils le proclament avec une fierté naïve mais touchante. Essayez de pénétrer leur « mentalité », rendez-vous compte des sentiments qui les animent, de la manière dont ils. entendent la vie, de ce qu'ils estiment le plus dans les hommes, vous verrez apparaître d'une façon manifeste des traits essentiellement américains. Sans doute, vous pourrez retrouver aussi, surtout là où le père et la mère ont la même origine, des caractères allemands, irlandais, anglais, mais ils vont s'affaiblissant et disparaissant promptement après une ou deux générations. C'est pour cela qu'il existe aujourd'hui un ensemble d'éléments précis auxquels se reconnaît l'esprit américain. C'est pour cela que les États-Unis ne sont pas un ramassis de gens, mais une nation.

On distingue facilement à première vue aux États-Unis les citoyens Américains arrivés dans le pays à l'âge d'homme, de ceux qui y sont venus tout enfants. Souvent dans la même famille, lé contraste est frappant. Je me souviens, par exemple, de deux frères, l'un élevé dans un collège de Paris et venu rejoindre ses parents après avoir profité de la bourse qu'il y avait obtenue, l'autre débarqué au Kansas à l'âge de 6 ou 7 ans, ayant grandi au milieu d'Américains, ayant appris avec eux ce qu'il savait. Le premier était plus instruit, il faisait un excellent employé de banque, mais on lui reprochait de ne pas avoir d'initiative, de go; le second avait été successivement cow-boy et employé de commerce, mais on sentait qu'il ne s'en tiendrait pas là, qu'il s'établirait à son compte. Dans toutes sortes de milieux, le même phénomène se produit. Des prêtres catholiques français, venus en Amérique comme missionnaires vers la trentaine, restent français par bien des côtés, ont peine à comprendre l'esprit des fidèles qui leur sont confiés, ne peuvent pas se mettre en communication complète avec eux. De même pour d'autres prêtres allemands, irlandais. Et cependant le plus américain des prélats catholiques, Mgr Ireland, est né en Irlande de parents irlandais, mais arrivé aux États-Unis à l'âge de six mois environ, il a été véritablement assimilé par le milieu, bien qu'il ait passé en France, dans le diocèse de Belley, les années consacrées à ce qu'on appelle l'éducation. Le supérieur de son grand séminaire est un Français de Lyon, Mgr Caillet, arrivé jeune, lui aussi en Amérique, mais assez profondément américain pour être chargé de la direction d'un séminaire assimilateur, créé dans le but de fournir au clergé des éléments d'origines ethniques différentes, mais d'esprit américain. Dans le nord-ouest, combien de Scandinaves partis vers l'âge de vingt ans des bords de leur fjord, sont aujourd'hui des Américains très confirmés, fixés au sol qu'ils ont défriché, sur lequel ils ont bâti leur maison. Eux retiennent encore des signes visibles de leur origine, mais ceux de leurs dix ou douze enfants qui épouseront des américains ou des américaines, fonderont des familles parfaitement assimilées.

Cependant l'opération ne réussit pas toujours et pour tout le monde. Il y a des immigrants qui s'assimilent et des immigrants qui ne s'assimilent pas. Sans avoir la prétention d'épuiser la question, on peut signaler les obstacles suivants à l'assimilation.

Le premier de tous, gît dans la volonté des individus. Les Chinois, les Hongrois, Ruthènes, Lithuaniens, Polonais, Siciliens, qui viennent gagner un petit pécule dans les mines de la Californie, de la Pennsylvanie, dans les fours à coke de Pittsburgh, sur les quais de la Nouvelle-Orléans et ailleurs, ne veulent pas devenir Américains, mais simplement ramasser un peu d'argent et s'en retourner chez eux. Pour ceux-là, la question ne se pose pas.

Ceux qui s'installent sérieusement aux États-Unis, mais qui y restent à l'état de groupes compacts et isolés, ne s'assimilent qu'exceptionnellement. Par exemple, j'ai vu à Pittsburgh des familles polonaises établies depuis une quarantaine d'années, mais dans lesquelles on rêvait encore à un retour au pays d'origine, lors de je ne sais quelle résurrection vaguement espérée de la patrie polonaise. Les enfants élevés dans des écoles polonaises, se mariaient presque exclusivement avec leurs compatriotes ; la langue polonaise restait en usage dans le cercle de la famille; on ne parlait anglais que pour trouver de l'ouvrage.

De même, et plus encore, les Mennonites qui s'établissent en groupes nombreux de familles unies entre elles par une responsabilité solidaire sur des espaces de terre isolés, ne sont pas entamés par le contact avec les Américains.

A un moindre degré, les Allemands, surtout les Allemands du Sud, qui forment la moitié de la population dans certaines grandes villes, s'assimilent moins aisément que les Allemands du Nord, généralement cultivateurs, qui prennent dans le Dakota un homestead, se marient avec une Américaine et perdent rapidement leur caractère national.

Enfin, pour qu'il y ait possibilité d'assimilation, il faut qu'il y ait aptitude au même travail, et d'une façon générale, aptitude au travail. Les Indiens, isolés dans leurs réserves il est vrai, mais élevés à chasser et peu pliés à l'effort prévoyant du cultivateur, ne peuvent pas s'assimiler à un peuple de travailleurs.

Je ne sais si je me trompe, mais il ne me semble pas nécessaire de recourir à l'hypothèse d'une « mentalité » héréditaire différente pour expliquer ces divers phénomènes, dont l'éducation entendue au sens large rend très bien compte. Et, d'autre part, l'exemple de l'Amérique n'ébranle-t-il pas cette hypothèse, puisque des « mentalités » différentes ne suffisent pas à y conserver les traits caractéristiques de la race — j'entends les traits sociaux et non les traits physiques — chez des individus soumis à la même éducation dans le même milieu ? 

Paul de Rousiers, « La mentalité "héréditaire" et l'éducation », in La Science sociale suivant la méthode de F. Le Play, 14e année, 28e tome, 1899, p. 91.

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